Corine PELLUCHON Article issu de la conférence du 17 mars 2016, Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
Un énoncé énigmatique
L’amour du prochain ne fait pas partie du Décalogue, mais, dans les Evangiles il découle du premier commandement « tu aimeras Dieu ». Toute la difficulté est de comprendre s’il s’agit d’un impératif ou d’un futur, d’une morale de la loi, d’un devoir, ou d’une éthique qui appelle chacun à une transformation de soi susceptible de le rendre aimant. Autrement dit, il faudra faire le point sur le sens de cet énoncé « tu aimeras », dire s’il s’agit d’un commandement tout en élucidant le lien qu’il peut y avoir entre l’amour du prochain et l’amour de Dieu. Car ce lien ne va pas de soi : est-ce que les non-croyants seraient incapables d’aimer leur prochain ? Comment la foi, qui divise souvent les hommes, pourrait-elle rendre plus aimant envers son prochain ? Si je dois aimer mon prochain comme moi-même, alors celui qui a un autre Dieu ne sera pas vu comme mon prochain et, loin de l’aimer, je le combattrai. Est-ce ainsi qu’il faut comprendre cet énoncé ou faut-il penser, comme Hegel, que le « comme soi-même » se rapporte à « ton prochain » et non à « tu aimeras » et l’aimer non pas autant que soi-même, mais l’aimer comme faisant partie de soi ?
Le deuxième problème est de savoir qui est mon prochain. Le Christ a répondu par la parabole du bon samaritain en ne nommant pas l’identité du blessé qui gît au bord de la route et donc en suggérant que le prochain n'est pas mon semblable ni celui qui appartient à telle ou telle catégorie, mais celui que je croise sur mon chemin. Il faut être sensible à la dimension spatiale de ce mot, qui indique que je partage avec mon prochain non des idées ou des intérêts, mais un même lieu. Le prochain, cela peut être l’homme fragile qui a besoin de moi, mais cela peut aussi être celui qui empiète sur mon terrain. Comment l’aimer ? Enfin, les autres vivants ne sont-ils pas aussi mes prochains, comme le suggérait A. Schweitzer ?
C’est à partir de ces deux énigmes que je construirai mon propos. Je vais commencer par quelques remarques liminaires. La première consiste à montrer pourquoi l’amour du prochain ne peut être un impératif relevant d’une morale de la loi, la deuxième sera liée à notre manière souvent restrictive ou chauvine de penser notre prochain.
L’amour du prochain se présente apparemment comme une règle positive et non comme un interdit (comme c’est le cas avec l’interdit du meurtre). Il concerne un état d’esprit, une émotion, et non une action. Or il est plus difficile d’obliger une personne à aimer qu’à s’abstenir de lui faire du mal ou même à lui faire du bien. Le contrôle de ses émotions ne se décrète pas comme l’abstention d’une action malfaisante ou même l’obligation de bienfaisance. Je peux toujours éviter de blesser autrui ou lui faire du bien sans y mettre mon cœur. Au contraire, l’amour engage la totalité de mon être, mon intention, mais aussi mes sentiments, mon âme. Il échappe au commandement. On n’est pas dans une morale de la loi, une éthique déontologique, qui signifierait que le bien réside dans l’application des principes et le respect des normes. Cependant, l’amour du prochain ne s’apparente pas à la passion : il désigne une manière d’être stable. Il ne s’agit pas non plus d’un amour abstrait, comme si l’on aimait une idée, y compris l’idée d’humanité. Aimer son prochain comme soi-même, ce n’est pas seulement l’estimer et le respecter. C’est être uni par la volonté avec lui, penser que lui et moi sommes un tout, dont je ne suis même pas la partie la plus importante, ajoute Descartes au § 81 des Passions de l’âme. Cette remarque nous conduit à examiner le lien entre l’amour du prochain et l’amour de l’autre, parce que s’il ne faut pas être seulement centré sur soi pour être capable d’aimer autrui, il est nécessaire de s’aimer pour pouvoir le chérir comme soi-même. Comment comprendre ce lien entre amour de soi et amour du prochain ? D’un point de vue psychologique, on peut facilement comprendre qu’un manque d’amour de soi, voire une haine de soi, compromette tout amour envers autrui. Cependant, un amour excessif de soi rend également impossible tout décentrement. L’adoration de soi-même n’empêche pas de tomber amoureux, mais elle rend peu enclin à aimer autrui pour ce qu’il est. Elle est, de plus, un obstacle à l’amour désintéressé des autres, de tous les autres, fussent-ils éloignés de moi par la religion, les coutumes, les intérêts, l’idéologie. Car le prochain, ce n’est pas mon amoureux ni même mon semblable, celui en qui je me reconnais. Il désigne tout homme, le premier venu, et même celui dont je juge le comportement répréhensible. Même mon ennemi est mon prochain. Comment l’aimer ? Pour savoir qui est mon prochain et comprendre comment il est possible de l’aimer, alors qu’il peut aussi être son ennemi dans la vie de tous les jours, il faut comprendre de quel amour on parle. Il se peut que l’amour envers le prochain découle d’un rapport à soi que l’on ne peut pas confondre avec le souci de soi ni avec la tendance à rechercher son bien propre. C’est ce rapport à soi qui permet d’aimer son prochain comme soi-même qu’il faut analyser. Il est difficile à nommer. C’est pourquoi, pour élucider le lien entre amour de soi et amour du prochain, il faut renoncer à parler d’amour comme d’un sentiment premier, immédiat. Mon hypothèse est que l’amour du prochain est le produit d’une transformation de soi qui concerne d’abord le rapport à soi et au tout. On peut appeler Dieu ce tout. Etant philosophe, je m’exprimerais sans imposer la croyance en un Dieu transcendant et parlerai donc du tout. Cette référence à Dieu ou à la métaphysique est cependant nécessaire, comme si l’on ne pouvait aimer son prochain qu’en accédant à un plan qui intègre et dépasse l’éthique et la psychologie et relève de la métaphysique. Ce dépassement est suggéré par les Evangiles où le lien entre l’amour de Dieu au sens du génitif subjectif et objectif (c’est-à-dire l’amour pour Dieu et l’amour qu’est Dieu) et l’amour du prochain est souligné avec force. Cela ne veut pas forcément dire que la religion fonde l’éthique, mais que l’éthique est inséparable d’une conception élargie du moi où je perçois l’autre comme un élément de ma propre existence. Il ne s’agit pas tant d’aimer son prochain autant que soi-même, mais de l’aimer comme faisant partie de soi. Dans une première partie, je développerai cette idée selon laquelle l’amour du prochain est le résultat ou la conséquence d’une transformation progressive de soi. Elle suivra processus de libération de soi que l’on trouve au livre V de l’Ethique, où Spinoza décrit, dans un premier temps, une sorte d’hygiène mentale permettant de se purger des passions tristes, notamment de l’envie et de la haine. Cette étape permet, dans un second temps, d’accéder à l’amour de Dieu (amor intellectualis Dei), c’est-à-dire aussi à la joie (hilaritas), à l’amour de la vie et des autres. Les émotions sont la conséquence d’un rapport à soi qui est aussi un rapport au tout, car si notre vie morale concerne nos affects, ces derniers expriment, comme on le voit chez Spinoza, notre rapport au tout, c’est-à-dire que l’éthique renvoie à l’ontologie. Dans une deuxième partie, je me demanderai qui est mon prochain en mettant en question l’anthropocentrisme de l’éthique classique, en particulier en Occident : pourquoi est-ce que cet amour, qui est second et que seul un moi élargi peut ressentir serait-il limité aux seuls humains ? Est-ce que les animaux ne me lancent pas aux aussi un appel ? Mon chat, qui est individué, mais aussi les cochons, élevés pour leur chair, les renards, ne révèlent-ils pas, en s’adressant à ma responsabilité, qui je suis, le quis du qui suis-je ? La responsabilité pour l’autre et pour « le plus autrui des autrui » qu’est l’animal n’est-elle pas ce qui constitue mon identité personnelle ? La responsabilité n’est pas l’amour, mais il se peut qu’il y ait dans l’amour des bêtes quelque chose qui n’est pas seulement sentimental, mais touche, comme dit Zola, le tréfonds de mon être. Ces questions sont des questions difficiles, parce qu’elles nous accusent en raison des souffrances que nous infligeons aux animaux, alors que leur vie est aussi importante pour eux que la vôtre l’est pour vous. J’élargirai donc le débat en ouvrant une question qui est, pour moi, l’épreuve de notre morale et de notre justice. Si amour il y a, si son essence est une, comme le disait Descartes, et s’il prend sens dans un rapport au tout (ou à Dieu), pourquoi serait-il distribué de manière inéquitable entre les êtres ? Peut-il y avoir de la paix et de l’amour dans un monde où plus de 65 milliards de mammifères sont élevés et abattus chaque année dans des conditions abominables - et je ne parle pas des poissons, des animaux dépecés ni des êtres exploités dans des delphinariums ou des cirques ? Est-ce que le devoir d’aimer son prochain ne sonne pas faux dans un tel monde ? Est-ce que notre morale ne cautionne pas une vision chauvine du monde, un anthropocentrisme despotique fondé, comme le disait Lévi-Strauss, sur l’amour-propre ? Tant que les animaux seront à ce point maltraités dans un monde où les humains ne parviennent pas à sortir du schéma de la domination d’autrui, qui est le contraire de l’amour, peut-on espérer supprimer la violence entre les hommes ? Il s’agira de comprendre ce lien entre la question animale et l’amour du prochain en montrant que la violence envers les animaux est, comme le dit Derrida, une guerre de la pitié.
Amour du prochain et conception élargie du moi
L’amour du prochain n’est pas immédiat ni inné. Nous sommes tous au départ animés d’affects négatifs, auxquels Spinoza donne le nom de passions, pour souligner leur caractère aliénant, le fait qu’elles nous rendent malheureux et nous empêchent d’être libres, actifs, c’est-à-dire d’aimer la vie. Nous sommes tourmentés par des représentations négatives et y adhérons sans la moindre distance. Nous sommes en proie à l’envie et, même dans l’amour, nous avons tendance à isoler un objet, à en faire un absolu, pour l’adorer quand il se plie à nos désirs, qu’il est vu comme la cause unique de notre bonheur, et le haïr quand il s’éloigne ou qu’il est vu comme la cause unique de nos malheurs. Cet état de servitude tient également au fait que nous rapportons tout au moi, à un ego considéré comme s’il était un empire dans un empire. Cependant, ce que nous enseigne Spinoza est que nous pouvons sortir, du moins en partie, de cet état de servitude et surtout que ces affects négatifs reflètent une manière erronée de penser. Ils sont le résultat d’une compréhension inadéquate de nous-mêmes, de l’ordre des choses et de notre place dans le monde. Plus nous connaissons ce qui nous détermine, moins nous sommes fascinés par un être ou un objet particulier qui ne saurait être raisonnablement considéré comme la cause unique de nos malheurs et de notre bonheur. En affirmant cela, Spinoza veut également dire que cette connaissance de l’ordre causal et des déterminismes modifie aussi notre manière de nous concevoir dans le monde. Car nous apprenons peu à peu à nous considérer nous-mêmes comme une partie du tout et même à aimer Dieu et les autres hommes qui sont « joints à Dieu par le même lien d’Amour ». L’amour envers Dieu unifie la vie affective et est appelé à se transformer en une pratique collective. Tout le processus de libération qui est décrit dans les propositions I à XXI du livre V de l’Ethique ne se réduit cependant pas à une sorte d’hygiène mentale permettant d’être moins asservi par ses passions ou affects négatifs et d’accéder à l’amour des autres. Certes, la connaissance des causes qui nous déterminent nous enseigne le détachement, mais ce sont surtout notre représentation et notre perception de nous-mêmes qui changent. C’est pourquoi ce travail préparatoire qui mène tout homme à une plus grande liberté intérieure culmine dans la deuxième partie du livre V de l’Ethique où l’on passe de l’amour envers Dieu qui est le tout ( amor erga Deum) à l’amour intellectuel de Dieu ( amor intellectualis Dei), c’est-à-dire à une connaissance intuitive où l’on voit alors les choses comme Dieu les voit, dans leur nécessité . Il se produit une transformation profonde de soi qui se traduit par la joie (hilaritas). Celle-ci n’est limitée à un objet ou à une partie de soi (titillatio), mais elle concerne la totalité de l’individu et naît de l’appréhension du monde à partir de l’idée de Dieu. Elle décrit non un état d’âme, mais la manière dont le monde est perçu et senti. Amour et connaissance sont liés, comme le sont la compréhension de Dieu et celle des choses singulières. Le philosophe norvégien A. Næss, grand admirateur de Spinoza, a consacré de magnifiques pages à cette transformation de soi qui s’opère par l’élargissement du moi. Le respect de la nature ne découle pas seulement de l’obéissance à des normes, mais il naît de la compréhension profonde de nos interactions avec le tout. Cette compréhension, que la connaissance des interdépendances entre les êtres et avec leurs écosystèmes rehausse et qu’il appelle écosophie, engendre des affects comme la joie, la gratitude et la compassion. La capacité à admirer la nature, au lieu de la voir comme un simple décor de l’histoire ou une simple ressource, un instrument, se nourrit de cette connaissance de soi qui change le regard que l’on porte sur les autres formes de vie. Ce qui disparaît au cours de ce processus de transformation de soi qui engage à la fois les représentations de soi et des autres, humains et non-humains, c’est la domination, le désir de s’imposer en écrasant les autres. Le respect de la diversité des formes de vie est le fruit d’un regard que l’on pose sur les vivants, dont on apprend à reconnaître la valeur intrinsèque. Il ne peut éclore que chez un sujet qui intègre dans le souci de soi le souci des autres vivants et de la nature, ce qui ne veut pas dire qu’il soit dans une sorte de fusion mystique avec cette dernière, mais qu’il a lui-même élargi son moi. On se trompe quand on fait de l’amour des autres un état psychologique. Les affects, mais aussi les compétences morales et les sentiments moraux, comme la sollicitude, la bienveillance et même l’humilité, qui vient de humus ( la terre, le sol), découlent de ce rapport de soi au tout qui fait entrevoir à la fois sa petitesse et sa dignité, ce qui confère un sens à l’existence, laquelle ne se réduit pas à ce que l’on possède ni même à ce qui concerne ses proches et amis. Une éthique qui n’est pas adossée à la métaphysique est une éthique incomplète, nous disent Spinoza et Næss. Cela ne signifie pas que la sollicitude envers autrui et la bienveillance soient la même chose que l’amour du prochain. L’amour du prochain implique que l’on ait compris et senti la communauté d’essence et de destin entre soi et les autres. Il suppose que l’on pense que tous les hommes sont frères, qu’il n’y a pas de hiérarchie entre eux. C’est pourquoi, dans la Bible, l’amour du prochain vient après l’amour de Dieu : parce que les hommes sont tous fils de Dieu, ils sont frères et l’on peut parler d’aimer son prochain comme soi-même. La fraternité est plus que la solidarité, qui renvoie à la justice, à l’impératif d’égalité, à l’affirmation de la valeur intrinsèque de tout homme et au respect de sa liberté, c’est-à-dire aussi des conditions (économiques, sociales et politiques) sans lesquelles cette dernière est abstraite ou formelle, et non réelle. Pour qu’il y ait solidarité, il n’est point besoin d’amour. La justice en principe suffit. Au contraire, pour qu’il y ait fraternité, il faut plus que la justice. La fraternité renvoie à la responsabilité, qui suppose, à la différence de l’obligation, que je suis personnellement concernée par le sort d’autrui et que ma réponse à l’appel qu’il me lance dessine les traits de mon visage. Je signifie me voici, dit Levinas. L’individu n’est pas d’abord et essentiellement liberté, mais il est responsabilité ; il se reçoit de ce qu’il fait de l’appel de l’autre. Cela signifie aussi que je peux ne pas répondre, que l’indifférence à autrui et même le rejet d’autrui, dont je ne veux pas entendre parler, dont j’aimerais qu’il ne fût jamais né, sont des tentations. Autrui est celui que je peux vouloir tuer. Tuer n’est pas seulement dominer ou exploiter, mais le meurtre est anéantissement et renoncement à la compréhension. L’interdiction du meurtre, lequel est à la fois une tentation et une impossibilité chez Levinas - car même en supprimant la vie d’un autre homme, je ne peux pas supprimer sa transcendance, faire en sorte qu’il n’ait jamais été - est l’autre commandement qu’il faut mettre en rapport avec le devoir d’aimer son prochain comme soi-même si l’on veut bien comprendre de quoi il s’agit. C’est parce que l’autre homme est mon frère que je peux à la fois l’aider, le protéger, et vouloir l’anéantir en lui refusant ce nom de frère. Mon frère, c’est autrui qui a un visage, parce qu’il n’est pas un exemplaire de l’humanité, mais un individu unique, individué, dont je ne peux pas faire le tour, qui échappe à tout concept et dont l’expressivité excède la phénoménalité. C’est pourquoi Levinas parle de l’épiphanie du visage et qu’il montre que le rapport à autrui m’introduit dans une dimension qui n’est pas celle de la connaissance, mais celle de l’éthique. Il ne faut pas confondre l’éthique avec la morale ni avec les conventions sociales. L’éthique est la dimension de mon rapport à autrui, et c’est l’existence de l’autre, et non sa liberté, qui me met en question. L’éthique est désintéressement, c’est-à-dire que je ne suis pas seulement pour moi. Elle est dérangement, car c’est la place que j’accorde à l’existence de l’autre qui est ma réponse à son appel. Levinas dit que l’éthique commence avec la rencontre d’autrui, le face-à-face, et il affirme que seul l’autre homme a un visage. Selon moi, l’éthique a un sens dès que j’existe, que je mange, que j’habite quelque part, donc avant que je rencontre autrui. Les nourritures, qui désignent tout ce dont je vis et qui est à la fois naturel et culturel, les aliments, l’habitation, l’air, l’eau, l’espace, le travail, tel est le lieu originaire de l’éthique, car en mangeant, je dis la place que j’accorde, dans mon existence, à l’existence des autres, humains et non-humains . L’amour du prochain n’est pas contemplatif. Aimer son prochain, c’est lui donner à manger ou, du moins, ne pas l’affamer. Or, même en étant tout simplement, je peux tuer. On aborde ici le deuxième problème posé par ce devoir d’aimer son prochain : qui est mon prochain ? Est-ce que les animaux doivent être mis, comme le fait Levinas, hors circuit de l’éthique, ou bien y a- t-il un appel venu de l’animal ? Dans ce cas, nos rapports aux animaux soulèvent-ils seulement des problèmes de responsabilité et de justice (c’est déjà beaucoup de le reconnaître) ? S’il n’est pas certain que l’on puisse ou pas parler de l’animal comme de son prochain, on peut cependant se demander ce que la violence envers les bêtes met en question. Pourquoi est-ce que la question animale fragilise notre éthique, notre politique, nos valeurs et tout ce en quoi nous croyons ? Pourquoi est-ce que quelqu’un qui est habité par l’amour des bêtes - un amour qui n’est pas seulement sentimental et ne saurait se confondre avec l’amour pour mes frères humains - éprouve une blessure telle qu’aucun discours sur l’amour du prochain ne peut l’apaiser ? Pourquoi cet amour du prochain, tant que l’on massacre comme on le fait les animaux, résonne comme une parole fausse, hypocrite, presque mensongère ?
La question animale, lieu d’une remise en question des fondements de l’éthique Derrida a montré avec beaucoup de profondeur le lien qu’il pouvait y avoir entre la prise en considération des animaux, qui partagent avec nous « ce non-pouvoir au cœur du pouvoir » qu’est la vulnérabilité, et la possibilité d’une rénovation de l’éthique. Car il ne s’agit pas de répéter à l’envi que les philosophes, de Descartes à Heidegger en passant par Levinas, ont oublié l’animal en le pensant de manière privative, comme un être privé de discours et qu’ils l’ont, pour cette raison, exclu de notre communauté morale comme de la politique. Il importe aujourd’hui de se placer du côté constructif de la déconstruction pour se demander ce que seraient une éthique et une politique qui prendraient au sérieux les animaux : « Car une pensée de l’autre, de l’infiniment autre qui me regarde, devrait au contraire privilégier la question et la demande de l’animal. Ne pas la faire passer avant celle de l’homme, mais penser celle de l’homme, du frère, du prochain à partir de la possibilité d’une question et d’une demande animales, d’un appel, audible ou silencieux, qui appelle en nous hors de nous, du plus loin, avant nous après nous, nous précédant et nous poursuivant de manière inéluctable, tellement inéluctable qu’il laisse la trace de tant de symptômes et de blessures, de stigmates de dénégation dans le discours de qui voudrait se rendre sourd à cet appel. » En prenant en considération les animaux, nous ne négligeons pas nos frères humains. Nous ne disons pas non plus que les animaux comptent autant que les humains ni qu’ils sont nos frères, mais nous prenons la mesure de l’injustice de notre justice et du fait que notre éthique est borgne. En effet, il est souvent question dans notre société de la sollicitude envers autrui. Et pourtant, nous laissons les animaux vivre et mourir dans des conditions qui auraient fait honte à nos ancêtres. Nous parlons de l’amour du prochain et, dans le même temps, nous acceptons qu’ils soient maintenus dans la torture du début à la fin de leur misérable vie et déléguons à des hommes mal payés la tâche de les tuer pour que cette violence reste invisible. Non seulement la prise en compte de la condition animale est l’occasion de dénoncer ces injonctions contradictoires qui discréditent nos valeurs morales et tous nos discours sur la justice, y compris sur la justice sociale, mais, de plus, il faut prendre la mesure de la guerre que nous traversons actuellement et qui est une guerre au sujet de la pitié. Derrida parle de « deux siècles d’une lutte inégale, d’une guerre en cours et dont l’inégalité pourrait un jour s’inverser, entre, d’une part, ceux qui violent non seulement la vie animale mais jusqu’à ce sentiment de compassion et, d’autre part, ceux qui en appellent au témoignage irrécusable de cette pitié. C’est une guerre au sujet de la pitié. Cette guerre n’a pas d’âge, sans doute, mais, voilà mon hypothèse, elle traverse une phase critique. Nous la traversons et nous sommes traversés par elle. Penser cette guerre dans laquelle nous sommes, ce n’est pas seulement un devoir, une responsabilité, une obligation, c’est aussi une nécessité, une contrainte à laquelle, bon gré ou mal gré, directement ou indirectement, nul ne saurait se soustraire. Désormais plus que jamais. Et je dis « penser » cette guerre, parce que je crois qu’il y va de ce que nous appelons « penser ». L’animal nous regarde et nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là. » L’animal nous regarde et penser commence là : il faut accepter de se laisser remettre en question par les animaux. Cependant, cette remise en question des frontières de la morale qui placèrent d’un côté les hommes qui me disaient « tu ne tueras point » et, de l’autre côté, les animaux, dont la mise à mort n’était pas un meurtre, ne signifie ni que les animaux soient comme les hommes ni que les hommes soient des animaux comme les autres. Les animaux ne font pas la guerre, dit Montaigne dans l’Apologie de R Sebond . Soyons modestes dans nos rapports avec eux : qui d’entre nous peut communiquer avec une mouche ou un cafard ? Que connaissons-nous des animaux dont la diversité est souvent gommée et dont la complexité de la vie perceptive et psychique nous échappe encore malgré les progrès de l’éthologie ? Le problème ici est de savoir ce que veut dire Derrida quand il déclare que nos rapports aux animaux, qui sont arrivés à une telle violence que certains d’entre nous ne le supportent pas, expriment une guerre de la pitié, qui est une guerre de la place de la pitié dans la justice. L’élevage intensif pose un problème de justice, et pas seulement de morale, car nous nous octroyons un droit absolu sur ces êtres, alors que leurs besoins de base limitent notre droit d’en user comme bon nous semble. Cette violence, qui est une transgression, est le miroir de notre société. Elle reflète ce que nous sommes devenus peu à peu. Je ne dis pas que l’homme, dans le passé, était tendre. Il ne l’a jamais été et nul n’éradiquera le mal. Cependant, notre pouvoir technologique et le système capitaliste qui s’est imposé, commandant la réduction constante des coûts de revient au mépris de la valeur des êtres humains et non humains impliqués, expliquent que le monde dans lequel nous vivons a vidé de sens les mots de justice et d’amour. Les institutions sont détournées elles aussi de leur sens - et ce sera pire quand les accords transatlantiques qui permettront aux transnationales d’attaquer les Etats dont les législations ne leur agréent pas seront négociés (ils le sont déjà en toute opacité). Un tel monde est inacceptable et ne peut être accepté qu’au prix d’un étouffement de la pitié, qui n’est pas la morale, mais sa condition. La pitié, à la différence de l’empathie, qui est encore une modalité de la compréhension et qui maintient la distance entre moi et l’autre, est une identification préréflexive et prélogique avec tout être sensible qui souffre inutilement. Elle précède la distinction entre moi et non-moi qui conditionne l’identité et a donc du sens quels que soient la classe, le genre ou l’espèce auxquels appartient l’individu souffrant. Or, « ce qui arrive, depuis deux siècles, c’est une nouvelle épreuve de la compassion ». Pour supporter et même organiser cette souffrance que nous imposons aux autres vivants, mais aussi aux autres hommes qui habitent loin de chez nous et dont les terres et les forêts sont détruites pour cultiver le soja destiné à nourrir le bétail américain et européen, il faut être clivé : se dire celui qui souffre n’est qu’un animal. On dira aussi que ceux qui voient leurs terres détruites et souffrent de la faim et de la malnutrition vivent dans des pays sous-développés, qu’en consommant de la viande chaque jour, nous ne sommes pas responsables de leur sort. Les stratégies de défense mises en place pour réduire la dissonance cognitive, comme la contradiction entre l’amour de son chat et le fait de manger de la viande, renvoient au déni, à la banalisation, à la rationalisation. C’est ainsi que se perpétuent des habitudes de consommation que nous aurions l’occasion aujourd’hui de modifier et que nous devrons modifier dans la mesure où la demande en produits animaliers de 7, 5 milliards d’individus exigerait plusieurs planètes et que le style de vie occidental n’est soutenable que parce qu’il n’est accessible qu’à une minorité de privilégiés et qu’il n’est donc pas universalisable, qu’il n’est pas moral au sens kantien du terme. Parler de l’amour du prochain, quand, par ses actes quotidiens, on a un impact négatif sur les conditions de vie des générations futures, sur l’existence des personnes qui souffrent de faim et de malnutrition, c’est se payer de mots, être dupe de la morale. De même, parler de l’amour du prochain, quand cet amour rend sourd à la souffrance des animaux dont la vie nous est pour ainsi dire confiée, comme nous le voyons dans la Genèse, c’est être dupe de la morale. Je ne sais pas si l’animal peut être mon prochain, mais je sais que le devoir d’aimer son prochain, qui découle d’un rapport à moi-même où je prends conscience de ma petitesse et de ma dignité, perd de son sens quand aucune place n’est faite à ceux qui partagent avec nous le foyer de la terre, l’oikos, notre maisonnée commune. C’est ce message qui est au cœur du Cantique des créatures de François d’Assise, qui exhorte chacun, ainsi que le dit le pape François dans son encyclique Laudato si’, à considérer le destin commun à tous les hommes, à mesurer la responsabilité qu’il a envers les générations futures et à respecter le vivant, car chaque créature, en chantant l’hymne de son existence, a une valeur et aucun moineau « n’est oublié au regard de Dieu ». Comme l’écrit Jankélévitch, « il ne faut pas aimer son prochain en Dieu, mais il faut aimer Dieu en son prochain, puisque c’est l’existence même de ce prochain qui est le mystère gratuit et pour ainsi dire surnaturel». Dans cet amour, il y a de la place pour l’amour des bêtes, qui ne parlent pas. Elles incarnent aussi pour cette raison les opprimés, c’est-à-dire tous ceux dont on dit un peu trop vite qu’ils n’ont pas de voix, parce qu’on ne l’entend pas. Certains d’entre nous essaient de faire entendre leur voix non seulement pour leur rendre justice, mais aussi pour nous sauver nous-mêmes. En effet, si en traitant les autres vivants comme nous le faisons, nous perdons notre âme, je pense aussi qu’en nous réconciliant avec notre sensibilité, en refusant le clivage et les stratégies de défense qui font disparaître en nous toute pitié, nous saurons vivre mieux avec les animaux et avec les autres hommes. C’est pourquoi l’amour du prochain ne peut pas plus avoir de sens dans un ordre spéciste du monde qu’il n’a de sens tant que l’on tolère le racisme, le sexisme et tous les avatars d’un schéma de domination qui est le contraire de l’amour. Ne parlons pas d’aimer son prochain quand on ne veut pas des migrants sur ses terres et que l’on tolère le massacre quotidien de milliards d’êtres sensibles. Cet amour du prochain, dans un tel monde, n’est que mensonge, il n’est que l’amour de soi-même projeté indéfiniment. Au contraire, ce que nous disent les Evangiles et que nous enseignent à leur manière Spinoza et A. Naess, c’est qu’aimer son prochain, cela ne peut être qu’accueillir l’autre en soi, et j’ajoute même le plus autrui de tous les autrui. |