Résumé : la présente contribution discute les théories de la crise de l'Etat social. Par un examen des transformations des normes de contrôle social de la production et la répartition des revenus en France au cours des trente dernières années,





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Sommes nous sortis de l’Etat social?

Liêm Hoang-Ngoc et Bruno Tinel

(liem@univ-paris1.fr ; btinel@univ-paris1.fr)

Matisse – CES, Université Paris 1 Panthéon - Sorbonne

Communication pour le colloque « Comment penser l’Etat social ? »


Matisse – CES, Université Paris I, septembre 2006
Résumé : la présente contribution discute les théories de la crise de l'Etat social. Par un examen des transformations des normes de contrôle social de la production et la répartition des revenus en France au cours des trente dernières années, elle soutient que nous sommes déjà sortis de l’Etat social. L’inefficacité du modèle actuel n’est dès lors pas attribuable aux « rigidités » de l’Etat social, mais aux effets pervers des politiques néo-libérales dont l’impact sur les formes de contrôle de l’investissement et de la répartition des revenus est d’ores et déjà avéré.
Abstract: This paper discuss the theories of crisis of the Social State. It examines the transformations of the norms of social control on production and distribution of income in France since thirty years. It show that Social State is no more the framework of french institutions. As consequence, the « rigidities of Social State » cannot be seen as the reasons of inefficiency of french economy. Perverse effects of neo-liberal policies must be pointed to explain such a bad performances.

L’ère de la modernité est celle du contrat social, liant des individus cherchant à s’affranchir du holisme propre aux castes asiatiques et aux ordres de l’Ancien Régime. Les travaux anthropologiques de Louis Dumont (1977) montrent en quoi le spectre politique de cette ère, marquée par la quête individualiste, n’est pas délimité par le seul horizon libéral, mais comprend également les projets socialistes. La genèse et le dépérissement de l’Etat social s’inscrivent précisément dans ce processus de sélection des institutions de la modernité. Dans cet article, l’Etat social désigne les formes de contrôle social de la production et de la répartition des revenus, engageant contractuellement la puissance publique et les acteurs collectifs. Elles furent prédominantes sous des variantes diverses au cours des trente glorieuses au temps de l’apogée des capitalismes managériaux.
En partant de cette définition, l’objet de cette communication est tout d’abord de discuter les thèses de la « crise de l’Etat social » dont les versions les plus répandues sont les théories anti-keynésiennes de l’offre. Le financement des politiques budgétaires, coupables de provoquer de supposés effets d’éviction, aurait fini par peser sur l’offre, alors que l’inflation occasionnée par les politiques d’expansion monétaire aurait engendré un effet de richesse négatif. Il deviendrait alors improductif de poursuivre le développement d’un Etat social dont le financement coûteux est présumé détériorer les conditions de l’offre, devenue rigide.

Nombre d’auteurs ont également théorisé l’agonie de l’Etat social en adaptant la crise de l’offre en version « hétérodoxe », à travers la thèse de la crise du fordisme (Boyer, 1986), ou en version sociologique avec le slogan de la crise de l’Etat providence (Rosanvallon, 1983). La crise du fordisme serait ainsi intervenue au tournant des années soixante-dix parce que le mode d’organisation du travail, mode de formation des salaires, le type de protection sociale et le type de contrat de travail seraient devenus incompatibles avec les nouvelles normes de consommation dans le régime de demande. Sous-produit de la crise du fordisme, la crise de l’Etat providence serait pour sa part liée à l’incapacité des politiques sociales à réduire les « inégalités réelles », à la crise de son financement liée à une pression fiscale qui serait devenue insupportable et enfin à la perte d’efficacité des politiques keynésiennes. De ces crises, nous ne serions pas encore totalement sortis car les institutions, telles que le contrat de travail ou les systèmes de protection sociale, héritées de la période fordiste et de l’Etat providence, resteraient prégnantes.
Nous prendrons ici à contre-pied ces différentes versions de la « crise de l’offre » par une analyse postkeynésienne de la stagflation des années 1970 (§1) Ce qui fut abusivement assimilé à une crise du fordisme et de l’Etat providence résulte d’une tension sur le partage des revenus à l’issue de laquelle certains acteurs financiers sont parvenus à reprendre la main dans la structure de gouvernance du capital pour instaurer une économie de valorisation des fonds propres. Une pression financière, sociale et symbolique fut ensuite exercée sur les politiques publiques pour qu’elles détricotent peu à peu les institutions de l’Etat social, en matière de socialisation de la redistribution, mais aussi en matière de contrôle public de l’investissement si bien que le « modèle social » antérieur a déjà fait long feu. En France, l’inefficacité du modèle actuel n’est donc pas attribuable aux « rigidités » de l’Etat social, ce dernier ayant déjà été détricoté, mais à l’inefficacité des politiques néo-libérales centrées sur « l’offre », dont l’impact sur les formes de contrôle de l’investissement et de la répartition des revenus est d’ores et déjà avéré (§2).

1. La « crise de l’Etat social » a-t-elle eu lieu ?

1.1. La « crise de l’Etat social » est-elle une crise de l’offre ?
Les « réformes structurelles » entreprises au cours du quart de siècle passé contre l’Etat social ont été légitimées par les théories anti-keynésiennes de l’offre.

Dès 1968, les thèses monétaristes réhabilitèrent l’idée que l’explosion de l’inflation était d’origine monétaire et mettaient la montée du chômage dit « naturel » sur le compte des revendications salariales et du financement de la protection sociale qui, alourdissant le coût du travail, auraient déplacé la courbe d’offre vers la gauche. Elles déminaient le champ de la bataille contre l’inflation, dont la mission pouvait dès lors être confiée en exclusivité à des banques centrales indépendantes tandis que la lutte contre le chômage était progressivement recentrée autour des politiques structurelles de l’emploi.

S’attaquant frontalement à l’Etat social, la théorie « positive » des choix publics expliqua que l’inflation de dépenses publiques était nécessairement consécutive aux marchandages parlementaires propres à la démocratie représentative. Ces dépenses seraient improductives ou inefficaces en raison de l’absence d’incitation des fonctionnaires à minimiser les coûts de la bureaucratie.

Les théories fiscales de l’offre renchérissaient. L’inflation de dépenses publiques aurait engendré une pression fiscale insupportable, décourageant l’offre, au point que les rentrées fiscales insuffisantes auraient tué l’impôt et provoqué une crise de financement de l’Etat. La courbe de Joint-Canto-Laffer sert depuis à justifier la baisse des dépenses, comme préalable à des réformes fiscales dont la version pure et parfaite est la flat tax, présumée nécessaire pour relancer la croissance par l’offre1.
La thèse de la crise de l’offre possède également sa version « hétérodoxe », popularisée par le Théorie de la Régulation. Leborgne et Lipietz (1991) endossaient ainsi explicitement ce terme (crise de l’offre) pour qualifier la crise du fordisme dont la thèse positive de référence doit être rappelée : la crise structurelle des années 1970-80 serait une crise du rapport salarial, au sein duquel les normes héritées de la période fordiste seraient devenues inadaptées aux mutations du régime de demande. Selon Boyer (1986), la « crise du fordisme » serait due à l’inadaptation, au sein du régime d’offre, du taylorisme et des normes de redistribution des gains de productivité aux nouvelles normes de concurrence et à la différenciation de la demande sur des marchés plus étroits. Les innovations japonaises en matière de coordination horizontale sont perçues comme prémices d’une solution à l’inadaptation du rapport salarial fordiste aux mutations du régime de demande. Figure de proue de la « flexibilité offensive », alors réputée supérieure à la « flexibilité défensive » anglo-saxone, le thème de l’implication négociée des salariés se développa et l’on crut voir dans le modèle kalmarien suédois une variante originale de la coordination horizontale à la japonaise (Aoki, 1995), qu’il serait encore possible de décliner selon les contraintes sociétales inhérentes à chaque pays (Boyer, 1986 ; Leborgne et Lipietz, 1991).
D’un point de vue normatif, les changements prescrits s’inscrivirent davantage dans la perspective d’un aménagement endogène du fordisme que dans celle d’un changement structurel, si l’on considère que le capitalisme nippon, au même titre que le fordisme, n’est qu’une variante2 du capitalisme managérial, désormais supplanté dans de nombreux pays par le capitalisme actionnarial.

D’un point de vue positif, l’hypothèse de la crise du fordisme était pourtant à relativiser. Le cœur des mutations propres aux vingt dernières années se situe sans doute moins dans le rapport salarial que dans le rapport monétaire3, où les actionnaires ont durci leurs normes de contrôle résiduel dans le rapport financier. Dans les économies modernes, où le crédit existe, la monnaie est endogène : le financement des salaires, des machines et des matières premières a lieu avant la production, par le crédit. Les mutations supposées du rapport salarial n’auraient pas pu avoir lieu sans que d’autres transformations préalables dans le rapport monétaire ne les aient rendues possibles. C’est pourquoi les travaux d’inspiration régulationniste, situés dans le prolongement de Boyer et Orléan (1990), cherchant dans la microéconomie du rapport salarial les innovations et conventions locales appelées à se diffuser n’ont perçu ni l’origine financière (exogène au rapport salarial) des changements institutionnels de ces deux dernières décennies, ni leur portée macroéconomique (quant au nouveau régime d’accumulation engendré).
Il existe ainsi des nuances, souvent inavouées, au sein des approches en termes de Régulation. Celle d’Aglietta (1999), plus pertinente à nos yeux que celle de Boyer et Orléan (1990), considère que le changement structurel majeur de la fin du vingtième siècle ne vient pas spécifiquement de la faculté technico-organisationnelle d’adaptation du système à son environnement, mais d’une modification des rapports sociaux entre les acteurs de l’économie, induisant une nouvelle division sociale (et donc technique) du travail. Dans un contexte de baisse du taux de profit propre à la fin de l’ère « fordiste »4, la revanche de l’actionnaire et la défaite du compromis entre les gestionnaires et les salariés se seraient alors matérialisées par une mutation première, au sein du rapport financier, induisant, dans un deuxième temps seulement, la redéfinition des normes dans le rapport salarial. Cette idée, prégnante dans les travaux d’Aglietta, est enfin endossée dans Boyer (2000).
Pour autant, tous ces auteurs persévèrent à voir dans l’inadaptation du rapport salarial aux nécessités du nouveau capitalisme l’une des causes de ses dysfonctionnements. Ils en appellent ainsi à la promotion de l’épargne salariale longue pour faire face au court-termisme des marchés et à la promotion d’un nouveau droit du travail devant assurer flexibilité et sécurité sur le marché du travail, autant de dérogations aux règles essentielles de l’Etat social. En focalisant l’attention sur les conditions de l’adaptation endogène du rapport salarial au capitalisme actionnarial, ils négligent l’hypothèse d’un nouveau changement de système. Ils commettent dès lors la même erreur logique que celle qui leur avait masqué l’horizon du changement structurel matérialisé par l’avènement de ce « nouveau capitalisme ».
Si les thèses régulationnistes d’hier n’ont pas anticipé le changement structurel survenu au cours de ces vingt dernières années, les travaux régulationnistes d’aujourd’hui n’envisagent pas davantage la possibilité d’un nouveau changement structurel.

1.2. La stagflation : une interprétation postkeynésienne
Nous avons opposé à l’extrême les deux hypothèses régulationnistes mobilisées pour expliquer les mutations observables au cours de ces trente dernières années : l’hypothèse d’une crise du rapport salarial versus celle d’une prise en main du rapport financier par les nouveaux actionnaires. Il est évidemment possible de soutenir à la fois que la crise du fordisme a bien existé et qu’elle a ouvert la voie à la domination de la finance, celle-ci exploitant les potentialités de l’économie de la connaissance. Pourtant, il n’y a pas eu de crise du rapport salarial au sens de l’inadaptation du mode de formation des salaires, du régime de protection sociale, du type de contrat de travail avec les nouvelles normes de la demande différenciée. Si tension il y avait, elle se situait avant tout dans le conflit distributif entre capital et travail, donnant l’impression d’une crise du rapport salarial, et dont l’analyse est au cœur des théories postkeynésiennes de la stagflation. Alors que les tensions sur le partage des revenus étaient traitées dans le cadre de la politique salariale, parfois concertée avec les syndicats, ce conflit distributif-ci, d'autant plus aigu que les gains de productivité ralentissaient en raison même de l'intensification de la lutte au sein même du procès de production, se dénoua par une reprise en main du rapport monétaire par le capital financier, afin d’imposer de nouvelles normes de rentabilité et de gestion induisant une adaptation endogène du rapport salarial.
Concrètement, le régime fordiste se caractérise bien par un compromis de classe entre le salariat et la fraction qui administre le capital, au détriment des propriétaires du capital (Duménil et Lévy, 1998). Mais le dispositif de redistribution salariale des gains de productivité du travail, associé à l’essor de l’Etat social (Ramaux, 2003), qui alimente la demande ne peut exister dans n’importe quel environnement institutionnel. En particulier le mode de financement des activités productives et des déficits publics est crucial, c’est en ce sens que le rapport salarial est conditionné au contrôle de la monnaie. En effet, la camisole de force imposée aux rentiers au lendemain de la seconde guerre mondiale n’a pas été le résultat d’une heureuse combinaison mettant au premier plan un rapport salarial favorable aux travailleurs. Il aura fallu une crise économique sans précédent, suivie d’une guerre mondiale, également sans précédent, et d’une tension internationale, elle-même sans précédent, pour que les pays capitalistes ouest européens et, dans une moindre mesure, nord américains, sous la menace communiste, parviennent à imposer aux propriétaires d’abdiquer leurs prérogatives séculaires sur le contrôle de la monnaie. C’est seulement une fois que ce préalable a été rempli, par la mise en sommeil des marchés de titres négociables au profit d’une intermédiation bancaire et d’un endettement non négociable privé et public réglementés et subordonnés aux impératifs d’une politique publique largement planifiée de reconstruction puis de croissance, que le rapport salarial fordiste a pu se déployer.
A l’issue des Trente glorieuses, les rentiers étaient dépouillés par l’inflation, les dévaluations compétitives, la baisse des profits et la socialisation croissante du revenu national : il devenait d'autant plus nécessaire pour eux de renverser ce compromis de classe entre le salariat et la technostructure. Un compromis « keynésien », devenu trop insolent à leur égard, car ayant trop bien obtenu « l’euthanasie du rentier ». Ainsi que l’indiquent Dockès et Rosier (1988, p. 191 et suiv.), durant la période qui précède la crise des années 1970, le ralentissement des gains de productivité et le déplacement du partage salaires / profits au bénéfice du travail résultent d’une « cause majeure (…) exclusivement sociale » (ibid., p. 194). En d’autres termes, contrairement à la thèse régulationniste d’une inadéquation croissante du rapport salarial fordiste aux nouvelles configurations de la demande et d’un épuisement technologique de la division taylorienne du travail5, la stagflation, indicateur de « crise du fordisme », a d’abord résulté de la montée en puissance du travail face au capital. A partir du milieu des années 1960, le plein-emploi aidant, les syndicats se sont trouvés en position d’obtenir des gains substantiels de pouvoir d’achat, par la réussite même du fordisme. Le conflit sur le partage de la valeur ajoutée s’aiguisait, ce que traduit l’accélération de l’inflation. Comme le soutiennent les postkeynésiens, celle-ci n’était donc pas d’origine monétaire mais structurelle. Il était parfaitement soutenable de poursuivre le développement de l’investissement par une politique industrielle financée par l’expansion monétaire en neutralisant les facteurs inflationnistes, d’origine salariale, par une politique des revenus concertée avec les syndicats, mettant en scène la stricte indexation des salaires sur les gains de productivité. Cette norme était d’ailleurs au cœur du compromis « néocorporatiste » des pays nordiques. Elle fut recherchée dans le secteur public en France à l’occasion de la publication du rapport Toutée (1964). Le quadruplement des prix du pétrole influencera par la suite l’inflation importée, sur laquelle les syndicats obtinrent l’indexation des salaires. La spirale inflationniste fut ainsi amorcée, non pas à cause de phénomènes monétaires, mais par des causes bien réelles.
La défaite de cette interprétation, défendue notamment par Kaldor (1985) dans l’Angleterre thatchérienne, permit aux monétaristes et autres « nouveaux classiques » de prendre la stagflation comme prétexte à la neutralisation des instruments monétaire et budgétaire tout en légitimant la désindexation des salaires sur les gains de productivité pour réduire le chômage dit « structurel ». Le contrôle de la masse monétaire étant impossible car l’offre de monnaie est endogène, le monétarisme pur, consistant à faire progresser la masse monétaire au même rythme que celui du PIB, était inapplicable dans les faits (sauf à risquer un étranglement de l’économie par des taux d’intérêt encore plus élevés)6. Sa doctrine servit néanmoins de légitimation symbolique à la bataille pour le contrôle de la monnaie et de la finance. Celle-ci prit d’abord corps aux Etats-Unis, puis en Europe. En propageant l’idée que l’inflation était d’origine monétaire, elle aboutit à confier la gestion de la monnaie à des banques centrales rendues indépendantes, plus préoccupées de créer un environnement favorable à la valorisation des patrimoines qu’au soutien de la croissance. Dans cette lutte, le travail exercé par l'idéologie néo-libérale sur le corps social fut considérable et planifié de longue date7 ; sans lui le monde ancien du capitalisme pré-welfariste n'aurait pas pu être petit à petit ré-institué.
Au cours des années 1980, les transformations des modes de financements du secteur privé, mais aussi du secteur public libéreront les forces, jusque là contenues, de la finance mondialisée et permettront au capital d’imposer ses vues non seulement sur l’organisation de la production mais aussi sur les modalités de l’intervention publique et de son financement. Ces nouvelles contraintes, d’ordre financier, furent définies dans le cadre d’un nouveau compromis social, entre les rentiers et les technostructures8 privée et publique. Elles donneront lieu, dans un deuxième temps, aux reconfigurations productives et laisseront l’illusion à certains que, dans la foulée de 1968, l’organisation du travail et du marché de l’emploi pouvait se transformer pour répondre (enfin !) aux aspirations d’autonomie… La nouvelle « flexibilité offensive » s’appelle désormais la « flexi-sécurité », réputée nécessaire pour organiser la mobilité vers les secteurs de la nouvelle économie de la connaissance. Elle combinerait l’assouplissement du CDI, la « sécurité sociale professionnelle », l’allocation universelle et l’épargne salariale « socialement responsable ». Des recommandations normatives qui, pour certaines, sapent quelques piliers emblématiques de l’Etat social, sans garantie de succès dès lors que le volume de l’emploi demeure contraint par des politiques macroéconomiques restrictives (Ramaux, 2006). Pour cinq millions de chômeurs et précaires, il existe en France quelque trois cent mille emplois vacants - souvent dans la restauration et le BTP et rarement dans le secteur des NTIC où les entreprises ont peu investi (!). L’impératif de formation des publics-cibles inemployables en contrepartie de l’octroi de revenus de remplacement dans le cadre des politiques d’activation des dépenses passives dès lors stigmatiserait ces publics, coupables d’échouer à s’insérer malgré les dépenses publiques et parapubliques pour l’emploi dont ils bénéficieraient.

2. De l’Etat social à l’Etat anti-social
La France entamait pourtant ces vingt-cinq dernières années en dissertant sur l’autre « rupture », celle que le programme commun de 1974 voulait incarner et qui inspira la politique du premier gouvernement Mauroy en 1981. Or si rupture il y eut, elle se produisit plutôt en 1983, et non en 1981. Car 1981 s’inscrit en continuité plus qu’en « rupture » avec un Etat social fortement imprégné de l’esprit du programme du Conseil National de la Résistance. Le programme commun se proposait bien plus de l’étendre et de le démocratiser que de le détruire. On omet souvent de souligner que les performances macroéconomiques de la relance de 1981-83 en France étaient bien meilleures que celles occasionnées par les expérimentations monétaristes thatchériennes et reaganiennes, menées exactement au même moment, engendrant alors un contexte mondial récessif à l’origine du problème de décalage conjoncturel subi par la relance française. Alors que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne subissaient leur plus grave récession de l’après-guerre, accompagnée dans les deux pays de « déficits jumeaux » et d’une chute spectaculaire de la production industrielle (-7% aux Etats-Unis), la France croissait pourtant à un rythme annuel de 2,2 % avec une consommation et un investissement soutenus. La thèse d’une « rigidité de l’offre » était largement contestable. La « contrainte extérieure » tenait en vérité beaucoup plus à la spéculation organisée par les marchés contre le franc. Le choix européen supposait de rester dans le système monétaire européen. Le tournant de la rigueur fut la « prime de risque » octroyée aux marchés pour que cesse la spéculation.
Parce que la « parenthèse » ouverte ne se referma pas, 1983 inaugurait une phase de transition au cours de laquelle la structure du capital et les modes de redistribution directe et indirecte des revenus ont considérablement mué, provoquant une transformation profonde du capitalisme français et de ses institutions.
L’indicateur quantitatif de taux de prélèvement obligatoire, resté remarquablement stable au cours de cette période, est à ce sujet peu parlant, de même que le taux d’endettement, brandi par les libéraux comme indicateur de persistance de l’Etat social. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous soutenons que les ruptures avec le « socialisme rampant » de notre modèle social ont été au cours du quart de siècle passé particulièrement remarquables dans trois domaines essentiels : la répartition primaire des revenus, le contrôle de l’investissement, la redistribution fiscale.
Chronologiquement, c’est d’abord le salaire comme instrument de distribution primaire des gains de productivité qui a fait les frais de la restauration des profits dans le cadre de la « désinflation compétitive ». Les deux autres instruments-clé de contrôle public de la production et de la répartition des revenus (la politique industrielle et la redistribution) ont ensuite été progressivement vidés de leur contenu. Le périmètre du secteur public s’est constamment rétréci tandis que l’instrument par excellence de redistribution qu’est l’impôt sur le revenu, déjà faiblement redistributif, est réduit à portion congrue par chaque réforme fiscale (Monnier, 2002).

2.1. Répartition primaire des revenus : L’arrestation des salaires
La redistribution des gains de productivité sous forme de hausses générales de salaires collectivement négociées était un des piliers du fordisme. Au temps du plein-emploi, la part des salaires dans la valeur ajoutée représentait un peu plus de 65 % dans les années 60. Au cours des années soixante-dix, elle s’est fortement accrue sous deux effets : les augmentations de salaires obtenues dans la foulée de mai 1968 (hausse du SMIC de 25 %) lié au rapport de force favorable au salariat, la hausse des cotisations sociales patronales et salariales nécessaires au développement de la protection sociale9. La part des profits s’éroda d’autant plus que les entreprises durent affronter le quadruplement des prix du pétrole. Elles répondirent à cette dégradation de la profitabilité par des hausses de prix, sans parvenir à restaurer leurs taux de marge, les salariés parvenant à obtenir l’indexation des salaires sur les prix.
En France, lors du tournant de 1983, la rigueur salariale fut l’un des piliers de la politique d’offre dite de « désinflation compétitive ». Combinant rigueurs monétaire, budgétaire et salariale, celle-ci devait permettre de résorber l’inflation, rétablir l’équilibre extérieur et mettre fin à la spéculation contre le franc afin pour permettre au franc de rester dans le SME et préparer l’entrée dans la monnaie unique. Elle fut particulièrement coûteuse sur le plan macroéconomique10,
La modification du partage primaire des revenus fut obtenue par la modification du mode de calcul dans les augmentations des rémunérations du secteur public, rompant avec les normes d’indexation du salaire moyen sur les évolutions de la productivité et de l’inflation en vigueur depuis 1964 suite aux recommandations du rapport Toutée. La négociation inclut désormais le GVT, exclu de la masse Toutée, dans la masse salariale servant au calcul du salaire moyen, dont l’évolution est alors indexée sur la seule l’inflation anticipée11. La faiblesse syndicale dans le secteur privé autorisera ensuite la contagion du mécanisme de désindexation dans toutes les branches où la négociation sur les minima resta a-fortiori bloquée, entraînant une stagnation des salaires toutes qualifications confondues.
L’inflation par les coûts fut donc vaincue par ce biais ; en l’espace de deux ans, la hausse des prix passa de 14 % en 1983 à 5 % en 1985, comme quoi celle-ci n’était aucunement d’origine monétaire (M3 continuant à évoluer à un rythme semblable malgré la rigueur monétaire). Peu à peu, la fin de l’inflation salariale coïncidait avec l’explosion de l’inflation financière (mesurant désormais la création de « valeur actionnariale » des entreprises). La promotion de l’épargne salariale, comme forme néo-libérale de redistribution des gains de productivité, pouvait alors être faite comme mécanisme incitant ceux des travailleurs qui seraient jaloux des stocks options à s’identifier aux nouveaux objectifs des entreprises cotées.
Au cours des années 1980-90, la modération des évolutions du salaire brut fut poursuivie. Le poids de la protection sociale fut progressivement transféré sur les salariés, réduisant au final leur revenu disponible net12. Les politiques d’abaissement des cotisations patronales ont dans un premier temps été compensées par des augmentations de cotisations salariales. La CSG fut ensuite créée pour combler le manque à gagner par une contribution assise sur une assiette plus large et mettant à contribution toutes les catégories de revenus imposables. Pour autant, sa montée en puissance accompagnant la poursuite des baisses de cotisations patronales a fait supporté le fardeau de la protection sociale sur les ménages, ce fardeau ayant été plus élevé pour les seuls salariés si la CSG n’avait pas été crée. La hausse des cotisations salariales, assise sur une assiette salaire, plus restreinte que la CSG, aurait conduit à une détérioration plus importante du pouvoir d’achat des salariés. Les hausses de la CSG n’en représentent pas moins une ponction qui, ajoutée à la poursuite de la modération salariale, finissent par peser sur le pouvoir d’achat. Dans ce qu’on pourrait appeler l’indicateur du « restant pour vivre », il faut ajouter poids du logement et de l’énergie dans la structure de consommation des ménages peu aisés, biens pour lesquels les prix ont explosé. Le pouvoir d’achat baisse particulièrement lors des périodes de croissance molles, lorsque le poids du chômage permet aux entreprises de modérer les évolutions de salaires conformément à un effet Phillips. Ce que corroborent les mouvements des indices officiels de pouvoirs d’achat, enregistrant une perte pour les années moroses 1996 et 2004. Les pertes fréquentes de pouvoir d’achat, en rupture totale avec la redistribution « fordienne » des gains de productivité, sont donc bien réelles.

La multiplication des restructurations, des plans sociaux et des délocalisations risque d’amplifier le phénomène, si bien que Patrick Artus évoque l’idée qu’en comprimant à ce point les salaires, le capitalisme est en passe de s’autodétruire (Artus et Virard, 2005). Non seulement, l’épargne alimentée par la masse de profits ne se convertit nullement en investissements, mais de plus, celui-ci rencontre une demande de plus en plus volatile, plombée par la baisse du pouvoir d’achat et tributaire des fluctuations de la bourse dont vont dépendre de plus en plus les revenus des ménages (s’ils sont liés à l’épargne salariale et aux fonds de pension). C’est pourquoi la substitution de l’épargne salariale aux augmentations de salaires comme mécanisme de redistribution des gains de productivité représenterait une rupture dans les aux conséquences macroéconomiques risquées.
La part des salaires dans la valeur ajoutée s’est au final considérablement réduite depuis le pic de 1982 (Canry, 2006). De 70 % de la valeur ajoutée, elle est redescendue en 1995 à 60 % pour remonter et se stabiliser autour de 63% à partir de 199813. Le coût relatif du travail non-qualifié diminuait de surcroît en raison des mesures structurelles de « baisses de charges » (générales et ciblées). La stabilisation de la part des profits dans la valeur ajoutée masque enfin le fait que la situation des entreprises est particulièrement hétérogène. Les profits des entreprises cotées, sujettes à une nouvelle « gouvernance » et les dividendes qu’elles versent explosent, alors que la situation des PME sous-traitantes ou dépendantes est moins florissante Ceci n’est pas sans rapport avec le changement de structure essentiel du capitalisme français survenu entre temps.

2.2. Structure du capital : privatisations et nouvelles « gouvernances »
Le changement structurel-clé de cette période de transition se situe en effet dans l’organisation, par la puissance publique, de son désengagement progressif du contrôle de l’investissement. Permise par la déréglementation financière, commencée en 1985, cette politique a abouti à confier aux marchés financiers le soin d’orienter l’investissement. Elle n’a pas supprimé la planification, mais a remplacé le contrôle public de l’investissement, par le pouvoir censitaire des monopoles privés, dont les actionnaires bénéficient désormais de la restauration des profits et de réformes fiscales favorisant la concentration du capital.
L’arrivée d’Edouard Balladur à Matignon en 1993 était hautement symbolique en ce qu’elle fut inaugurée par une nouvelle vague de privatisations (la BNP, UAP, Alcatel, Alstom, Rhone-Poulenc, Elf, la SEITA) représentant 16,3 milliards de cessions d’actifs. Celles-ci n’étaient pas des privatisations « à l’anglo-saxone ». Elles étaient le théâtre de la consolidation de noyaux durs permettant, par le jeu des participations croisées, de prémunir le capital national privatisé des investisseurs étrangers tels que les fonds de pension américains. En 1995, Le gouvernement Juppé cèdera à son tour 9,4 milliards d’actifs dont Usinor-Sacilor, Renault, la CG Maritime, Péchiney, Bull.
C’est sous la législature Jospin que la transition de l’économie française vers un capitalisme actionnarial franchissait un palier supplémentaire. Les cessions d’actifs représentèrent près de 31 milliards d’euros durant cette période. Elles concernaient le Crédit Lyonnais, le GAN, le CIC, l’UIC, CNP Assurance, La Société Marseillaise du Crédit, Dassault, l’Aérospatiale, Thomson CSF, Thomson multimédia, EADS, ASF, TDF, la SFP, les Autoroutes du Sud de la France, France-Telecom et Air France. Précédant la préparation du changement de statut d’EDF, la filialisation des opérateurs dans le rail et à la Poste anticipait « l’ouverture à la concurrence » sur le marché des opérateurs assurant des missions de service public en même temps que le financement public devait se réorienter vers l’entretien des réseaux. Cette stratégie revient in fine à socialiser les pertes et privatiser les profits. L’entretien des réseaux, coûteuse et peu rentable, resterait du ressort de l’Etat dont les ressources se tariraient au fur et à mesure des baisses d’impôts, condamnant les entreprises à « ouvrir leur capital ». La concurrence entre opérateurs, matérialisée par l’interdiction des aides et dotations en capital publiques les conduirait naturellement à faire appel aux marchés financiers. Elle engendrerait des monopoles naturels privés supranationaux, se substituant aux monopoles publics nationaux. Sur-tarifications et « rationalisation » de réseaux seraient in fine le lot nécessaire pour atteindre les objectifs financiers assignés par les nouveaux actionnaires.
Dans le même temps, les noyaux durs et participations croisées furent progressivement défaits par la multiplication des offres publiques d’échange avec les entreprises étrangères avec lesquelles les entreprises françaises fusionnent en se recentrant autour de leurs actifs spécifiques. Ces OPE concernèrent aussi bien les entreprises privatisées que les entreprises publiques en voie de privatisation, dont l’ouverture du capital constituait le préalable desdites OPE. La norme de « contrôle résiduel » imposée par les actionnaires dans le rapport financier était recentrée autour de la maximisation de la rentabilité financière des activités spécifiques. Une deuxième raison à l’ouverture du capital au bénéfice d’actionnaires minoritaires et pour un montant significatif était qu’elle constitua toutefois un moyen de se prémunir contre les OPA hostiles : « la dépendance financière à l’égard de ces nouveaux actionnaires a été préférée à la dépendance industrielle et stratégique » (Plihon, 2003, p. 36).
Durant toute cette période, le financement des investissements par émissions d’actions s’est accru substantiellement parmi les sources de financement externes, où il supplante le recours à l’endettement.
Tableau 1

Les sources de financement des entreprises françaises





1980

1990

2000

A. Autofinancement

28, 2

97, 6

126, 7

B.Emissions d’actions

7, 9

33, 7

113, 7

C. Endettement auprès des

Marchés

2, 6

15, 1

42, 7

D. Endettement auprès des banques

18, 1

59

60

E. Financement externe

B+C+D

28, 6

107, 8

216, 4

F. Total

56, 8

205, 4

343, 1

Part de l’endettement bancaire : D/F

31, 8 %

28, 7 %

17, 5 %

Part du financement par actions : B/ F

13, 9 %

16, 4 %

33, 1 %

Part de l’autofinancement 

A/F

49, 6 %

47, 5 %

36, 9 %
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