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MITHOMANIA Mésaventures irréelles et autres considérations Mot de l’auteur L’angoisse de la page blanche. Même sur un écran d’ordinateur, elle effraie sensiblement. C’est improbable, incroyable : inaccessible. Pourtant, j’avais toujours considéré qu’il était d’une facilité désarmante de commencer un texte : le difficile venait pour moi toujours de « l’avant-texte », de ce qui s’est produit en amont mais que l’on ne peut décemment pas raconter, pour diverses raisons : place, intérêt, inspiration, tout simplement. Et pourtant, un instant avant de commencer à écrire, voir cet écran vide, parfaitement vierge, ce simple curseur clignotant semblant attendre – et qui attendait – une directive de ma part m’a serré violemment le cœur. J’avais, il y a de cela plus ou moins un an, débuté un recueil de nouvelles par les mêmes mots. Et je pensais à l’époque qu’il ne s’agissait pour moi que d’une forme de peur mêlée à de la curiosité, une exaltation : que je me méprenais sur l’ambition de mon « rôle » d’auteur. Mais sont passés les mois et les semaines, et pas une ombre d’amélioration en vue. Pis : il a même semblé que la douleur qui s’épanchait de mon esprit grandissait d’instant en instant, me poussant violemment à l’acte de mutilation, aux pleurs, aux reproches. Je ne savais absolument pas pourquoi ni d’où venait ce mal maudit, et je croyais que mes travaux auraient pu me permettre de me « guérir », une thérapie douce qui n’aurait rien renié à l’homéopathie. Rien n’y a fait, et j’abats ici ma dernière carte ; si une fois ce texte parachevé, rien n’aura changé, je me résignerai jusqu’à la fin de mon existence à porter ce poids sur mes épaules, sans broncher ni me plaindre : résigné. Ma dernière carte, celle-ci : une biographie. Une autobiographie, même : mais grandement fictive. Fictive, dans la mesure où si ce n’est quelques données éparses, jetées comme on sème des grains dans un champ, et le hasard qui ferait que les évènements contés se produisent réellement, tout aura été miraculeusement inventé, au sortir d’un esprit tortueux comme un labyrinthe de ronces et de lierre, difformes et vérolés, boiteux et tordus comme des faux ou des tridents serpentés : les noms, les lieux, les drames et les bonheurs, rien n’aura jamais été et il n’y aura aucune difficulté, je crois, à celui qui s’y intéresse – existe-t-il ? J’en doute ! – à prouver que tout ce qui est avancé, quand bien même je jure avec force et volonté que je ne mens pas et que j’accompagne ces mots de larmes est faux et non avenu. L’écriture pourtant sera sans doute pour moi larmoyante ; je ne manquerai pas, idiot et frêle d’esprit que je suis, de me projeter tout entier dans ce texte, à croire que tout ce qui est inscrit est vrai, et purement vrai. Peut-être que cela m’aidera dans l’écriture : car j’avoue que c’est la première fois que je m’essaie à un texte d’une envergure similaire. Bien entendu, mes prétentions m’auront amené parfois à dépeindre un personnage qui me ressemble comme deux gouttes d’eau, qui avait la même démarche, les mêmes habits ou, plus généralement, des paroles qui se sont trouvées ou qui se seraient trouvées dans ma bouche à un instant donné. Peut-être que certains amis ont vu clair alors, peut-être pas : après tout, qui peut réellement savoir ce qu’il y a dans la tête des gens, dans la mienne en premier lieu ? L’auteur Premier chapitre Dans la lueur de la pleine lune, il eut une idée. Pas très originale, certes, ni même entreprenante : elle ne lui demanderait que peu d’efforts et ne pourrait sans doute pas lui apporter les honneurs ni les récompenses, encore que... Il n’était même pas convaincu de ne l’avoir volé à un autre, qu’il aurait lu il y a longtemps ou non, qu’il aurait aimé et apprécié, et qu’il aurait salué le talent de l’auteur et non la puissance de l’intrigue. Mais il n’accordait que peu de pouvoir aux intrigues : c’était un poète. Du moins, essayait-il d’être poète. Mais il était dur d’être poète avec sa carrure, qui s’approchait plus de celle de Remington que de Rimbaud, et il avait toujours des scrupules à vouloir parler en vers et en rimes, et à être lyrique, sinon onirique. Cela brûlait ses veines et son sang, et ses mains tremblaient quand une belle image lui venait en tête, sans jamais réellement savoir comment ni pourquoi. C’était une qualité, et une belle qualité : car il était poète et se défendait honorablement dans cette difficile profession, et comptait grâce à cet art plus de conquêtes que ceux qui essayaient, en vain, de séduire par les muscles et les pectoraux. C’était un joueur de sérénade, un jongleur de pâquerettes : il avait appris seul à jouer de la guitare et du violon, un peu. Quand il croisait une belle proie dans la rue, il la suivait avec malice et rapidité, attendait qu’elle soit rentrée chez ses parents et lorsque minuit sonnait, il se postait sous son balcon et lui dédiait son ode du soir ; car en effet il écrivait trois poèmes par jour, un au matin avant de manger, un au midi en digestion, et un au soir avant que le soleil ne se couche. Il les posait aussitôt trouvés sur le papier et les retouchait jusqu’à la perfection, et pour tous inventait une mélodie pour s’accompagner à l’instrument ; et quand son carnet était rempli il l’entreposait chez lui, sous son lit, et inaugurait un autre carnet et cela jusqu’à en vomir. Il en avait exactement trente-sept, numérotés, plus de deux cents sonnets, quelques quatre cents ballades, encore plus d’élégies : et pas un ne ressemblait à un autre, pas un n’avait le même sujet de prédilection, pas un n’empruntait la même image ou le même langage : c’était un travesti du recueil, un illusionniste du chant et un spadassin du texte, un rêveur. Il s’appelait Giorgio, et était Italien par son père, Corse par sa mère : la barbe drue et les cheveux sombres, toujours en désordre, le teint légèrement basané, les yeux d’un bleu impénétrable, et une carrure qui imposait le respect. Son arrivée dans le monde, et sa venue en pleine ville de Lyon ne lassaient pas de surprendre, si bien qu’il serait intéressant d’y consacrer un chapitre entier, un chapitre d’introduction ; mais il récitait souvent son aventure à qui voulait l’entendre, et ce soir-ci, pour fêter son idée, sans doute allait-il faire de même. Il sortit de la poche de sa chemise blanche impeccable un paquet de gitanes et en alluma une avec espièglerie pour trouver le « la », puis s’engagea au fin fond d’une cour d’immeuble et descendit un petit escalier ; là il ouvrit une porte et entra dans un bar dérobé, s’installa au comptoir et pinça la corde de sa guitare. Et le silence se fit : quand Giorgio chantait, on se devait de l’écouter. Surtout, la belle Sissi l’écoutait. Pauvre Sissi ! Amoureuse d’un troubadour ; dormant le jour, vivant la nuit comme serveuse, elle était aussi septentrionale que Giorgio était méridional : de ses cheveux blonds en couettes à ses tâches de rousseur en passant par sa pâle peau, on croyait entendre siffler le vent norvégien à chacun de ses passages, et ses longues jambes effilées étaient taillées pour transpercer la neige et non le maquis. Et quand son amoureux chantait, elle arrêtait son service et venait s’asseoir auprès de lui, et Giorgio lui souriait à pleines dents et lui passait la main dans les cheveux, lui caressait la joue pour l’empêcher de rougir et clignait légèrement de l’œil. Alors Sissi laissait s’appuyer le coude sur le bar et faisait reposer sa tête sur sa main de fée, et ses yeux brillaient d’étoiles, et elle écoutait Giorgio chanter. Giorgio était poète, cela fut dit : mais il était un poète d’un genre nouveau, mêlant vers, prose, poésie, chanson, ballade, théâtre même : il avait mis plusieurs mois à écrire ce qu’il appelait sa « grande tragédie », l’histoire romancée de sa vie. Et à l’écouter parler, on se serait cru revenir au grand temps de la commedia dell’arte, et on était surpris de ne pas le voir porter le multicolore habit d’arlequin. Il faut dire que sous la terre comme dans ce bar le temps n’avait plus réellement cours, plus réellement de raison d’être : et que l’on y vivait comme on y vivait il y a trois cents ans. Giorgio commença sa chanson, et la guitare suivait : il en pinçait les cordes de velours avec grande douceur pour ne point l’effaroucher, elle restait la seule qui avait droit à ses caresses. Car Giorgio était de ces poètes qui avaient fait leur choix et qui aimaient les hommes, et cela Sissi le savait bien, et c’était cela qui rendait Sissi si triste : mais elle ne désespérait pas un jour de se faire aimer, ne serait-ce qu’une nuit par ce bel éphèbe, et ne cessait de soupirer quand il se mettait à chanter. « Holà, mesdemoiselles, holà, mesdames, holà, messieurs ! Je viens ici la guitare à la main, un doux chant en bouche ; je ne vous veux aucun mal, croyez-moi fortement, bien au contraire : mon métier est celui d’un marchand de bonheur, et j’en ai quelques échantillons dans mes besaces. Ce serait un charmant plaisir pour ceux qui les désirent, car pour un tendre verre de liqueur ou un rien de spiritueux, je chanterai jusqu’à ce que le jour, ce fieffé voleur d’illusions, ne vienne chasser à renforts d’aurore la lune qui nous est si tendre, qui m’est si tendre ; car voyez-vous, j’ai jadis épousé une lune, j’ai épousé un astre, j’ai aimé une dune comme Zoroastre. Je suis allé partout, j’ai tout vu : j’ai parlé aux loups et je les ai vaincus ; j’ai même combattu un soir, tandis que je m’appesantissais, un damné guépard qui me griffa sans pitié. Ainsi, si vous désirez me voir chanter, il ne suffit qu’un geste : il ne suffit que de m’inviter, et je ferai le reste. » Sissi s’imaginait déjà dans la peau du guépard, en train de griffer, et de mordre sauvagement sa proie : elle se voyait bientôt panthère, roulant des épaules, grognant doucement ; elle se voyait lionne ou sauvage des terres africaines, et désirait plus que tout tomber poings et bras liés entre la bouche de ce chanteur, et devenir elle-même un sujet de son ode. Sans le savoir, elle allait le devenir : car l’idée de Giorgio la concernait bien plus qu’elle n’aurait jamais pu le croire, si bien que quand sa chanson s’acheva, sinon de repartir avec ce qu’il avait récolté cette nuit, il arrangea ses sourcils et lui murmura un doux mot à l’oreille, et elle en fut toute retournée. Elle lui prit la main et ils descendirent encore, dans un renflement dissimulée derrière un rideau noir : et dans une nouvelle chambre elle le fit asseoir sur le lit, lui demanda de rester sage et ressortit. C’était la première fois que Giorgio venait dans la chambre de Sissi, et il goûtait la tendre douceur de l’endroit avec respect. Il n’y avait que deux meubles dans la pièce, le lit et une table de chevet où trônait, entouré de deux bougies allumées sans doute en début de soirée (compte tenu de leur petite taille et de la fumée grisâtre qu’elles dégageaient), un cadre entourant une photo de la vierge Marie. Il n’y avait aucun tableau ni aucune croix au mur, pas même au-dessus du lit : Sissi était bien trop pauvre pour pouvoir s’acheter ces babioles. Mais sa foi valait tous les trésors. Il n’y avait de même qu’un mince drap de toile sur le lit au matelas abîmé, et une valise concassée, ouverte par le dessus et défoncée sur les côtés contenait l’intégralité de ses toilettes, une paire de chaussures de ville, deux robes, autant de gilets. Giorgio avait des scrupules à venir ici pour une affaire aussi étrange que la sienne, pour la concrétisation de l’idée qu’il avait eu ce soir-là, et qui lui avait même obligé à raccourcir de près de six couplets son récital nocturne – il avait dû passer sous silence son travail au chemin de fer et son aventure avec une archiduchesse – mais il ne pouvait décemment pas amener son amie chez lui : sa chambre de bonne, dans les combles de cette galerie en ruine était deux fois plus petite et son lit beaucoup plus poussiéreux. Perdu dans ses pensées, songeant avec un timide pincement au cœur à sa mère à présent si loin de lui, il n’entendit pas Sissi revenir de la salle avec une bouteille sans étiquette remplie d’une substance noirâtre et de deux petits verres. Elle les remplit en un tour de main, lui en offrit un et vint s’asseoir à ses côtés en buvant déjà un peu, sans le quitter des yeux. Il prit quant à lui soin de laisser distiller le breuvage, de le faire tourner avec douceur dans son verre : du reste, cela lui laissait le temps pour trouver les mots. Bien que chanteur, il parlait très mal, et très lentement : et quand il parlait, il ne pouvait s’empêcher de gratter sa barbe de trois jours avec le revers de sa main, pour le délice d’entendre le petit raclement qui plaisait tant à ses compagnons. Il se mordit la lèvre inférieure à deux reprises, plus aucun bruit n’émanait du bar : il était déjà quatre heures passées et la patronne fermait. La grosse daronne savait que Sissi avait de la compagnie, car il manquait la bouteille de tord-boyaux : si bien qu’elle verrouilla les portes et éteignit les lumières le plus discrètement possible, et partit dormir chez elle. La serveuse était d’ordinaire la seule à dormir dans le bar, ne pouvant loger en ville : trop frêle et trop orpheline pour travailler ailleurs, son salaire servait à payer le gîte et le couvert, pas un dinar ne lui restait pour s’amuser. Elle s’en contentait pour l’instant très bien et, il faut le dire, Sissi ne songeait pas à l’avenir. Elle vivait dans l’instant, heureuse d’être en vie, et heureuse d’avoir échappé à cet orphelinat où on la battait été comme hiver. Elle avait eu de la chance de trouver madame la propriétaire du bar qui l’avait prise en amour, tandis qu’elle était piteusement assise sur un escalier non loin du centre-ville. Elle passait tout par hasard, se promenant, et aurait pu ne pas la remarquer ; mais Sissi ne faisait pas la manche, elle pleurait juste, et c’étaient ses pleurs qui l’avait attirée. Elle était déjà très belle et fort blonde, mais assez petite et très maigre, et la vieille propriétaire, qui n’avait jamais eu d’enfants ni de maris, qui n’avait jamais aimé quiconque, fut prise d’une curieuse douleur. Ce n’était pas qu’elle se reconnut en cette fille, puisqu’elle était issue d’une famille de fonctionnaires et avait toujours vécu loin du besoin, ce n’était pas de l’empathie, mais bel et bien de la sympathie : elle dira plus tard pour justifier son acte que « le ciel était gris ce soir-ci mais qu’elle, elle était ensoleillée, et que j’ai voulu prendre un peu de son soleil avec moi, par pur égoïsme ». Elle en avait fait une serveuse, la seule de son bar : auparavant, elle s’occupait de tout. À présent, elle avait du temps pour s’adonner à son envie première, le modélisme. Longuement, avec une patience d’ange, elle assemblait pièce par pièce des navires et des avions, des voitures et des camions, les peignait, leur posait des décalcomanies et enfin les exposait fièrement chez elle et, chaque semaine, le vendredi après-midi, elle invitait les gosses de l’immeuble et leurs parents à venir voir ses dernières œuvres, elle leur offrait un biscuit sec et un verre de lait en leur conseillant de toujours écouter leur maman. Elle faisait ça gratuitement, sans jamais rien demander en retour, et sans mauvaise pensée : elle ne désirait que dispenser ce petit conseil aussi souvent qu’il le fallait, car on racontait que, jadis, elle n’avait pas écouté sa parente et que c’était pour cela qu’elle ne s’était jamais mariée. Des racontars, pensait Sissi, qui était à la fois sa confidente et sa confiée : elle aimait tout simplement les enfants, comme elle l’avait aimée, et aurait tout fait pour leur distiller un peu de bonheur. Giorgio but un peu, puis posa sa guitare contre le lit. Il la désigna du doigt, un doigt tremblant et sale, et fit un drôle de bruit avec ses lèvres. « Tu sais, ça va faire dix ans que je l’ai, la titine… dix ans. Dix ans, et elle ne m’a jamais lâché, jamais. J’ai même pas eu besoin de changer les cordes, tant je suis doux. Et tu vois, c’est en la transportant pour venir chez toi que j’ai eu une idée, Sissi. – Tu m’as parlé d’une affaire qui pourrait rapporter gros… – Précisément. J’ai eu une idée. Tu sais Sissi, je suis poète, et j’écris : mais j’ai toujours eu envie d’écrire un roman, un vrai roman, une histoire belle et touchante, qui fasse vrai surtout, tu le sais. Et bien je me suis décidé à le faire. Je me suis décidé à écrire un roman. Et j’ai envie de l’écrire avec toi. Parce que toi, tu connais l’orthographe et que moi, hé bien, j’écris mal… tu pourrais m’être d’une très grande aide, parole ! Et la moitié des sous du livre sera à toi, à toi ! Et tu pourras enfin avoir une vraie maison, avec une vraie armoire. – Mais il faut une idée pour faire un roman. Une idée. – Précisément, l’idée, je l’ai. Son œil brillait beaucoup, plus qu’à l’ordinaire : on aurait dit qu’il était ivre, et Sissi reboucha d’instinct la bouteille à ses pieds, quand bien même elle se doutait qu’il avait encore parfaitement sa tête. Tu vois, j’ai eu une idée en venant, je te l’ai dit. Hé bien l’idée, ce n’est pas l’idée d’écrire un roman, c’est l’idée du roman, de quoi il parlerait. C’est une histoire de mythomanie. – Mythomanie ? – Mythomanie. Tu sais, mon frère était mythomane. – Non, je ne sais pas… tu ne parles jamais de ton frère, seulement de toi. Je ne sais que ce que tu chantes dans tes chansons. Je ne saurais même pas dire si c’est vrai, à mon sens cela ne l’est pas, ce ne sont que des chansons. – C’est pourtant vrai Sissi, mais je ne te parlerai pas de ça. Je vais plutôt te parler de mon frère et de sa maladie, et tu comprendras. Parole, si mon frère était encore en vie, il serait fier de moi, et de toi aussi, il serait fier qu’on parle de lui, car il était comme ça mon frère : il adorait que l’on parle de lui. Il était de six ans mon cadet, mais il a toujours été bien plus fort et bien plus grand que moi, qui suis déjà très fort et très grand, tu le sais. Donc pour te dire qu’il ne faisait pas bon être de ses ennemis. Mais justement un soir, il était revenu sévèrement blessé, frappé de toutes parts, saignant : il pleurait, et disait qu’on l’avait agressé. Bien sûr, mon père avait couru au commissariat porter plainte, et on avait même donné la description précise de ses agresseurs, toute une bande… – Et c’était faux ? – Tu as saisi. Tout avait été inventé. – Mais ton frère ne s’est pas suicidé ? – Il a disparu, attention. On ne serait jamais suicidé dans la famille. Et il pointa du pouce la vierge Marie. Sissi se gratta le nez plusieurs fois, se passa la main dans les cheveux et reprit ses esprits. – Mais ton idée alors, c’est quoi précisément ? – Un roman de mythomane. Je vais faire comme faisait mon frère : inventer une histoire de toutes pièces. Plus précisément, inventer de toutes pièces une biographie d’un homme que l’on ne nommera jamais. Mais cela sera une histoire terrible, pleine de déconvenues, de pleurs, d’espoirs perdus : en un mot, un drame. Et ce drame, on prétendra l’avoir récupéré on ne sait où… tu penses, des gars comme nous qui écrivent, ça serait louche. Mais une fois que ça sera édité, on dira enfin la vérité. » Un chien se mit à aboyer au loin, et Giorgio plaisanta en disant que c’était là un très heureux présage. Sissi n’était pas des plus convaincues mais accepta : si cela pouvait lui faire plaisir, cela lui ferait tout autant plaisir. Néanmoins, elle exigea que dès à présent il lui dise précisément comment il allait procéder, ce qu’il allait raconter, ce qu’il allait faire. Et il décida de prendre des éléments entendus à gauche et à droite, et de broder : un peu de son enfance, un peu de la sienne. Pour écrire un bon roman disait-il, il n’y a pas de secrets : tout est dans l’accumulation. Tout est dans l’art non pas de l’intrigue mais du style, et si une riche idée peut être gâchée par une narration bancale, un style original peut quant à lui faire devenir célèbre n’importe quelle histoire. Et il prétendait sans mal trouver dans toute l’histoire de la littérature des exemples d’histoires banales, qui ne brillent ni par leur intelligence ni par leur esprit, être pourtant devenues de profonds classiques grâce à un style intelligent, ou à une astuce narrative particulière. L’inventeur des guillemets n’avaient du être célèbre en son temps que pour cette seule innovation, et la première histoire qui avait dû lui tomber sous le bras avait dû faire l’affaire. L’accumulation, disait-il, était la clé du succès de tout texte, et en tant que chanteur il en savait quelque chose. L’ennui des romanciers, c’est que ce ne sont que des chanteurs ratés – à cela Sissi ne put s’empêcher de glousser, et se mettre à imaginer certains grands auteurs s’essayer au cabaret. Ce sont des chanteurs ratés, tout simplement : frustrés de n’avoir pu trouver de la rime, ou plutôt la rime, la bonne rime, celle qui fait chanter avec exactitude leurs mots, ils ont dissimulé leurs ambitions sous de la prose qui est, sans aucun doute, une invention bien tardive, et bien bâtarde en comparaison du vers. Certes, la prose est plus facile à écrire et à lire, elle réclame bien moins d’attention et de composition rythmique : mais elle reste moins présente à l’oreille et dans le cœur, et ce sont toujours en école les poésies et les fables en vers que l’on retient, jamais les préfaces d’œuvres immortelles ; et si on en voudra à l’étudiant de ne citer un sonnet par cœur, on sera conciliant s’il parvient tout au plus à retenir une citation. De fait, comment retrouver au sein d’un texte en prose toute la musicalité d’une poésie, sans utiliser la métrique, sans utiliser une mauvaise métrique qui aurait des effets désastreux sur les lecteurs ? Par un phénomène d’accumulation qui permet, en outre, de montrer toute l’étendue de la culture maligne de l’auteur. « Un exemple idiot, fit Giorgio en prenant sa guitare. Il esquissa un petit accord, quelques notes, et improvisa un refrain : je ne suis pas de ceux / qui haïssent la lumière / et je fais mes adieux / aux petits vers de terre. À présent, je cherche à le retranscrire à l’écrit : “je n’appartiens pas à ceux qui haïssent la lumière, et de fait ne vit pas sous la terre”. On y perd déjà quelque chose, ce n’est plus magique, ce n’est plus idyllique, ce n’est plus poétique. Mais à présent, j’accumule : “je n’appartiens pas à ceux que l’on nomme troglodyte, ces créatures informes qui errent sous la terre sans jamais n’en ressortir, pour la bonne raison qu’ils haïssent, détestent, abhorrent la lumière et tout ce qui brille : de fait, je n’appartiens pas à leur tribu ni à leur fratrie et persiste à vivre sur terre, parmi vous, mes frères, et non sous terre, parmi ces vilains”. As-tu ainsi vu le balancement quasi rythmique que l’accumulation entraîne à celui qui surcharge intentionnelle son texte ? Tu ne trouveras jamais, dans tout livre, un récit qui se prétende roman et qui n’utilise pas de ces artifices pour raconter l’intrigue. » Plusieurs raisons à cela, persistait-il : tout d’abord, cela serait ennuyeux, plat : historique. Les encyclopédies ont la prétention de raconter des batailles et des défaites sur un ton monocorde, et c’est pour cela qu’on ne lit pas même les meilleures encyclopédies mais qu’on les consulte, comme on écoute le poète mais que l’on questionne le sage ; par la suite, un tel récit demande une farouche volonté pour être ainsi neutre, à la fois bon et mauvais – et non pas au-delà bien et mal comme il avait pu le lire, ou plutôt « comme on me l’a fait lire… il faudra que je te raconte un jour que mon père était un fervent et intelligent philosophe » – et provoque de violentes discussions au sein de l’équipe rédactionnelle, qui se demande si telle ou telle phrase est correcte ou assez neutre pour le sujet. Giorgio bomba le torse, et assura qu’il leur répondrait qu’il est hérétique de croire en une pureté neutre de la langue, tant elle porte dans son étymologie même des traces millénaires et profondément enfouies de son histoire. Ensuite, il serait affreusement court. On a de tous temps jugé les œuvres au poids, à la page, au mot ; si l’on peut raconter une histoire en six pages, assurons-nous pour pouvoir le faire en deux ou trois cents : incorporons des personnages annexes, des intrigues secondaires, de très longues descriptions sans intérêt pour la suite mais qui corroborent à une illusion de réalité, et donc au final à aider les plus frêles à s’insérer dans une histoire qui les dépasserait, si elle se contentait d’enchaîner les ambitions et les évènements sans les considérer d’une manière différente. Et du reste, cela permet à tout un chacun de concevoir les choses de la façon dont il le désire, c’est la porte ouverte vers un nombre improbable d’interprétations, de thèses, de théories, car du fait de cette lourde étymologie, on croit lire dans le balancement de la prose de ces auteurs des messages cachés qui demandent nécessairement éclaircissement. « Et donc, tu crois qu’il est si simple d’écrire un roman ? Pourquoi n’essaies-tu donc pas d’éditer tes poèmes ? Tu en as écrit tellement, et la plupart sont très intéressants, en tout cas ils m’intéressent. – Sissi, tu me vois, moi, Giorgio le poète, Giorgio le guitariste, arriver dans une maison d’édition avec mes calepins et demander à ce que l’on m’écoute ? Si dans le bar, ou dans la rue, on me prête volontiers une oreille, on ne m’accordera pas même une seconde chez les grands. Non, il faut acquérir une légitimité : et pour cela, soit je deviens professeur universitaire, soit j’écris un roman. En écrivant ce roman, on pourra se faire connaître pour nos vraies valeurs ! Mais il faut tricher. Il faut faire quelque chose que l’on n’a pas nécessairement envie de faire, mais qui permettra de viser plus haut. En gros, à présent, il nous faut faire de l’alimentaire. » Sissi éternua dès que Giorgio eut fini de parler, et ce dernier l’embrassa sous la joue en criant hourra ! aux présages. Il lui demanda l’heure, et elle estima qu’il devait être près de cinq heures du matin. Il se sentait en pleine forme, extatique : bien plus qu’à l’ordinaire. Et il proposa sans sourciller de commencer à travailler sur l’histoire. Déjà, il sortit de son pantalon un crayon à demi brisé et des lambeaux de feuilles de papier déjà noircis de notes et de numéros épars, chercha un coin vierge et notifia les quelques idées qui leur vinrent en tête. Ils se basèrent sur l’histoire d’un vieillard, d’un homme arrivé en fin de vie qui décida de mettre tout par écrit, afin de considérer l’ensemble et voir s’il avait accompli quelque chose. Giorgio détestait avoir à écrire totalement à l’aveuglette, et considérait comme d’une importance capitale, pour un projet qui s’annonçait si dantesque, de patiemment notifier tous les points du récits et ici, en l’occurrence, de la vie de leur sujet. Il fallait faire vrai, et n’omettre aucun détail : cet homme avait un lourd passé, et dans une vie si longue se succédaient nécessairement des évènements, pléthore d’évènements tantôt banals, tantôt plus importants, tantôt insignifiants et qui l’étaient réellement, tantôt insignifiants et qui ne l’étaient pas plusieurs années plus tard, tantôt imposants et qu’il n’en était rien ; que dans une vie, on pouvait déménager à deux ou trois reprises, en se refaisant des amis comme des ennemis, que l’on pouvait se remarier et avoir des enfants ; que l’on avait des parents ou des beaux-parents, des frères et des sœurs, des tantes et des cousins ; que l’on s’achetait des voitures et des costumes, et que toute une vie était faite de comparaisons entre ce qui était mieux et ce qui était moins bien, et que l’écriture faisait souvent apparaître des éclaircissements dont on n’imaginait pas l’ampleur avant de les coucher sur le papier ; que l’on était parfois pris au dépourvu devant le monde, que des mystères le restaient jusqu’à la fin des temps et d’autres étaient éclaircis, que des discussions nous étaient inaccessibles et que l’on avançait parfois en nuit noire, uniquement par ouï dire en espérant trouver la réponse tôt ou tard. Que l’on avait ses préférences et ses défauts, ses chanteurs favoris et ses films fétiches, sa manière de faire ses lacets, de se raser ou de se coiffer ; que l’on préférait les brunes ou les rousses, le thé ou le café ; que l’on était gaucher ou droitier ; que l’on aimait lire ou que l’on aimait dire, que l’on aimait dire ou que l’on aimait écouter, que l’on aimait écouter ou que l’on aimait lire ; il fallait inventer une vie de bout en bout, son passé et son présent, peut-être son avenir proche, comme les sorciers d’avant créaient des homuncules avec de la poudre de perlimpinpin ; qu’il ne fallait pas avoir peur d’être long ou sinon l’on risquerait d’être court, qu’il ne fallait pas avoir peur de tout dire de peur d’en oublier ; de toujours considérer les choses dans leur entière considération et de relativiser chaque évènement, car avec l’œil du temps bien des images distantes nous apparaissent toutes autres ; il fallait y mettre de la poésie et de la chanson, tout en prose, et parler au lecteur en égal, comme un confident à qui l’on ne cacherait rien, car on voudrait être jugé et être entendu, qu’il fallait répondre à cette seule question : qu’ai-je fait de ma seule vie ? Car les autobiographies, disait-il, n’avaient que ce seul et unique but : non pas instruire mais libérer, libérer une âme de tous ses tourments : c’était remplacer le confessionnal par un manuscrit et le prêtre par des centaines, des milliers de lecteurs et attendre leur bénédiction. C’est la foi tout offerte, et c’est pour cela que le genre est si populaire en ce siècle : c’est que les auteurs comme les lecteurs sont à la fois prêtres et pêcheurs, et que rien ne saurait mieux les rassurer que de voir qu’ils partagent leurs vices avec des inconnus. Sissi se laissait doucement convaincre. Et si ce n’était pour l’idée en elle-même, Giorgio semblait si heureux à l’idée d’écrire ce livre qu’elle finit par dodeliner de la tête et leur resservir à boire. Il hoqueta après avoir vidé son verre et commença dès lors à lui parler du profil de son héros. « Il sera un peu comme moi, en ce qui concerne la famille : un père qui aura causé la ruine de sa famille, et qui sera un peu mythomane. Ça permettra de préparer le terrain à l’annonce de la vérité, quand on aura fait un carton avec le livre ; il ne connaîtra pas beaucoup la famille de son père, plus celle de sa mère. Et il se sera marié deux fois, et aura un seul enfant, une fille. J’ai envie qu’elle te ressemble. – Tu y tiens vraiment ? fit-elle d’une voix plaintive, comme pour l’en dissuader. – Bien sûr ! Je le fais avec toi ce bouquin et j’ai envie que tu sois ainsi immortalisée ! – Hé bien, à l’immortalisation alors. » Ils discutèrent encore un temps, puis elle fut contrainte de le faire sortir par derrière : plus le jour pointait et plus elle se devait de dormir pour être en forme pour le service du soir. Il l’embrassa encore secrètement sur la joue et lui remit quelques cheveux en place avant de s’en aller, se demandant déjà quelle voiture il achèterait une fois célèbre. |
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