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[Titre abrégé : Une sociologie politique de la « judiciarisation »] Jacques Commaille et Laurence Dumoulin Institut des sciences sociales du politique – Pôle Cachan, Ecole normale supérieure commail@isp.ens-cachan.fr, laurence.dumoulin@isp.ens-cachan.fr Ecole normale supérieure ISP 61, avenue du Président Wilson F 94235 Cachan Cedex Tél. : 01 47 40 59 67 Mais avant de rechercher le sens qui peut être donné à cette mobilisation de la littérature savante sur la question de la judiciarisation, il convient de tenter de définir ce qui est entendu par ce terme et de cerner la réalité qu’il est censé recouvrir (1). Ce travail préalable de définition devrait permettre ensuite de souligner quelques-unes des difficultés d’un positionnement de sciences sociales sur un objet aussi incertain par rapport aux faits qu’il est supposé qualifier, aux variations dont il est l’objet en fonction de contextes institutionnels, politiques, et culturels différents (2). Parmi les nombreuses questions abordées par cette littérature internationale, deux axes thématiques seront privilégiés dans le cadre de cet article : la mise en exergue du rôle accru et de plus en plus crucial de la justice dans la production de politiques publiques (3) laquelle est complémentaire d’un second aspect concernant la mise en lumière du caractère proprement central de la justice dans le fonctionnement démocratique (4). En effet, ces deux approches nous paraissent susceptibles de poursuivre au plus près l’objectif qui est le nôtre, à savoir contribuer à la compréhension de la place traditionnellement accordée à la légalité et au rôle que la justice tiendrait désormais dans la constitution du politique et dans son fonctionnement. Ce qu’est susceptible de révéler cette littérature, à travers les controverses qui habitent la façon dont ces deux thèmes sont traités (dont nous ne dissimulerons rien de leur caractère souvent contradictoire), c’est bien un changement du statut et de régime de la légalité, en rapport avec les transformations du politique et d’où découlerait le constat - ou l’affirmation incantatoire - d’une « judiciarisation ». Dans cette perspective, la question n’est pas seulement de savoir si la judiciarisation est une réalité objectivée2. Si elle est aussi plus de l’ordre de l’intention ou de l’expression d’une volonté, cela peut signifier qu’elle est imposée comme une représentation dans le but de perpétuer une conception de la légalité non seulement comme fondement du pouvoir mais aussi comme pouvoir. Ainsi, loin d’apparaître comme un phénomène qui serait propre à la justice, qui relèverait exclusivement d’une sociologie de la justice, la judiciarisation et les façons dont elle est définie, analysée, promue dans la littérature internationale, constitueraient bien pour nous un révélateur privilégié de la place occupée par la légalité, ou que certains auteurs et/ou acteurs sociaux aspirent désormais à lui faire occuper dans la régulation politique. Sous le terme de « judiciarisation » (« judicialization ») coexistent des significations nombreuses et variées. Comme le souligne un auteur : « la judiciarisation est une manifestation importante de la vie politique contemporaine (…) mais elle découle d’une diversité de causes, prend des formes différentes, et peut aboutir à des résultats tout à fait hétérogènes d’un système politique à un autre » (Waltman, 1996, p. 685). Il demeure que pour de nombreux auteurs, il est question d’expansion du pouvoir judiciaire pour reprendre le titre d’un ouvrage de référence en la matière (Tate et Vallinder, 1995) ou encore d’« accroissement du pouvoir judiciaire » (Guarnieri et Pederzoli, 2002) signifiant la montée en puissance ou même la prise de pouvoir des acteurs judiciaires. En référence à l’objectif théorique que nous poursuivons ici, nous accorderons alors une particulière importance à la définition suivant laquelle la judiciarisation fait référence à « un déplacement de grande ampleur du pouvoir, s’observant au niveau international, du Législatif vers le judiciaire et les autres institutions juridiques » (Ferejohn, 2002). Les usages des termes de « jurocracy » (Horowitz, 1977), de « juristocracy » (Hirschl, 2004) ou de « courtocracy » (Scheppele, 2002) renvoient à cette même acception : celle d’un système politique où les acteurs dominants du jeu politique deviennent les professionnels de la justice, où « le pouvoir décisionnel se déplace devant les tribunaux » (Fournier et Woehrling, 2000, p. 4). En particulier, les juges seraient davantage associés à la vie politique et à l’action publique selon une triple dimension : dans l’imposition de limites substantielles au pouvoir des institutions législatives, dans la définition du contenu même des politiques publiques et de leur mise en œuvre concrète et enfin dans l’arbitrage de l’activité politique elle-même via la régulation de la compétition politique – à travers le financement des partis ou encore le traitement du contentieux électoral (Ferejohn, 2002). Cette notion de « judiciarisation » ferait particulièrement sens dans des systèmes démocratiques, lorsqu’il existe une forme de séparation des pouvoirs à la Montesquieu et des politiques de protection des droits individuels, notamment des droits des minorités - y compris lorsqu’ils vont à l’encontre de ceux de la majorité. La faiblesse et l’inefficacité ‘objectives’ des institutions majoritaires – comme les partis politiques et les coalitions gouvernementales lorsqu’ils ne parviennent pas à s’organiser – au même titre que la perception négative par les élites et l’opinion publique des institutions qui participent au processus de production de l’action publique seraient autant de facteurs contribuant à faire des acteurs judiciaires des acteurs de plus en plus stratégiques du système politique. Parallèlement ou cumulativement, les stratégies contentieuses déployées par de tiers acteurs comme les groupes d’intérêt ou les partis de l’opposition pourraient également avoir pour effet de mettre les acteurs judiciaires au centre du jeu, de même que la tendance de certains acteurs politiques à ne pas traiter des problèmes dont ils sont pourtant saisis (Tate et Vallinder, 1994). Pour certains, la judiciarisation renvoie au processus général par lequel « le discours du droit – normes de comportement et langage – pénètre et est absorbé par le discours politique » (Shapiro et Stone Sweet, 2002, p. 187). Ainsi « des « politiques judiciarisées » sont des politiques poursuivies finalement en partie à travers la médiation du discours du droit » (Shapiro et Stone Sweet, 2002, p. 187). Ceci peut alors amener à considérer que « le discours politique est maintenant imprégné du langage du droit et de la légitimité ». De même « qu’en matière de realpolitik, les juristes sont aussi centraux que le sont les stratèges dans une campagne militaire, […] les droits sont autant une ressource de pouvoir que les armes ou l’argent, et la souveraineté juridique, fondée sur les normes juridiques de la société internationale, devient une clef déterminante du pouvoir d’Etat » (Reus-Smit, 2004, p. 2). Mais la notion de judiciarisation recouvre également le développement de procédures de type judiciaire dans des forums non judiciaires de prise de décision et de négociation (administrations nationales ou internationales comme le GATT…) (Tate et Vallinder, 1994). Par cet usage du terme, il serait plutôt fait référence à une sorte de mimétisme institutionnel qui expliquerait que les méthodes judiciaires seraient importées et adaptées dans d’autres secteurs. La forme du procès réglé par un tiers impartial, le principe du contradictoire, la possibilité de faire appel, l’obligation de motiver toute décision seraient autant de dispositions empruntées au modèle judiciaire qui se diffuseraient au sein d’autres administrations, notamment par la circulation d’acteurs entre ces différents espaces. Il s’agirait là d’une judiciarisation de l’intérieur (« from within ») par opposition à la précédente qualifiée de judiciarisation de l’extérieur (« from without ») (Vallinder, 1994, p.92-93). Cette forme de judiciarisation marquée par des recours aux procédures para-judiciaires provoquerait une surprocéduralisation dans les processus de production des politiques publiques américaines, ce qui est dénoncé dans des réflexions de nature doctrinale (Smith, 1985; McGowan, 1986). L’importance accordée à la justice « restauratrice » dans des situations comme celle des violences de l’apartheid en Afrique du sud, de la dictature chilienne ou des dictatures dans d’autres pays d’Amérique Latine, représente une autre forme d’expression de ce phénomène de judiciarisation (Hirschl, 2002 ; Sugarman, 2002 ; Lefranc, 2007) comme, de façon plus générale, la multiplication des juridictions supranationales (une vingtaine auraient été créées depuis 1946 : Alter, 2006). Si le cas américain est très souvent évoqué dans cette littérature, le phénomène de la judiciarisation est considéré d’emblée comme ayant un caractère mondial. S’agissant plus spécifiquement de son expansion en Europe, quelques causes principales sont généralement avancées : une multiplication des niveaux de gouvernement et d’administration notamment dans le cadre d’un processus de fédéralisation ou de constitution d’entités politiques supranationales (comme l’Union Européenne3), la perte de confiance dans les gouvernements « technocratiques », la démocratisation et l’établissement de sphères privées de la vie sociale garanties par un renforcement judiciaire des droits, l’expansion des groupes de pression et l’implication croissante des citoyens dans la réalisation des politiques publiques (Shapiro et Stone, 1994, p. 402). A ces causes, il conviendrait certainement d’ajouter l’institution de nouvelles justices dans les pays d’Europe ex-communistes (Coman et De Waele, 2007). De façon générale, la judiciarisation serait une des manifestations d’une « globalisation judiciaire » concomitante des « globalisation[s] juridique » et économique. Cette « globalisation judiciaire », constitutive d’une « communauté de juridictions », prendrait notamment la forme de coordinations de plus en plus fréquentes (« judicial comity ») entre juridictions et juges de différents pays et de « fertilisations croisées des cultures juridiques » (Slaughter, 2000 ; 2003). Il convient de souligner que ces expressions de la judiciarisation apparaissent, de façon très majoritaire, dans des univers judiciaires circonscrits. C’est la justice administrative et constitutionnelle (celle-ci dans le cadre du « new constitutionalism ») qui est largement privilégiée dans l’observation du phénomène et non pas la justice judiciaire (Koopmans, 2003 ; Hirschl, 2002 ; 2004 ; Ginsburg, 2003 ; Revue internationale de science politique, 1994 ; Tate et Vallinder, 1994). Ce qui explique, par exemple, que la principale forme de judiciarisation puisse être le judicial review c’est-à-dire le contrôle des lois par les tribunaux (Vallinder, 1994 ; Hertog et Halliday, 2004) ou, plus précisément encore, le « constitutional review » (Shapiro et Stone, 2004). Une telle perspective n’est pas surprenante dans la tradition américaine où le rôle de la Cour suprême est depuis longtemps au centre des préoccupations ainsi qu’en témoigne par exemple une analyse ancienne de Robert Dahl encore discutée aujourd’hui (Dahl, 1957). Mais ce qui est désormais en question, c’est à la fois l’extension internationale du phénomène et la nature même du rôle de la Cour Suprême, la façon dont elle s’inscrit dans le jeu politique institutionnel global et les analyses qui peuvent en être données (Sunstein et Epstein, 2001 ; Epstein, Knight et Martin, 2001). Sur ce point, la mise en place de cours constitutionnelles dans les pays d’Europe ex-communistes est considérée comme une manifestation significative du phénomène (voir, par exemple, Solomon Jr et Foglesong, 2000 ; Epstein, Knight et Shvetsova, 2001 ; Maveety et Grosskopf, 2004). Il en est de même pour ce qui concerne la Cour Suprême en Israël (Edelman, 1994 ; Dor et Hofnung, 2006 ; Mizrahi et Meydani, 2003), en Allemagne, en Amérique latine ou dans les pays asiatiques (Ginsburg, 2003), l’objectif étant notamment de valoriser ou de discuter la capacité réelle des tribunaux à produire du changement social, et ce, à partir de décisions considérées comme marquantes de ces Cours Suprêmes (Rosenberg, 1991 ; Canon et Johnson, 1998). Enfin, le phénomène de judiciarisation (« judicialization ») est souvent mis en relation avec un processus plus global d’expansion et de mutation de la légalité, celui de la « juridicisation » (« juridicalization ») (Wright, 1999 ; Commaille et al., 1999 ; Shapiro, 1994). La judiciarisation serait ainsi globalement une forme de juridicisation mais il resterait à préciser la nature de la relation, plus complexe et moins univoque qu’il n’y paraît au premier abord, entre les deux phénomènes. Par exemple, le cas de la Suède tend à laisser penser que la judiciarisation ne serait pas dépendante de la juridicisation mais qu’elle se déploierait, au contraire, dans un contexte de reflux de la place des juristes dans la vie politique. Ce serait parce que les professionnels du droit seraient vus comme moins présents, moins influents dans l’appareil d’Etat (essentiellement le Parlement et le Gouvernement) que les tribunaux seraient davantage sollicités et renforcés comme un troisième pouvoir. Il y aurait eu d’un côté ‘dejuridicalization’ au sens de perte d’importance des juristes dans la vie politique et l’appareil étatique suédois et d’un autre côté ‘judicialization’, au sens où cela aurait provoqué une propension accrue à avoir recours à la branche judiciaire proprement dite et à attendre d’elle un rôle plus actif, notamment dans le contrôle des décisions gouvernementales puis, à partir de 1974, dans le contrôle de constitutionnalité des lois (Holmström, 1995). La judiciarisation ne peut donc être résumée à une forme de juridicisation des rapports sociaux, comme on pourrait être tenté de le penser à la lecture de certains auteurs. Suivant les configurations historiques et nationales, il est probable que les phénomènes s’articulent de façons différenciées. |
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