Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques





télécharger 77.92 Kb.
titreJean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques
page1/3
date de publication28.10.2017
taille77.92 Kb.
typeDocumentos
d.20-bal.com > documents > Documentos
  1   2   3

Jean-Charles Chabanne — « Queneau et la linguistique, (1) : Repères Bio-bibliographiques. Suivi d’une bibliographie.
Temps Mêlés-Documents Queneau 150+57-60, automne 1993, actes du Colloque «Raymond Queneau et les langages» (Thionville, octobre 1992), p. 23-38.

Jean-Charles CHABANNE
QUENEAU ET LA LINGUISTIQUE (1)
Repères Bio-bibliographiques

Article paru dans Temps Mêlés-Documents Queneau 150+57-60, automne 1993,
actes du Colloque « Raymond Queneau et les langages » (Thionville, octobre 1992), p. 23-38.


Le terme « linguistique » est à prendre dans son sens institutionnel : la linguistique est cette « science qui étudie le langage dans ses différents aspects phonétique, syntaxique, sémantique et social, ainsi que la structure, l’évolution, la répartition des langues et leurs rapports entre elles 1 ». Nous le verrons, Queneau s’est intéressé longtemps à cette discipline, à laquelle le directeur d’encyclopédie qu’il fut reconnaissait « des bases scientifiques assez solides » (Bords, p. 104).

Un tel sujet est vaste 2 ; nous avons réparti l’étude en deux volets complémentaires. Dans le premier, nous présentons une chronologie qui cherche à reconstituer les étapes de la rencontre de Queneau et des problèmes, méthodes et notions fondamentales de la linguistique institutionnelle. Cette approche est complétée par une bibliographie qui essaie de relever tous les écrits de Queneau consacrés à des questions apparentées à la linguistique, ainsi que l’essentiel des articles critiques en liaison avec ce thème.

On verra que si ces contacts ont été réguliers, et suffisamment intenses pour qu’une part significative du travail d’écrivain de Queneau y soit consacrée, on ne peut pas conclure que Queneau ait eu de la linguistique une connaissance systématique, mais qu’il cherchait par son truchement une réponse à quelques questions fondamentales de philosophie du langage.

Le prolongement naturel de ce travail constitue le commentaire et une tentative d’élucidation de ces données historiques : pourquoi la curiosité linguistique de Queneau a-t-elle été à la fois aussi continue, aussi intense et aussi sélective ? J’essaierai de préciser quels problèmes linguistiques fondamentaux ont passionné Queneau exclusivement, problèmes dont la place dans son œuvre reste majeure, à partir de l’œuvre qui fut l’initiatrice et l’ouvrage de référence de Queneau linguiste : Le Langage de Joseph Vendryes.

1) Un Queneau linguiste ?


Queneau a entretenu avec la linguistique une relation à double sens.

Pour commencer il l’a étudiée comme il l’a fait d’autres disciplines, par la suite il a apporté sa propre contribution à la réflexion linguistique. La première démarche est celle d’un Queneau lecteur s’intéressant à la linguistique ou même l’étudiant. Ici les sources d’information sont d’une part la biographie, d’autre part les traces des lectures elles-mêmes, en particulier l’inestimable catalogue des lectures dépouillé par Florence Géhéniau 3. On y ajoutera d’éventuelles notes dans les divers dossiers conservés dans les centres de documentation (CDRQ-CIDRE).

Étudier la seconde démarche c’est chercher à cerner un Queneau linguiste, voir « linguisticien » comme le dit Beaumatin (1991), traitant de linguistique avec les méthodes et les concepts de celle-ci. Cette démarche laisse une trace claire, à travers les publications et les republications, mais aussi sous forme d’inédits ou de dossiers préparatoires. Ces sources, abondantes grâce aux archives Queneau et aux centres de documentation, vont nous permettre de tracer une chronologie des relations de Queneau avec la linguistique institutionnelle.

1903-1920 : « La manie d’apprendre les langues étrangères »


Queneau évoque dans Bâtons, chiffres et lettres (BCL) « la manie qu’ [il a] eue dès l’enfance d’apprendre des langues étrangères ». André Blavier précise, dans la biographie composée pour la revue Europe, qu’en 1916, à l’âge de 13 ans, Queneau « aborde l’arabe, le hittite, l’hébreu » (Blavier, 1983, p. 132). Il y a dans les dossiers de Queneau des notes qui paraissent fort anciennes sur l’alphabet tibétain, arabe, cyrillique. Une note du Journal (13 juin 1949) relève qu’il a étudié « le français, latin, grec, anglais, allemand, espagnol, italien, portugais, roumain, arabe, hébreu, danois, copte, égyptien hiéroglyphique, tibétain, chinois, bambara, ouolof, provençal » (Pléiade, p. LXV)…

Ainsi Queneau, érudit précoce, commence en linguistique comme la linguistique elle-même a commencé sa propre histoire scientifique : dans la curiosité passionnée pour l’étrange polyphonie de Babel. Cette passion pour les langues aurait pu le conduire à la linguistique générale, dans la grande tradition comparatiste, mais il semble qu’il n’ait jamais poussé jusqu’à une systématisation de ces connaissances, comme il l’avoue lui-même : il ajoute à la liste des langues étudiées ce commentaire désabusé : « sans grands résultats » (ibid.) et dans BCL : « sans y parvenir » (p. 12).

Il reste que la linguistique générale est une discipline encyclopédique qui répond par ce caractère totalisant au goût précoce de Queneau pour l’encyclopédisme. Comme le rappelle André Blavier, Queneau « aspirait à, SACHANT très bien que, la connaissance absolue » (Préface à Géhéniau, op. cit.). On peut lire à ce sujet un extrait du Journal, 26 janvier 1923 : « La vertu qui m’attire le plus est l’universalité ; le génie avec lequel je sympathise le plus est Leibniz. Mais je ne sais découvrir le côté de l’esprit le détail qui m’est propre. Accidents mystiques et crises de désespoir ; souci de métaphysique ; désir de sciences (mathématiques), d’érudition (bibliographie, histoire), de langues (cosmopolitisme). […] Évidemment j’ignore la peinture, le sport, l’amour des femmes, l’humilité, la vertu, la sentimentalité, le commerce, la banque, l’industrie, l’agriculture, l’armée, la marine, la cuisine, la pêche, la chasse, plusieurs milliers de langues et ou de dialectes ; je ne sais ni nager, ni danser, ni monter à bicyclette, etc. » (Pléiade, p. XLlX-L).

Dans cette perspective, la linguistique pouvait apparaître comme l’unificatrice qui retrouvait, au-delà de la multiplicité des langues, l’unité rêvée et jamais atteinte, toujours douloureusement désirée, d’un Langage Universel assurant à la fois la maîtrise de la totalité des savoirs et des pensées, mais aussi la communication transparente entre les hommes si « ondoyants et divers ». Dès cette époque on voit se dessiner l’enjeu du projet linguistique, qui déborde le cadre institutionnel vers la philosophie et la métaphysique.

1920-1925 : études à la Sorbonne. rencontre avec Vendryes


On sait que Queneau a suivi des études de philosophie et de lettres à la Sorbonne. Il a donc dû entrer à cette occasion en contact avec la science linguistique, qui constituait une partie de son enseignement, tant sous la forme de la linguistique générale, que sous la forme de la philosophie du langage. Or, ça commence mal : le 10 mars 1922, « il est reçu en logique, refusé en linguistique ». Par la suite, les choses ont dû s’arranger, puisque Queneau obtient en mars 1926 une Licence de Lettres (Pléiade, p. XLIX). Mais cet échec initial peut indiquer un premier malentendu entre le futur écrivain et la discipline universitaire : peut-être faut-il voir là l’origine de la méfiance de Queneau à l’égard des linguistes, méfiance qu’il exprimera à plusieurs reprises dans les séances de l’OuLiPo, près de quarante années plus tard : « Je le répète, méfions-nous de la linguistique 4 ».

Le plus important reste que ces années d’études sont celles de la rencontre (févr. 1922) avec l’ouvrage qui initiera Queneau aux problèmes fondamentaux de la discipline linguistique, ouvrage qu’il citera jusque dans les années 60 : Le Langage, introduction linguistique à l’histoire de Joseph Vendryes. La portée considérable de cette rencontre nous a amené à y consacrer le second volet de cette étude.

1924-1938 : recherches, errances et premières œuvres


On sait que les années suivantes seront pour Queneau des années d’instabilité et de difficulté, tant sur le plan matériel que sur le plan personnel. Il semble que Queneau soit revenu vers la linguistique au cours de ses recherches à la Bibliothèque Nationale pour y dénicher des fous littéraires. Il y a, dans le dossier Langues et vocabulaires, de nombreuses notes sur des auteurs de langues imaginaires ou sur des grammairiens de fantaisie, sur des langues artificielles, des argots créés par des enfants, etc. Par exemple, Queneau a lu et pris des notes sur l’ouvrage d’un certain M. A. Granier de Cassagnac, député au Corps législatif : Antiquité des Patois. Antériorité de la langue française sur le latin, Paris, 1889, in-8°, lequel prétend que « le but de ce travail est de mettre hors de doute l’antiquité de ces patois et de montrer qu’ils se parlaient à peu près comme ils se parlent encore, il y a plus de deux mille ans, lorsque la langue latine était à peine fixée ; si bien qu’au lieu de voir dans les patois du latin corrompu, il serait plus exact de voir dans le latin du français et du patois épuré ».

Pour ma part, je ne peux m’empêcher d’interpréter la curiosité de Queneau à l’égard des hétéroclites comme une sorte de fascination pour ce qu’il aurait pu devenir lui-même, pour peu qu’il eût poussé jusqu’au bout son désir de maîtrise encyclopédique. Ces fous littéraires, en particulier ces linguistes délirants, j’ai tendance à les voir comme des doubles lointains de Queneau, frères en cela qu’eux ont mené jusqu’à la folie la quête d’une Vérité sur le langage en donnant abruptement une réponse aux questions fondamentales qui animent toute curiosité linguistique : qu’est-ce que le Sens et qui le légitime ? D’où viennent les langues ? Est-il possible d’abolir la médiation du langage et de retrouver, sous la forme d’une Langue Mère ou d’une Langue Recréée, un langage sans défaut ?

1937-1965 : la question du néo-francais


La fin des années 30 marque le début d’un intérêt constant de Queneau pour la linguistique : c’est pendant plus de 25 années la publication d’une série d’articles dont les plus caractéristiques seront réunis en 1950 puis en 1965 dans les deux versions de BCL, qui constitue l’œuvre de Queneau la plus explicitement « linguistique », au sens institutionnel.

BCL porte la trace de lectures linguistiques qui complètent ou prolongent celle de Vendryes : en 1944, les ouvrages traitant de géographie linguistique 5 que lui fait parvenir Albert Dauzat ; en 1947, la synthèse de linguistique historique par un spécialiste d’étymologie, Walther von Wartburg 6. Tous ces ouvrages sont des introductions aux problèmes de la linguistique, comme les synthèses pédagogiques d’Aurélien Sauvageot 7 ou d’André Thérive 8, cités dans BCL (p. 94) à propos de l’orthographe et du néo-français.

BCL constitue pour Queneau un manifeste de théorie linguistique : il y défend ses positions sur le « néo-français », qu’il illustre par ailleurs grâce à ses romans. Il apparaît publiquement comme le chef de file des rénovateurs de la langue littéraire, et c’est à ce titre qu’il répond aux questions de Georges Charbonnier en 1962 (Entretiens avec G.C., Gallimard). Pour cette période, n’oublions pas la direction de l’Encyclopédie de la Pléiade, pour laquelle Queneau dut superviser un tome consacré au langage, dirigé par A. Martinet 9.

1960-1968 : intérêt pour la linguistique quantitative


Les années 60 sont des années glorieuses pour la linguistique. Elle devient la discipline-modèle des sciences humaines, et ses concepts fonda­mentaux sont abondamment exportés : paradigme, signe, signifié / signifiant, valeur, structure, etc. On pense même pouvoir unifier les sciences humaines (philosophie, ethnologie, sociologie…) autour de la notion de structura­lisme.

La linguistique structurale voit paraître de grandes synthèses didactiques à la hauteur de ce que fut l’ouvrage de Vendryes pour les années 20, comme les célèbres Éléments de linguistique générale de Martinet 10 (que Queneau relut trois fois entre 1960 et 1961). D’autres ouvrages plus techniques paraissent dans le même temps et Queneau les lira à leur parution : en 1963, la version française des Essais de Jakobson 11, en 1966, le tome 1 des Problèmes de linguistique générale de Benveniste 12. Queneau lit aussi en 1961 la grande synthèse de Edward Sapir, Language, An Introduction To The Study Of Speech  13. Ces ouvrages de linguistique générale forment la bibliothèque de base de l’étudiant en Sciences Humaines, tout autant que la réédition d’un ouvrage plus ancien de grammaire historique, l’ouvrage classique de Bourciez en grarmnaire historique (1965) 14.

Mais les années 60 voient aussi se développer les théories formalistes du langage, basées sur des modèles syntaxiques, et étroitement liées aux ambitions du traitement automatique du langage par les ordinateurs alors tout nouveaux. On cherche à établir une description rigoureuse de la combinatoire linguistique, en espérant ainsi pouvoir imiter efficacement le comportement linguistique humain.

Queneau va se passionner pour les recherches dans ces domaines où s’entrecroisent les mathématiques, et en particulier la combinatoire, et le langage. L’intérêt de Queneau pour la linguistique quantitative rejoint directement ses propres goûts pour les liens entre la littérature et les structures mathématiques, voire pour la littérature fécondée par les mathématiques, comme le noteront Le Lionnais et Jacques Roubaud dans l’Atlas de littérature potentielle (1981, p.34 et 42). Les lectures de linguistique quantitative sont plus denses dans la période 1960-1965 : par exemple, en 1961 l’ouvrage de Guiraud sur Problèmes et méthodes de la statistique linguistique 15 ; ou, plus ardu mais combien célèbre, les Structures syntaxiques de N. Chomsky, que Queneau a lu en anglais avant sa traduction 16 (en 1964 et 1965) ouvrage qui constitue le pilier de la grammaire générative transformationnelle qui dominera la théorie linguistique pendant vingt ans.

Les traces de cette curiosité ne manquent pas dans les années 1960 : au sein de l’OuLiPo, F. Le Lionnais et Queneau se recommandent des ouvrages de linguistique théorique 17. Queneau suit des conférences de linguistique quantitative (Pléiade, p. LXXVI), rencontre Maurice Gross, spécialiste de la traduction automatique 18 et s’intéresse aux applications des théories probabilistes dans le domaine de la syntaxe 19.

L’engagement de Queneau dans la théorie linguistique est suffisamment sérieux pour qu’il en vienne lui-même à publier son propre travail de recherche, à deux reprises :

– en 1955, il présente en Sorbonne, dans le cours de G. Antoine, une conférence intitulée : « Statique et dynamique du français », qui sera par la suite rééditée sous plusieurs formes, et même traduite en anglais ;

– en 1963, une communication faite à l’OuLiPo sera publiée dans une revue de linguistique (Études de Linguistique appliquée, n° 3, 1964, p. 37-50) sous le titre : « Analyse matricielle du langage », puis reprise et complétée en 1966. Comme le souligne Éric Beaumatin, c’est l’article de Queneau qui porte les marques les plus nettes de la reconnaissance institutionnelle. Queneau l’encyclopédique est-il devenu aussi un linguiste ?

Le Collège de ‘Pataphysique et l’OuLiPo


Mais dans le même temps qu’il se plie aux règles rigoureuses de la linguistique institutionnelle sous sa forme la plus abruptement formaliste, il fait paraître divers articles dans les publications du Collège de ’Pataphysique 20. Voilà qui complète notre portrait d’un Queneau linguiste en y introduisant… disons le clinamen pataphysique, la « malice » évoquée par Jacques Bens.

L’enfant naturel de la ’Pataphysique fécondée par Queneau et Le Lionnais naît lui aussi en 1960, à Cerisy s’il faut en croire un de ses pères putatifs (Atlas de Littérature Potentielle, Gallimard, 1981, p. 39). Queneau y est amené à jouer un rôle important, ne serait-ce que parce qu’il est le premier à avoir créé des œuvres oulipiennes (Cent mille milliards, Exercices de style… ). Or, les travaux de l’OuLiPo l’amènent sur le terrain de la linguistique, d’ailleurs contre son gré. La lecture des comptes rendus de séance permet de reconstituer les relations parfois de curiosité, souvent d’hostilité à l’égard de l’actualité linguistique institutionnelle.

Tantôt, les Oulipiens font écho positivement aux recherches linguistiques : Queneau, par exemple, présentera avec chaleur certains cours de linguistique formelle, évoquant à l’occasion des gourmandises comme la loi d’Estoup-Zipf complétée par Mandelbrot et Guiraud (25 févr. 1966), ou bien racontant une conférence sur les chaînes de Markov (23 févr. 1963). Il y présentera son « Analyse matricielle du langage ». Des linguistes sont invités aux réunions de l’OuLiPo : Maurice Gross, Abraham Moles, Bernard Quemada, Gérald Antoine, etc. 21 Tantôt d’autres indices, épars dans les comptes rendus de séances, se font l’écho d’une méfiance, voire d’une hostilité à l’égard de la linguistique en général 22. Par exemple, le 23 févr. 1963, Queneau déclare : « Je me demande quels sont nos rapports avec la linguistique. Et encore si un linguiste ne devrait pas figurer parmi nous. Certes, et bien sûr, nous ne faisons pas de linguistique : nous sommes au-delà ». L’OuLiPo semble avoir été sollicité pour travailler avec des chercheurs en traduction automatique 23 ; il semble qu’au début Jacques Bens montrait quelque enthousiasme, vite douché par Le Lionnais : « Je vous avais prévenu, il faut toujours dire non. C’est un très grand honneur de travailler pour nous, nous n’avons pas le temps de travailler pour eux » (29 nov. 1963).

Après 1965 : éloignement de la linguistique


On peut comprendre la distance prise par Queneau et l’OuLiPo d’avec la linguistique institutionnelle. Cela tient d’abord à une divergence fondamen­tale dans la relation au langage : le travail du linguiste se définit dans un cadre « scientifique », il s’efforce de n’entretenir avec le langage qu’un rapport d’observateur objectif. Le projet de l’OuLiPo déborde ce cadre froid en y réintroduisant l’esthétique et l’affectif, comme le rappelle cette définition collective de 1961 : « L’OuLiPo : organisme qui se propose d’examiner en quoi et par quel moyen, étant donné une théorie scientifique concernant éventuel­lement le langage (donc l’anthropologie), on peut y introduire du plaisir esthétique (affectivité et fantaisie)  24 ». Dès lors, le projet de l’OuLiPo est un projet littéraire, c’est-à-dire langagier et non linguistique.

Curieusement, le fonctionnement interne de l’OuLiPo connaît un ralentissement parallèle à l’essoufflement de la théorie linguistique : les années 60 et 70 consacrent l’échec partiel des grandes ambitions des modèles formalistes. La problématique linguistique commence alors à déborder le domaine morpho-syntaxique vers la sémantique puis vers la pragmatique, et de nouveaux problèmes apparaissent, appelant de nouveaux modèles théoriques. Et il est singulier de voir dans les comptes rendus de l’OuLiPo un écho de cette crise théorique, comme si, dans deux milieux intellectuels qui s’étaient définis comme indépendants, voire opposés, les mêmes présupposés théoriques sur le langage avaient été à l’œuvre souterrai­nement…

Déjà Queneau faisait part de son scepticisme en 1962 : « Ce n’est tout de même pas tout à fait sûr que l’usage d’un langage soit absolument réduc­tible à une opératoire, à un système » (Entretiens avec G. Charbonnier, p. 31). En 1963, Queneau déclarait que « la traduction automatique avait du plomb dans l’aile aux USA » 25. En 1965, Paul Braffort : « Seuls des hommes peuvent se livrer à l’analyse sémantique, comme le montre l’échec de la traduction automatique 26 ».

Il est curieux de constater ce parallèle entre l’essoufflement· du formalisme linguistique et l’essoufflement du projet initial des membres fondateurs de l’OuLiPo. Les séances se raréfient, les comptes rendus s’anémient. Le 23 août 1966, Queneau « déplore l’insuffisance, voire l’absence des comptes rendus ». Il constate que les créations oulipiennes se font désormais « en dehors » de l’OuLiPo (il cite Roubaud). On débat longuement sur le rapport entre structures formelles et sémantisme. Le Lionnais constate cette évolution, imposée par la pauvreté des résultats obtenus : « on passait petit à petit du syntaxique au sémantique ». André Blavier donne le coup de grâce : « je répète que je trouve nos structures pauvres, à côté de toutes celles que l’on employait avant nous. Nous ne dépassons guère la contrainte artificielle, toute de détail et sans avenir ». Malgré quelques sursauts, la fin des années 60 est une période difficile. L’OuLiPo passe en d’autres mains (Fournel, Roubaud, Perec en 67). À un questionnaire envoyé par le nouveau secrétaire, Fournel, qui signale « la gravité de la situation » et demande « pensez-vous encore à des travaux Oulipiens personnels ? », Queneau répond abruptement : « franchement : non » 27.

Enfin, un dernier signe marque la distance prise par Queneau dans ses rapports avec la linguistique : en 1969 et 1970 paraissent les Errata dans lesquels il semble désavouer sa propre théorie du néo-français. Queneau semble lui-même renoncer à son rôle de chef de file. Est-ce l’aveu qu’il n’a jamais été, malgré quelques belles tentatives, qu’un « amateur linguiste », selon la formule de B1avier (Géhéniau, préface), et au bout du compte un amateur égaré en linguistique ?
  1   2   3

similaire:

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconAnnuaire des fournisseurs bio de Rhône-Alpes Filière fruits bio Filière...

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconProgramme 14h00 – point presse
«Ambition bio 2017» décliné dans nos «programmes pluriannuels de développement de la bio» Régionaux 2014-2020 respectifs, s’est traduite...

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconBibliographie : Jean Charles sournia
«un stage» et ce médecin s’appelle Hippocrate. IL va voir comment les égyptiens soignent et va en retirer de grandes conséquences...

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconBibliographie de Jon Bilbao
«Goyetche Léonce» (Bilbao 1974 : 99)6 doivent donc être entièrement revues, de même que les diverses informations bibliographiques...

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconJl cours de littérature tale L queneau Doukiplédonktan ?

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconDécret n° 2017-816 du 5 mai 2017 relatif à la médiation sanitaire...
«Art. D. 1110 Les référentiels de compétences, de formation et de bonnes pratiques en matière de médiation sanitaire ou d’interprétariat...

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconUne nouvelle utilisation abusive du préfixe "Bio"

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconCompétition pour le statut de victime
«je ne suis pas venu apporter la paix-essai sur la violence absolue», Jean-Baptiste Metz, memoria passionis Jean Cachot-Hervé Renaudin-Jean-Hubert...

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconJacques couture. Thierry albertini. Isabelle bourgeois. Daniel lesage...

Jean-Charles chabanne queneau et la linguistique (1) Repères Bio-bibliographiques iconRevue d’Aménagement linguistique






Tous droits réservés. Copyright © 2016
contacts
d.20-bal.com