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Emmanuel Combes La politique de la concurrence Coll. Repères Ed. La Découverte, 2002 (Introduction & chapitre 1) Introduction Le 18 mai 1998, le Département américain de la Justice et dix-neuf États annoncent le dépôt d'une plainte pour pratiques anticoncurrentielles à l'encontre de Microsoft, géant mondial de l'industrie du logiciel : l'« affaire Microsoft » - qui suscite un large intérêt dans l'opinion et dont les médias se font largement l'écho - nous rappelle que les stratégies des firmes en économie de marché sont encadrées par des règles de concurrence et des autorités chargées de les mettre en oeuvre. Ces règles encadrant le jeu concurrentiel sont toutefois difficiles à établir, sans doute parce que la notion de concurrence repose elle-même sur un paradoxe. En effet, on peut considérer que la concurrence constitue un processus de sélection pouvant conduire à l'élimination de concurrents, au profit des firmes les plus efficaces : les règles de concurrence ne visent alors pas à empêcher en tant que telle la disparition de concurrents mais plutôt à contrôler les moyens utilisés par les firmes pour parvenir à leurs fins. Il s'agit alors de déterminer à partir de quel moment un comportement ne résulte plus du jeu « normal » de la concurrence et les controverses sur les pratiques utilisées par Microsoft illustrent la difficulté d'un tel exercice. Le présent ouvrage s'interroge précisément sur les fondements économiques qui sous-tendent la politique de la concurrence ; il ne s'agit pas d'un ouvrage de droit de la concurrence, ni d'une analyse institutionnelle du fonctionnement des autorités antitrust. Nous mobilisons dans un premier temps les instruments de la science économique (principalement l'économie industrielle) pour comprendre les objectifs, les instruments et l'efficacité de la politique de la concurrence, en prenant comme exemples principaux la politique de la concurrence américaine, européenne et française (chapitre I). Un premier volet de la politique de la concurrence porte sur la formation et l'exercice d'une position dominante. La question de la formation d'une position dominante par alliance ou par fusion-acquisition est développée dans le chapitre II : pourquoi les autorités de concurrence exercent-elles un contrôle préventif sur les opérations de concentration industrielle et selon quels critères ? Lorsqu'une firme dispose d'une position dominante, on peut craindre qu'elle n'en abuse : la politique de la concurrence vise à empêcher les comportements dits de « monopolisation d'un marché » (chapitre III) : comment caractériser un abus de position dominante et quels indices utiliser pour le détecter ? Un second volet de la politique de la concurrence concerne la coordination des comportements entre firmes, au travers des accords horizontaux et verticaux. Les accords horizontaux peuvent avoir pour seul objet de restreindre la concurrence au détriment des consommateurs (chapitre IV) : comment les autorités de concurrence parviennent-elles à détecter ces pratiques ? Pourquoi les accords entre concurrents permettant de promouvoir le progrès technique font-ils l'objet d'un traitement différent ? De même, les « restrictions verticales », tels les accords de franchise, exercent des effets ambigus sur la concurrence : à quelles conditions ces accords verticaux sont-ils considérés comme licites ? (chapitre V). I / Qu'est-ce que la politique de la concurrence ? Limitée à l'origine à quelques pays développés, la politique de la concurrence s'est diffusée progressivement dans les différentes régions du monde, pour constituer aujourd'hui un instrument essentiel dans l'arsenal des politiques de régulation. Il s'agit alors de s'interroger sur son efficacité : quelles finalités la politique de la concurrence doit-elle poursuivre et avec quel type d'instruments ? Le présent chapitre apporte des éléments de réponse, en mettant notamment l'accent sur la diversité des objectifs et des outils utilisés et en insistant sur le fonctionnement institutionnel de la politique de la concurrence. Nous commencerons par évaluer la place qu'occupe aujourd'hui la politique de la concurrence dans les différentes régions du monde (section 1) ; nous poursuivrons par l'analyse des objectifs poursuivis par la politique antitrust (section 2), avant d'évoquer la question de sa mise en oeuvre et de son efficacité (section 3). 1. L'essor de la politique de la concurrence À l'exception du cas américain, la politique de la concurrence constitue une pratique récente dans la plupart des pays développés : il faut en effet attendre les années quatre-vingt pour qu'une législation « complète » soit adoptée et véritablement appliquée, à l'image du cas français avec la loi du 1er décembre 1986. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, les pays émergents et en transition mettent à leur tour en place ce type de politique, souvent sous l'impulsion d'organisations internationales ou dans le cadre d'un processus d'intégration régionale. Si l'on considère les pays en voie de développement, rares sont ceux qui disposent à l'heure actuelle d'une législation sur la concurrence. Par exemple, au sein de l'Afrique du Nord, la Tunisie est le seul pays à avoir adopté une politique antitrust, avec la création en 1991 du Conseil de la concurrence : cette institution n'a cependant qu'une vocation consultative, dispose de moyens très limités et se révèle très peu active, puisque seulement trois décisions ont été prises au cours de la période 1991-1997. On peut donc considérer que la politique de la concurrence connaît aujourd'hui un certain essor à travers le monde mais reste encore à construire, pour peu que cela soit souhaitable, dans la plupart des pays en développement. Cette diffusion progressive et inégale de la politique de la concurrence pose une question essentielle à l'analyse économique : à quel moment un pays doit-il mettre en place ce type de politique ? Il s'agit par exemple de savoir si la politique de la concurrence est un instrument préalable et nécessaire à la mise en place d'une économie de marché dans les pays en transition. Il s'agit également de savoir si les pays en développement doivent se doter, dès à présent, d'une politique de la concurrence ou si cette dernière n'est pas plutôt un produit de la croissance économique. Une politique ancienne : le cas américain En matière de politique de la concurrence, les États-Unis font figure de pionnier : la politique antitrust voit le jour au niveau fédéral en juillet 1890 avec l'adoption du Sherman Act. Ce texte législatif, relatif aux comportements d'entente et de position dominante, est né dans un contexte historique très particulier : la fin du XIXe siècle est en effet marquée sur le continent américain par une forte concentration industrielle, donnant naissance à de véritables « géants » dans des secteurs tels que le pétrole, la sidérurgie ou l'industrie électrique. Ce processus de concentration ne manque pas de susciter la crainte des consommateurs et des petits producteurs américains, crainte relayée par les hommes politiques, à l'image du sénateur Sherman : « La conscience populaire est troublée par l'émergence de problèmes nouveaux qui menacent la stabilité de l'ordre social. Le plus sérieux d'entre eux est certainement celui qui découle de l'accroissement, en une seule génération, des inégalités de chances, de conditions sociales et de richesse par la faute de la concentration du capital au sein de vastes coalitions destinées à contrôler le commerce et l'industrie et à détruire la libre concurrence» (cité par M. Glais [1992], p. 296). Le Sherman Act est en réalité peu appliqué au départ et il faut attendre les crises financières du début du siècle (1902 puis 1907-1908) pour que les premiers grands « trusts » américains - à l'image de la Standard Oil dirigée par Rockfeller - soient inquiétés et même démantelés pour abus de position dominante. A la suite du Sherman Act, les États-Unis adoptent en 1914 le Clayton Act et le FTC Act : ces trois textes formeront la base essentielle de la politique antitrust américaine, même s'ils connaîtront au cours du temps, des amendements (en particulier le Clayton Act) et des interprétations diverses. Il a souvent été souligné que l'application des lois antitrust par le Département de la Justice (DOJ) et la Federal Trade Commission (FTC) a été très fluctuante, lorsque l'on raisonne sur une longue période (voir par exemple Posner [1970], Ghosal et Gallo [2001], Lin et alii [2000]). Une première vague d'investigations peut être identifiée au cours de la période 1900-1914, avec notamment la condamnation d'American Tobacco et de la Standard Oil en 1911. Une deuxième vague apparaît entre 1935 et le début des années cinquante, avec notamment l'affaire Alcoa. La troisième phase se développe durant les années soixante et le début des années soixante-dix, avec l'ouverture d'enquêtes à l'encontre de firmes comme Rank Xerox, IBM ou ATT. Après une mise en sommeil relative sous l'ère Reagan et Bush, il semble que l'on puisse distinguer une quatrième phase durant les années quatre-vingt-dix, avec notamment les deux procès à l'encontre de Microsoft, en 1994 puis 1998. Si l'on considère la période 1942-1995, on peut déceler une tendance haussière dans le nombre d'investigations jusqu'au début des années soixante-dix suivie d'une tendance à la baisse. Comment expliquer cette cyclicité dans le comportement des autorités antitrust américaines ? Une première explication peut être recherchée dans l'alternance politique entre républicains et démocrates, ces derniers étant plus enclins à lancer des investigations à l'encontre des firmes. Suggérée par Posner [1970], cette piste de recherche n'a pourtant pas abouti jusqu'ici à des résultats concluants : le parti politique dont est issu le Président et la composition du corps législatif n'influent pas de manière significative sur le « zèle » des autorités antitrust. Une seconde piste de recherche a mis l'accent sur le rôle de la conjoncture macroéconomique : l'activité antitrust est-elle procyclique ou contra-cyclique ? Selon la théorie des groupes d'intérêt [Peltzman 1976], les autorités antitrust auraient un comportement procyclique : lorsque l'économie entre en récession, les firmes voient leurs profits diminuer et peuvent connaître des difficultés financières, ce qui conduit à un relâchement de l'activisme antitrust. Cependant, on peut considérer que les violations des lois antitrust sont plus fréquentes en période de récession (songeons par exemple aux comportements de collusion), ce qui devrait conduire l'antitrust à être plus actif dans ces périodes : la politique antitrust serait alors contra-cyclique, comme le met en évidence l'étude récente de Ghosal et Gallo [2001]. Les nombreuses études empiriques menées à ce jour ne permettent cependant pas de trancher de manière catégorique en faveur de l'une ou l'autre thèse. Une politique récente en Europe Au niveau de la Communauté européenne, la politique de la concurrence fait partie intégrante du projet d'intégration économique et figure à ce titre dès le traité de Rome, avec notamment les articles 85 et 86. Mais, si l'on se situe au niveau de chaque pays d'Europe, force est de constater que la politique de la concurrence a longtemps occupé une place mineure et son rôle primordial dans la régulation des marchés n'a été reconnu que récemment, sous la contrainte de l'intégration commerciale [Dumez et Jeune-maître, 1991]. Ce faible intérêt pour les questions de concurrence s'explique en partie par des raisons historiques et idéologiques : la politique de la concurrence suppose en effet une adhésion aux mécanismes de marché, ce qui ne correspond pas à la tradition de nombre de pays européens (à l'image de la France), fondée sur l'intervention directe dans l'économie de la « main visible » de l'État. Comparées au cas des États-Unis, les législations nationales sur la concurrence apparaissent en effet tardivement : la première en date est celle de l'Allemagne, imposée au départ par les Alliés en 1947 et modifiée en 1958. De surcroît, les textes ont été souvent peu appliqués jusqu'à une période récente et ont été d'ailleurs modifiés durant les années quatre-vingt - quatre-vingt-dix, dans le sens d'une plus grande sévérité des sanctions, d'une « uniformisation » aux standards communautaires et d'une plus grande indépendance des autorités antitrust vis-à-vis des instances politiques. Par exemple, si l'Espagne dispose depuis 1962 d'une législation sur la concurrence, il a fallu attendre l'adhésion à la CEE en 1986 pour que ce pays applique véritablement une politique de la concurrence, avec l'adoption en 1989 d'un nouveau cadre législatif. Dans le cas de la France, il faut attendre 1986 pour que soit créé le Conseil de la concurrence et le cadre législatif adéquat, même si plusieurs lois avaient déjà préparé le terrain (en 1953 puis 1977). Le cas de la Hollande apparaît singulier : les cartels ont été tolérés jusqu'à une période récente, au point que la Commission européenne s'est inquiétée au début des années quatre-vingt-dix du nombre d'ententes comportant des firmes hollandaises ; il a fallu attendre 1993 pour que le comportement de fixation horizontale des prix soit explicitement condamné sur un plan législatif en Hollande et une autorité de la concurrence digne de ce nom n'a vu le jour... qu'en janvier 1998. Une politique en construction dans les pays émergents et en transition Peu après la chute du mur de Berlin, les pays de l'Est, engagés dans un processus de transition vers l'économie de marché se sont rapidement dotés d'une législation sur la concurrence : en 1996, vingt-deux des vingt-six pays de l'Europe de l'Est disposaient déjà d'un tel cadre législatif. Ces textes ont été ultérieurement amendés (notamment en Pologne et Hongrie) - à la suite des accords d'association signés avec la Communauté européenne - dans le sens d'une « mise en conformité » aux standards communautaires. L'adoption d'un cadre législatif ne signifie cependant pas que les pays en transition appliquent véritablement une politique de la concurrence. Ainsi, dans une étude portant sur dix-huit pays de l'Est, Dutz et Vagliasindi [2000] construisent une échelle d'« effectivité de la politique de la concurrence » graduée de 0 (faible effectivité) à 9 (forte effectivité), intégrant trois types de variables :
Il ressort de leur étude une grande disparité avec des pays disposant d'une politique de la concurrence effective, à l'image de la Pologne et la Hongrie et d'autres tels que l'Ouzbékistan où la politique de la concurrence semble peu appliquée. La mise en place d'une politique de la concurrence peut être également observée depuis la fin des années quatre-vingt dans la plupart des pays émergents, que ce soit en Amérique latine ou en Asie du Sud-Est. Bien souvent, cette politique s'est inscrite dans un programme plus large de réformes des structures économiques (privatisations, stabilisation budgétaire, etc.), souvent introduit par les organisations internationales à la suite de crises économiques graves, et a été accentuée par la formation d'unions économiques régionales (ASEAN, NAFTA, etc.) ou l'appartenance à une organisation régionale (APEC par exemple). Ainsi, dans le cas du Mexique, la crise de la dette en 1982 marque le début d'une réorientation profonde de la politique économique mexicaine dans le sens d'un désengagement de l'État, accentué par l'adhésion à la zone de libre-échange nord-américaine (NAFTA) en 1990. Après avoir mis en place un programme de libéralisation des échanges internationaux et de l'investissement direct étranger, de déréglementation et de privatisation, le gouvernement mexicain adopte en 1993 la Federal Law of Economic Competition (FLEC) et crée la Federal Trade Commission (FTC). Le Brésil a connu une évolution similaire après 1994, suite à l'instauration du « plan Real » destiné à stabiliser une économie rongée par l'hyperinflation : parmi la panoplie des réformes figure l'adoption d'une véritable politique de la concurrence, marquée par l'indépendance de l'agence antitrust (le CADE) et l'introduction d'un contrôle des concentrations. En Asie du Sud-Est, la Corée est l'un des premiers pays de la région à se doter d'une véritable politique de la concurrence, avec l'adoption en 1980 du Monopoly Regulation and Fair Trade Act. Longtemps protégée et contrôlée par l'État, organisée autour de grands conglomérats (les chaebol), l'économie coréenne choisit, à partir des années quatre-vingt, de rompre avec une longue expérience interventionniste et de s'ouvrir aux mécanismes de marché. Les premiers pas de la politique de la concurrence s'avèrent difficiles et il faut attendre par exemple 1994 pour que les autorités de concurrence disposent d'une réelle indépendance dans leurs décisions. À la suite de la crise asiatique de 1998, plusieurs pays ont engagé, sous l'égide du FMI, de profondes réformes économiques, comprenant notamment la mise en place d'une politique de la concurrence : par exemple, l'Indonésie a promulgué en mars 1999 une loi relative aux pratiques déloyales et de monopolisation. |
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