Mésaventures irréelles et autres considérations





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Partie A

Chapitre I
Bien, commençons, il se fait tard ; et j’aimerais tout autant pouvoir finir cette première partie avant l’aube. Non pas que je n’aime pas la nuit, travailler ou écrire quand le soleil est couché, bien au contraire – et cette lecture devrait vous en convaincre si vous la poursuivez plus en avant –, mais mes rides et mes mains frêles accusent mon âge et je ne suis plus aussi brave qu’auparavant. La moindre distance m’effraie à présent, je n’entends plus très bien et m’isole chaque jour davantage. Un naufrage, dira-t-on, une déchéance dans tous les cas : j’étais et ne suis plus, et je suis devenu ce que je redoutais le plus : un vieillard. Pendant longtemps je n’ai jamais cru le devenir, je pensais mourir avant, bien avant ; je m’étais fixé mes vingt-cinq ans comme une date butoir, un horizon. Je voulais m’appliquer une maxime chère à mes oreilles et à mon cœur : vivre jeune et mourir vite. Un rien comme toutes ces stars de la musique ou de la scène qui partent en pleine gloire en laissant derrière eux myriade de fanatiques meurtris, de disciples compatissants, de maîtres déçus. Bien sûr, il y avait dans cette volonté que je cultivais de mourir jeune deux sentiments antagonistes, comme toujours : car mon esprit a toujours été violemment divisé entre deux entités, entre deux personnalités, entre deux volontés.

L’une claire et pure, franche, honnête ; et la seconde sombre et ténébreuse, égoïste, menteuse ; et même ce soir je crains fort ne savoir laquelle est vainqueur, si vainqueur il y a. Je désirais dès lors mourir, tout comme j’ai souhaité mourir dès mes années de collège qui furent particulièrement pénibles – mais j’y reviendrai quand le moment s’y prêtera. Se presser, certes, mais sans précipitation : pourquoi se précipiter ? –, et c’est là une idée qui ne cessa de me poursuivre et de me ronger les os, à la manière d’un acide ou d’un cancer malin. Mais je désirais tout également laisser derrière moi quantité d’admirateurs meurtris, et que mon nom soit encore prononcé, scandé, psalmodié durant des décennies, des cents ans après ma mort. Je voulais dans le même élan disparaître docilement et devenir célèbre, ou plutôt devenir célèbre et espérer pouvoir m’en aller sans que l’on sache réellement qui j’étais, un homme de l’ombre ayant agi avec force, conviction et poigne mais qui n’avait pu, pour des raisons obscures, être sur le devant de la scène et s’était recroquevillé dans des considérations miséreuses. Je doutais, au fur et à mesure que je grandissais, que les choses ne se déroulassent ainsi, et je dus bientôt abandonner tout espoir de mourir un jour dans la grandeur et la gloire, mais je ne désespérais jamais, tout autant, de considérer les choses ainsi, et de devenir un jour célèbre. Je comptais l’écrire encore, au soir de mon existence, je ne désespérais pas : je croyais au Miracle, et une vie à croire en Dieu ne saurait me tromper.
Et j’avais alors raison de croire, puisque j’ai su gagner bonheur et relative popularité.
Puisqu’il s’agit là de produire le travail d’un biographe, autant considérer les choses et les faire bien, et traiter un rien de mes arrière-grands-parents, de mes grands-parents et de mes parents enfin, de mes cousins, de ma famille : parler de l’environnement dans lequel j’ai grandi, mes modèles et les renégats, sans vouloir trouver une quelconque réponse, mais bel et bien plutôt tout mettre à plat afin de mieux considérer les évènements par la suite. Du reste, cela me permettra de poser au propre les données que j’ai amassées, lentement, auprès de mes proches pour finir cette partie-ci ; je ne désespérais pas de les voir servir un jour. En les relisant, je me rends compte qu’il sera difficile, bien difficile de considérer les évènements et de les relater de la manière la plus claire possible : mais je vais m’y efforcer en restant toujours simple et direct, et dire les choses telles qu’elles sont, sans mentir ni les enjoliver, mais bien telles que je les ai vécues en tout premier point, et en précisant la réalité du détail si, après mes investigations, il s’était avéré que mon jeune âge, mon insouciance ou mon innocence n’aient corrompu ma vision des événements.
Je pense parler en toute priorité de mes parents, de ce que je peux en dire, de combien je les ai aimés : et je pense commencer par mon père, car en outre, en remontant sa famille je n’aurai guère de choses à révéler. Il faisait partie de ces hommes qui, bien qu’ayant une famille, des frères, des sœurs, des cousins, n’en parlent jamais et font souvent comme s’ils n’avaient jamais existé. Même après avoir interrogé les principaux intéressés et notamment ma mère, je n’ai jamais parfaitement su pourquoi il avait agi ainsi. Il semblait garder une grande rancœur, inexplicable par ailleurs, envers son entière famille, et le concept de famille dans sa globalité. Il était des plus solitaires, et je pense que jamais il n’aurait dû fonder un foyer. Il y mettait toute sa ferveur pourtant, toute sa volonté, mais il n’était tout simplement pas doué pour cela. L’enfer est pavé de bonnes intentions, dit-on, et c’est bien de cela qu’il s’agit.

Il ne prenait, je pense, pas son rôle de père, ou de chef spirituel de la famille très au sérieux, se bornant à dodeliner du crâne et à attendre des directives pour agir. Il était militaire, comme on pouvait s’en douter. Je ne sais pas si c’est par contradiction ou opportunisme, mais j’ai de tout temps développé une sincère haine envers trois corps de métiers : les médecins, les prêtres et les militaires. Hélas, mon père consultait souvent les premiers, aurait voulu être des seconds et faisait officiellement partie des derniers. Cela n’aura guère facilité mon dialogue avec lui. Par ailleurs, je pense que l’on se ressemblait bien trop pour s’entendre. C’est amusant, car mon frère de dix ans mon aîné avait toujours été considéré comme la copie physique conforme de mon caporal-chef de père : mêmes cheveux courts, même regard, même visage, même démarche ; mais je le considérais toujours bien plus proche de ma mère en comportement et en manière de penser, dans la façon qu’elle avait de vérifier à six reprises chaque porte avant de s’en aller, sa conduite tantôt tumultueuse, tantôt prudente à l’extrême mais jamais démesurée. Quant à moi, bien plus proche physiquement de ma grand-mère maternelle et de cette branche-là de la famille en général, mon esprit était plus proche de mon père, comme si la génétique m’avait joué un mauvais tour, ou m’avait puni d’avoir si souvent demandé, en me voyant dans la glace étant jeune, s’il était bien mon parent.

Tout aussi étrangement, plus je vieillissais et plus il me semblait voir en mon visage celui de mon père, son front haut, ses yeux surtout. Il avait des yeux arrogants, des yeux d’orgueil bouffi, et sa mère lui avait un jour dit que cet orgueil le perdrait. Ce fut bel et bien le cas, car par sa faute il aura perdu le respect de ceux qui l’aimaient et qu’il aimait, de ses compagnons de travail, de tous ceux qui l’avaient côtoyé, en bref de toutes ses connaissances. Je garderai de mon père, plus que son apparence physique ou ce qu’il aura accompli dans sa vie, à commencer par ma naissance et celle de mon frère, bel et bien cette mentalité infâme, et chaque jour que Dieu a fait du moment où je me suis aperçu qu’elle composait l’intégralité de sa personnalité, je n’agissais ni ne parlais sans réfléchir après coup, sans me demander s’il aurait parlé ou agi autrement, et je n’étais satisfait uniquement si la réponse était purement négative ; mais au fur et à mesure du temps, je m’apercevais que j’étais bel et bien son fils, ni plus ni moins.

J’ai caché cette nature au plus profond de moi, tentant de me contraindre d’être meilleur et y suis, je pense, parvenu à de rares moments. En cela mon père m’aura été grandement utile, en me montrant toujours la mauvaise voie à suivre. Et en prenant le chemin parfaitement à son opposé, je pensais, et avec raison – le temps m’en aura convaincu – suivre une voie bien plus vertueuse. Cela ne m’aura jamais trahi, et fut même une époque, à mon adolescence, où, ayant cruellement besoin de repères, je lui parlais longuement afin de comprendre ses choix, et je m’avisais par la suite d’en prendre l’exact contraire. Ce fut à cette époque que j’en appris le plus sur son passé, mais j’ai, je pense, raison de mettre en doute ses récits dans la mesure où mes autres discussions avec ma mère ou mes tantes paternelles ont donné des versions toutes autres de celles qu’il m’avait colportées. Mais c’était là également un des « talents » prodigieux de mon père : la comédie.
Je pense en avoir hérité, pour ma plus grande force mais, également, pour mon plus grand malheur. Car c’est ainsi, il était de ces acteurs qui ne s’arrêtent de jouer qu’une fois en scène, et notre désespoir, à moi et à ma mère, c’était qu’il n’avait jamais fréquenté de théâtre, pas même ses gradins ; et quand il pleurait, quand il riait, quand il était triste ou enjoué, on ne pouvait s’empêcher d’être pris d’un doute, tant son comportement était stéréotypé, tant ses gestes étaient mécaniques, tant les mots qu’il employait semblaient directement issus d’un film ou d’une série télévisée. Sa voix prêtait souvent à confusion tant elle était multiple, elle se manifestait par des dizaines d’avatars. À croire que pour chaque situation il demandait à un acteur de jouer son rôle, et que cet acteur emportait avec lui son texte et bien sûr son timbre de voix.

En y repensant, je m’aperçois surtout qu’il avait deux manières d’agir : ou bien il était d’une béatitude, d’une passivité peut-on dire défiant toute concurrence, l’œil vide, la bouche entrouverte, les bras ballants, cherchant en vain dans ses souvenirs une situation similaire à la présente qu’il était en train d’affronter, et comme aucun supérieur, adjudant ou capitaine n’était là pour lui intimer un ordre quelconque il se taisait, s’asseyait sur son fauteuil – brisé, au demeurant… il faut dire qu’il avait la mauvaise habitude de se laisser tomber au lieu de s’asseoir. Une sale attitude qu’il adoptait tout à propos, qu’il revienne de la boulangerie ou d’un cross de plusieurs kilomètres, et qui a fini par se solder par un craquement très sensuel un beau jour.

Nous étions encore dans le Sud (je reviendrai sur nos fréquents déménagements, armée oblige, un peu plus tard quand je m’intéresserai enfin à ma personne, peut-être dans une seconde partie. Je n’aimerai pas devoir revenir en arrière plusieurs fois pour préciser des données, et préfère écrire un maximum à présent, quitte à paraître un rien lourd en introduction. Par ailleurs, c’est un tic que j’ai souvent eu à l’écriture et que j’essaie pourtant de minimiser : il s’avéra que, sciemment ou non, j’avais tendance à faire au fur et à mesure de mes textes des paragraphes de plus en plus étroits, de manière à produire une sorte de rythme décroissant, comme une boîte à musique qui se tait après avoir longuement ralenti. Mais je ne le faisais pas de manière consciente, c’était toujours à la relecture que je m’en apercevais : j’ai alors fait le serment d’un jour écrire un texte qui aurait le mouvement rigoureusement inverse, qui commencerait petit pour finir en une violente apothéose, un tonnerre, un Wagner !) lorsqu’il prit cette habitude et que le siège en souffrit, puis quand nous nous sommes fixés dans la Vienne, le fauteuil resta brisé.

Ça ne semblait du reste pas le déranger, bien qu’il s’asseyait à présent un rien plus calmement. Un rien seulement – et regardait la télé ou fumait sa pipe, en attendant que le ton devienne un de ceux de son répertoire, ou bien il répliquait comme il avait appris à le faire.

Mon père fumait, pas régulièrement ni souvent, et d’ailleurs, il ne « fumait » pas dans le sens où on peut l’entendre. Quand on dit que quelqu’un fume, il faut le reconnaître, on s’imagine pléthore de caractéristiques, les doigts jaunes, les dents cariées, les cheveux bilieux, l’œil sombre, l’haleine glauque, la grimace sordide : on l’imagine au sortir du lit, allumant sa première cigarette et l’inhalant avec volupté et bonté, comme si elle lui donnait vie, et le soir avant de se coucher écrasant son dernier mégot avant de rêver de champs de tabac ; tandis que mon père, lui, aimait à fumer une fois au week-end ou en société, comme on boit de l’alcool sans être alcoolique pour autant – et quand on dit de quelqu’un qu’il « boit », on a tout autant les mêmes a priori par ailleurs –, le cigare – ou plutôt le cigarillo, un cigare de la taille d’une cigarette, plus économique et beaucoup plus orienté vers le dandysme, un des rares traits que mon père possédait et que je revendique encore, mais j’y reviendrai si j’y pense – et la pipe.

Je ne sais pas réellement pour quelle raison il fumait, mais, ce soir, je décide d’écrire qu’il fumait pour se détendre. Car sous ses dehors de chien à la solde de l’armée, placide et passif, il cachait une profonde nervosité qui se manifestait non pas en journée mais la nuit, et ma mère en aura fait les frais toute sa sainte existence, toute sa sainte vie : il était atteint – entre autres maux – d’une maladie que les médecins appellent « bruisme ». Le bruisme est, j’ose l’affirmer, le mal du couple, un malheur que je ne souhaite pas même à la femme de mon pire ennemi. Il s’agit, en pleine nuit et tandis que le malade est parfaitement inconscient et en plein sommeil, de petits bruits qu’il produit avec sa bouche, ses dents, ses lèvres, sa langue. Un peu comme du scat, mais en beaucoup plus ennuyeux, et en beaucoup moins rythmé hélas. Sans cela, nous aurions sans doute fait fortune en lançant tout un concept, mais le bruit produit est beaucoup plus dérangeant que dansant, hélas ! Et de ma chambre, située tout à côté de celle de mes parents, j’entendais, portes closes, les sons inconscients qu’il projetait régulièrement, comme autant de lances en direction d’une cible imaginaire. Les médecins étaient formels, cela venait bel et bien d’une nervosité naturelle, ce que semblait corroborer une tension plus élevée que la normale. Mais quand il dormait aux côtés de ma mère, celle-ci était dans l’incapacité de fermer l’œil toute la nuit durant. Sans mentir ni noircir le tableau : elle en faisait des nuits blanches, contrainte et forcée d’aller dormir dans le canapé du salon en attendant que le matin ne se lève. Mon père, lui, dormait mal tout autant mais dormait plus, et jamais il n’a pu se guérir de cette douleur qui devait le miner incroyablement.

Quand j’y repense, je ne connais que peu de choses de mon père, et le peu que je connais est nécessairement sujet au doute. Cela va sans doute surprendre, mais je ne peux faire autrement que de raconter son enfance et son existence entière selon deux axes totalement distincts, sans trancher purement pour l’un ou pour l’autre. Car comme je l’ai dit plus haut, ce que racontaient ses sœurs et ma mère contredisaient ce qu’il disait quand on l’interrogeait, mais il souffrait d’un mal intérieur qui semblait justifier pourtant sa vision des choses. J’ai peur, en composant cela, qu’il ne s’agisse que d’une forme de jeu : le comédien se sera pris à son propre piège et n’aura plus su faire la part des choses entre la réalité et le mensonge, il aura été victime de sa propre mythomanie, il mentait mais sans s’en rendre compte, et dans mon cœur il reste celui que je plains le plus, même dans la mort, et celui pour lequel je prie le saint Seigneur de le laisser entrer dans son royaume, et de le laisser se tenir à sa droite.
Enfant des montagnes, je pense que c’est là le terme qui lui conviendrait le mieux, mon père n’était sincèrement pas un urbain. Né au pied de hauts reliefs, bercé de cris de chamois et d’hivers éternels, il était le dernier né d’une famille composée de deux filles, de cinq et dix ans ses aînés. Jeune créature fragile, il n’avait jamais connu son père, pas réellement : il travaillait non loin de la capitale, et les trajets l’obligeaient à partir tôt au matin, quand le soleil n’était pas encore levé, et à revenir tard le soir, quand ce dernier était déjà couché. Pour subvenir aux lourds besoins de la famille, il travaillait sans cesse, été comme hiver, en semaine et en fin de semaine ; si bien que quand il disparut, emporté par une maladie qui, à l’époque, n’avait aucun traitement, il ne sut réellement s’il devait pleurer ou rester de marbre, s’il devait se sentir affecté ou au contraire indifférent à l’idée d’avoir perdu un père qu’il n’avait jamais réellement connu. Il consentit à être triste, et sans doute depuis cet instant décida alors de ne jamais être pris au dépourvu en matière de sentiments, et de toujours décider par avance l’attitude à adopter, qu’il ait à être enjoué ou éploré. Sa mère, ma grand-mère, était une dame forte et bien que je ne l’ai que trop peu connue – ce qui compose un de mes grands regrets concernant la famille de mon parent –, je me fais un devoir de lui dédier un large paragraphe à présent – avant de lui consacrer un plus large morceau comme vous pourrez sans doute le lire –, car elle reste une inspiration pour moi, dans ses gestes ou ses paroles, du moins selon le récit que j’ai de sa vie et de ses choix.

Elle était, pour sûr, une grande dame, je le répète, un modèle, et il semblerait que certains de mes talents, pour le dessin et pour l’écriture, soient directement hérités de sa personne. Ma mère m’a souvent dit tout également que je lui ressemblais en certains points de caractère, si bien que le doute m’est permis quant à la personne à qui je ressemble le plus : mon père ou sa mère. Mon défaitisme me pousse à considérer la première solution, mon envie d’espérance vers la seconde, sans réellement trancher : cette dualité reste hélas uniquement paternelle, j’en ai peur. Ma grand-mère, donc ; née dans l’entre-deux guerres, en plein baby-boom, un de ces fameux consortia qui apparaissent à la fin de tout conflit, comme si le sang des nouveaux-nés pouvait entièrement remplacer celui des disparus, elle s’était très tôt engagée contre l’envahisseur teuton dans la Résistance, en dissimulant des messages dans sa bicyclette, dans l’arbre de sa bicyclette ; elle aura tout également eu à dissimuler dans sa famille des juifs, des recherchés, et a été elle-même activement poursuivie puisque faisant partie d’un réseau terroriste. Elle aura raconté beaucoup d’anecdotes au sujet de ces activités illicites mais qui ont participé, en addition de tant d’autres actions, des plus banales aux plus héroïques, à la victoire et au renouveau de la liberté. Ainsi, un soir, tandis qu’elle revenait d’une quelconque course, un message à délivrer au groupuscule maquisard afin de faire sauter une voie de chemin de fer que devait emprunter un convoi de munitions, elle aperçoit au bout de la route un barrage, qui déjà lui fait signe de s’arrêter. Elle jette son vélo au sol et s’enfuit dans la proche forêt, poursuivie par une escouade : les chiens aboient, les cris gutturaux résonnent, elle prie en silence et embrasse ceux qu’elle aime en esprit. Elle se démène tant et tant dans la nuit noire qu’elle ne peut apercevoir une racine qui surgit du sol, tombe et se foule la cheville ; elle se traîne en étouffant ses cris de douleur et se dissimule comme elle le peut dans les buissons, attentive à son sort. Les lampes torches se rapprochent, les cris se font de plus en plus distincts… et soudain, un rottweiler la trouve, passe sa tête dans les fourrés et grogne. Elle se mord les joues pour ne pas hurler et, sans trembler, se met à caresser son museau. Il glapit et s’éloigne, et bientôt plus un bruit : elle aura été sauvée.

Elle revient à pied, en boitillant, chez elle, prétexte une vague chute dans un fossé et passera le reste de la nuit à soigner son membre endolori, en vain : elle gardera toute sa vie, comme marque de son courage et de sa détermination un léger déhanchement, témoin de sa douleur, la jambe n’ayant jamais totalement guéri – preuve de la violence de la course ! Elle avait tout également un autre souvenir oppressant, suite à une autre course poursuite, non loin de la fin de la guerre, si ce n’était qu’elle s’était dissimulée cette fois dans une grange, et plus particulièrement dans le foin. Encore une fois, le silence se fait, quand des paroles qu’elle ne connaît que trop bien arrivent à ses oreilles : on pique le foin à coup de fourches afin de déceler l’intrus. Et elle manque à nouveau de crier et se mord les joues jusqu’au sang quand les pieux apparaissent brutalement juste devant son visage, l’évitant de peu.

Elle n’a raconté que rarement ces histoires, ne voulant pas se vanter de ces engagements, disant à mi-voix qu’elle n’a fait que ce qu’elle avait pu en ces temps difficiles. Elle était sincèrement modeste, silencieuse et tranquille, mais savait pertinemment hausser la voix quand il le fallait et quand elle le devait, elle gardait la tête froide en toutes circonstances. Si bien que lorsque son mari mourut, elle savait que ce jeune garçon, qui apparaissait si jeune aussi fier, allait devenir une manière de père dans la famille, et la contraindre à vivre sous un joug qu’elle n’aurait su gérer. Ainsi, pour le meilleur de ses enfants décida-t-elle de se remarier au plus tôt.
Ici les versions diffèrent largement. Si mon père n’a, semble-t-il, jamais apprécié son beau-père, et que ce dernier le lui rendait bien en le privant et en l’humiliant régulièrement, ses sœurs ne lui ont porté aucun grief particulier et, quand bien même elles ne l’auront jamais considéré comme leur « vrai » père – rien ne peut remplacer cela –, elles ne l’auront jamais insulté ni considéré comme un ennemi. Alors qui croire ? Je n’ai pas connu ce beau-père, par ailleurs ; de fait, je ne peux décemment pas privilégier une version plus qu’une autre bien que, comme je l’ai dit plus haut, j’aurai plus de considérations à croire mes tantes que leur frère.

Selon ce dernier, donc, – je me fais comme un semblant de devoir d’exposer ici les deux thèses, laissant libre choix à celui qui voudrait avoir une réponse arrêtée sur cette affaire. C’est un rien prétentieux et, pour ainsi dire, un travail de fainéant que de laisser au lecteur le travail de l’auteur. Quoi ! Est-ce trop fatiguant pour un auteur de mener à terme un projet que personne ne lui aura demandé, que personne ne lui réclame ? C’est absurde, tout simplement. Mais pour paraphraser Goscinny, le jour où ce seront les lecteurs qui feront la littérature, je n’aurai plus qu’à me faire moine – son beau-père était, selon ses propres termes… mais je pense retranscrire ici bas ce qu’il m’aura dit à son sujet. Je lui avais demandé ce jour-là – le printemps venait de commencer, la cassette du dictaphone est datée du deux Mai – de me parler plus en détail de son beau-père, tout ce qu’il aurait pu dire à son sujet, sans chercher la vérité, mais toujours en restant honnête avec ses pensées. Il ne savait bien sûr pas que je l’enregistrais, et c’est préférable je pense ; car mon père a conservé jusqu’à la fin de sa vie une fort mauvaise habitude, qui se retrouve par ailleurs chez tout un chacun mais qui était chez lui particulièrement exacerbée : il avait la fâcheuse tendance, quand il devait parler au téléphone ou devant un objet enregistreur à bomber le torse et à hausser le ton de sa voix, ce qui le rendait particulièrement grotesque, mauvais acteur d’une comédie Z burlesque ; mais malgré toutes nos remarques, tantôt subtiles, tantôt plus directes, il persistait hélas dans cette mauvaise direction. Je n’ose imaginer la « mauvaise version » que j’aurai eue si j’avais affiché l’appareil devant ses yeux, lui disant même tout de mon projet. Je reproduis donc ici l’intégralité de la conversation que j’ai eu avec mon parent, la mettant un rien en forme et supprimant mes propres interventions, du reste peu nombreuses – signalées par le signe « […] » au sein du texte – afin d’avoir un récit le plus compact possible. J’ai veillé tout autant à corriger la syntaxe et l’orthographe, car il faisait de ces fautes quand bien même il parlait à haute voix.
« Que je te parle de mon beau-père ? Hors de question.

[…]

« Bon, très bien. Je vais te dire, et puisque tu veux m’entendre parler, je vais parler, et je ne vais pas te lâcher avant d’avoir tout dit sur la question, tu entends ? Tout, tout. Je ne vais rien oublier, tu penses ! Il m’a fait tellement de vacheries que je ne risque pas d’oublier. La première fois que je l’ai vu… en fait, je le connaissais d’avant qu’il marie ma mère, ce galapiat. Ouais, je le connaissais d’avant, c’était un bigleux, un rond-de-cuir de la commune. Un genre de banquier, ou d’huissier, quelque chose en rapport avec l’argent. Avec les copains à l’école, on le surnommait Harpagon, et on disait qu’il avait les mains crochues, crochues, crochues. Et c’était vrai d’ailleurs ! Il les avait vraiment crochues, cet imbécile. De vraies mains d’usuriers, ou plutôt, ouais, de vraies mains de juifs. C’était la parfaite caricature du juif de l’époque, mais je ne pense pas qu’il fût de confession israélite… je ne sais pas, c’est possible. Je m’en doute quand même, car je l’ai jamais vu prier ou faire quoi que ce soit en rapport avec la religion, et c’est pour cela aussi qu’il n’a jamais grimpé dans mon estime, car tu vois, même le pire des gars, hein, même le pire, et bien s’il prie, je suis prêt à être conciliant du moment qu’il ait la foi. Mais un gars sans foi, je ne sais pas, ça me remonte. J’ai envie de le baffer, il ne va rien y comprendre.

« Alors bon, c’était un athée. Encore que, ce n’était pas réellement un athée. Car il avait un Dieu le lascar, le Dieu kopeck. Et crois-moi, il ne vivait que pour l’argent. Il ne faisait jamais rien qui ne pourrait rien lui rapporter, jamais rien gratuitement, jamais. Toujours par intérêt, toujours par pur intérêt. Alors imagine bien que quand ma mère a voulu se remarier avec lui, j’ai fait des bonds jusqu’au plafond, et j’ai été la risée de toute l’école. Mes sœurs étaient bien plus grandes, et elles allaient bientôt quitter la maison, donc elles se fichaient éperdument que ce crétin devienne notre beau-père… elles n’auraient pas à le supporter. Mais moi, je devais me le coltiner, et je n’ai pas été d’accord, d’accord du tout. Maman n’avait pas besoin de se remarier, pas besoin du tout : elle était bien toute seule, et j’aurai pris soin d’elle, ça… j’étais travailleur, honnête, droit : je ne me serai jamais risqué à l’abandonner après tout ce qu’elle a fait pour moi. Mais ça… je lui ai jamais pardonné. Qu’elle ne me fasse pas confiance comme ça, je ne lui ai jamais pardonné, jamais. Donc bon, elle finit par épouser ce… cette espèce de je-ne-sais-pas-quoi, là, avec ses grands airs, et puis, voilà comme qui dirait qui tient à me faire payer toutes les mauvaises farces que je lui avais faites.

[…]

« Les farces ? Oh, rien de bien méchant… il travaillait dans une maison sur la grande avenue, et on passait devant avec les copains pour aller à l’école, et ça correspondait pile au moment où on le voyait arriver. Si bien que quelquefois, on se pressait un peu pour arriver avant lui, et on faisait des canulars, des astuces, tu sais, on se cachait et on lui faisait peur, ou bien on l’arrosait avec de l’eau ou de la neige, on mettait de l’huile au sol. Rien de bien méchant, il lui arrivait plus souvent d’être trempé que blessé, et en retard à son boulot. Oh, une fois, si, il s’était cassé le bras en tombant, il paraît qu’il était resté près de sept mois à l’hôpital. Mais ce n’était pas de ma faute, c’était le hasard, enfin, la malchance, rien de plus. On avait huilé le trottoir, et il était tombé de tout son long, il avait atterri sur son bras, et crac !… mais rien de méchant, juste brisé, pas déplacé ni rien.

« On ne l’appréciait pas beaucoup. Il faut dire que de drôles de rumeurs couraient sur lui. À commencer par ses activités pendant la guerre. On disait qu’il faisait parti d’un réseau de collabos, et qu’il avait dénoncé de nombreux juifs et de nombreux résistants aux allemands contre des avantages bien spécifiques. Il faut dire qu’avant la guerre, il était que simple grouillot, et quand elle s’est terminée, il avait grimpé près de huit échelons dans sa hiérarchie. Ce n’était pas rien. Il n’avait pas pu le faire tout seul, sans un petit coup de main de quelqu’un. Ce n’était pas normal. Même en travaillant jour et nuit, même sans manger ni boire, on peut pas en quoi ? cinq ans réussir à grimper aussi haut dans une entreprise. Alors évidemment, on entendait un peu de tout.

« Notre professeur de mathématiques au collège, qui était un homme bien, un vrai résistant lui, qui avait perdu un œil lors d’une bataille, une balle mal placée qui avait ripé contre sa joue, et l’œil était parti à sa suite. Ça s’était passé en pleine journée, et sans se démonter il avait saisi un mouchoir et l’avait fermement enfoncé dans son orbite, en criant : “je ne serai pas de ceux qui ne veulent pas voir, comme tous ces aveugles !” et il désignait le peuple qui n’avait rien fait pendant la guerre. Parce que tu sais, pendant la guerre, bon, j’étais jeune et je ne me rendais pas compte, mais je sais que pas beaucoup ont bougé pendant que ça envahissait, au contraire, on pliait le dos, ou on allait en Suisse. Heureusement qu’il y avait des hommes de la trempe de mon professeur pour faire la différence, sans cela, et bien, toi, tu parlerais allemand, il ne faut jamais l’oublier ça. Enfin bon, je m’égare…

« Mon professeur de mathématiques, donc, avait des dossiers sur un peu tout le monde, enfin, sur les collabos surtout, et cet usurier-là, c’était lui qui avait droit au dossier le plus lourd. Je me souviens qu’un matin, quand il avait appris que ma mère se remariait, après notre cours, il était venu me voir et m’avait confié une serviette de papelards, que j’avais regardé discrètement dans la cour, j’avais même séché toute la journée pour l’achever au plus vite, et ces papelards, c’étaient des avis de recherche, des planques etc. qu’il avait faits, et j’en ai appris de jolis sur ce futur beau-père. Tout d’abord, l’agence où il travaillait avait été rapidement réquisitionnée par la Gestapo pour devenir un centre d’opération très spécial, qui servait d’infrastructures pour les usines de mort.

[…]

Les camps de concentration, oui. »
Je fais ici une grande parenthèse, afin de parler d’une autre des passions de feu mon père, à savoir la deuxième guerre mondiale et, plus spécialement, le nazisme et les politiques hitlériennes. J’ai supposé après coup que cette « passion », qui relevait parfois de l’antisémitisme – mon père, bien qu’appartenant à la légion étrangère, n’avait jamais caché qu’il supportait ouvertement le front national d’une part, et que d’autre part il avait des élans de xénophobie, sinon de racisme envers noirs, arabes et juifs, tout comme une bonne dose d’homophobie… encore que ces traits-ci semblent avoir été transmis à l’ensemble de la famille car, tout du moins pour ce qui est de la xénophobie, mes tantes ne semblent pas avoir été épargnées.

Cela m’a longuement interrogé, mais encore une fois je l’en remercie, car cela m’a permis de devenir plus tolérant que jamais, et souvent il m’était arrivé de vouloir, par pure mesquinerie, faire semblant de m’acoquiner avec une douce maghrébine afin de provoquer un schisme au sein de la famille mais je n’en ai pas eu l’occasion, hélas. C’est d’autant plus surprenant puisque, appartenant à la légion étrangère, il côtoyait quotidiennement pour son travail des personnes venues du monde entier (et je n’exagère en rien les termes ; je suis friand d’hyperboles, mais point trop n’en faut) et que de fait, il ne faisait pas réellement bon d’être raciste… je devais me tromper, et je remarque encore une fois avec tristesse que ce sont toujours les plus mal placés qui parlent le plus – provenait de l’aversion qu’il avait pour son beau-père – et comme il le dit lui-même, rien n’a été prouvé, il n’était sûrement pas juif… – et que, par vengeance ou mesquinerie, il avait développé cet intérêt.

Il dépensait – du moins, avant que ma mère ne serre les cordons de la bourse – des sommes considérables en l’achat de livres traitant d’Hitler et de ses mignons, du régime nazi, retraçait l’histoire des camps de concentration, apprenait l’allemand avec une ténacité estudiantine qui me surprend encore, car connaissant le personnage tel que je le connaissais, je ne me le représente rarement avec un livre ouvert en main, bien qu’il possédait une culture générale qui relevait de la science infuse ou de l’érudition acquise on ne sait où, on ne sait quand. Je l’ai soupçonné d’avoir étudié afin de réhabiliter les actions des nazis lors de la seconde guerre mondiale, du moins de les amoindrir, en affirmant que la France avait été plus souvent en guerre contre les Anglais au cours de leur histoire que contre l’Allemagne ou la Prusse, que c’étaient ces mêmes Anglais qui avaient inventé, dans des cadres différents néanmoins, les camps de concentration en Afrique, que la guerre avait apporté de grandes et belles choses à l’Europe et à la France en particulier, et chantait Sardou – qu’il adorait par-dessus tout, par ailleurs – afin d’appuyer ses dires.

À n’en point douter, il manquait de retenue et surtout de relativisme. Il s’emportait pour un rien – cela, je n’ai pas pu m’en défaire… un des points de mon caractère que l’on trouve souvent cocasse, parfois ennuyeux – mais était tout aussi prêt à changer ses opinions et ses idées d’un revers de veste pour un peu qu’un plus-savant-que-lui, ou apparaissant comme tel ne lui prouve, parfois de manière rapide qu’il ait tort pour adhérer à sa thèse. Il était ouvertement plus sophiste que philosophe, mais il ne maîtrisait la dialectique que d’une manière étrange, ayant recours à une logique qui s’apparentait, à peu de choses près, à la raison du plus fort. Je me souviens d’ailleurs que cette passion pour la seconde guerre mondiale, pour le « mauvais côté » de la seconde guerre mondiale, nous énervait passablement, ma mère, mon frère et moi, au point de développer des théories – idiotes, je m’en rends compte à présent, mais dans le temps les choses n’étaient pas aussi simples… hélas ! – comme quoi c’était cette passion et certains des artefacts qu’il gardait précautionneusement chez nous qui attiraient le mauvais œil et les quelques déboires que l’on pouvait avoir. On a donc réussi à lui faire déchirer au cutter un uniforme d’officier SS qu’il gardait dans un carton judicieusement planqué dans notre grenier, devant nous et sans sourciller, sans dire mot ni nous regarder. Mais je puis garantir que ce soir-là, nous ne finissions pas de rigoler et de sourire, heureux de l’avoir simplement humilié. Le mot est lâché je crois, il s’agissait d’humiliation : nous humilions, j’humiliais mon père à la moindre occasion, trouvant n’importe quel prétexte pour le rabaisser et lui montrer qu’il avait tort, et il avait souvent tort du fait de son grand orgueil, mais je ne reviendrai pas davantage sur ce point. Fermons la parenthèse.
« Les camps de concentration, oui. Ce salaud devait organiser les départs et les arrivées, tenir des cadastres entiers de ces pratiques ignobles. En outre, il dénonçait et… et c’était un collaborateur et puis c’est tout, et il n’y a rien à dire là-dessus, et si j’avais été le maire de la commune, crois-moi que je l’aurai tondu et fusillé, comme tous les autres boschs qu’il y avait. Mais non, à croire qu’il avait arrosé tout le monde, les bons comme les mauvais, et il s’en est tiré, oh ! pas avec les honneurs bien sûr, mais comme si rien ne s’était passé. Il en avait gros sur le cœur ce gars-là, mais il vivait tranquillement, comme ces tortionnaires en Algérie qui s’en tirent avec les honneurs et qui aujourd’hui ont des récompenses et des palmes et je sais pas quoi… alors je n’ose pas te dire la tête que j’ai faite quand il a marié ma mère, ça… d’ailleurs, je n’ai pas assisté au mariage. Il paraît que ça a jazzé, mais personne ne voulait m’écouter. On me croyait jaloux. Jaloux ! Tu m’imagines, moi, jaloux de ce… de cet… hein ? Honnêtement, non, bien sûr que non. Mais personne ne voulait m’écouter, quand bien même je leur aurai montré les documents de mon professeur sous le nez, ou que j’en aurais fait des choux gras dans la presse du coin, rien, rien, rien n’aurait bougé. Alors j’ai agi comme je le pouvais : j’ai montré mon désaccord le jour de la cérémonie mais cela avait tellement fait de mal à ma mère, qui recevait de mauvais échos de moi et que ça la rendait triste, et que je ne voulais tout de même pas la rendre triste, j’ai décidé de courber l’échine. De ne rien dire, de ne strictement rien dire, ni de bon, ni de mauvais. D’attendre d’avoir l’âge de partir de la maison, et au plus tôt. C’est à cette époque que l’idée de partir à la légion étrangère m’a d’ailleurs effleuré l’esprit… mais si j’avais connu ta mère avant, je ne l’aurai sûrement pas fait, mais bon… disons qu’il me fallait partir au plus tôt, car j’avais ma fierté, et plus d’une fois je me risquais à provoquer une bagarre, ou quelque chose comme ça. Des assiettes de soupe ont déjà volé, tu sais, ont déjà valdingué dans tous les sens, sur les murs et surtout sur mon beau-père, qui les évitait bien… toujours, je ne l’ai jamais touché. Lui par contre, ne s’était pas privé. Il me frappait à bras raccourcis, avec force et violence, matin et soir. Je ne pouvais plus m’asseoir. Il m’a confisqué mon vélo, un vélo que j’adorais, que je ne quittais pas des yeux ni de la selle, mon beau vélo bleu et ça, ça… ça a été la plus grande des déchirures, je te dis, la plus grande et la plus violente de toutes les déchirures que j’ai jamais reçues dans mon petit cœur, j’en ai pleuré pendant plusieurs jours, et j’ai décidé de fuguer.

[…]

« Oui, j’ai fugué. Ça ne m’étonne pas que ta mère ne t’en ait jamais parlé, je ne lui en jamais rien dit. À personne de sa famille d’ailleurs, tu es le premier à être au courant, même Luc ne le sait pas – nda : mon frère. Mais bon, maintenant que je l’ai évoqué, autant aller jusqu’au bout et te raconter un peu tout mon périple… d’ailleurs, sans lui, je n’aurai jamais connu ta mère, et je vais t’expliquer pourquoi à l’instant.

« J’ai donc fugué, après qu’il m’ait confisqué mon vélo. Pas longtemps, parce que le chien ne l’avait pas revendu, il comptait sûrement le faire mais j’ai été trop rapide pour lui, j’ai pris quelques provisions dans un baluchon et tout l’argent que j’avais – pas grand-chose, mais à mes yeux c’était une vraie fortune, j’aurai pu partir au Guatemala avec ça –, et j’ai piqué mon vélo. Il l’avait cadenassé dans le garage, juste derrière notre voiture… mais non loin également de notre caisse à outils, avec les tenailles. C’était en pleine nuit, je faisais le moins de bruit possible, mais je n’ai pas pu m’empêcher de soupirer d’aise quand la chaîne a sauté. Et le temps que je grimpe sur mon vélo, ma mère était là, devant la porte, en chemise de nuit et pantoufles, les cheveux défaits. Ça m’a marqué, car je ne l’avais jamais vu avec les cheveux défaits. Je me suis alors rendu compte combien ils étaient beaux. Elle ne les avait pas encore blancs à l’époque, ils étaient encore très blonds, presque platine, et tombaient jusqu’au mi de son dos… elle n’a rien dit, n’a pas eu un seul regard de reproche, juste une grande tristesse. Je suis parti, et je me suis dit très fort que je n’avais jamais eu de mère. Je suis parti au nord, j’ai roulé toute la nuit et le matin, jusqu’au midi. J’ai mangé le tiers de mes provisions et j’ai continué sur les routes, sans savoir précisément où aller. J’ai soudain eu une inspiration soudaine : je voulais aller en Amérique. On m’avait parlé d’un grand oncle, une branche caduque de la famille, par alliance, je ne sais plus exactement, qui était parti et qu’on n’avait plus jamais revu, peut-être avait-il fait fortune, peut-être était-il mort : mais je voulais suivre le même chemin, le retrouver même : je ne sais pas comment j’aurai fait d’ailleurs ! – ndA : il rit – et donc je me suis retrouver à traverser le territoire en large, en faisant du stop… et en voyageant illégalement par les trains. Une des seules fois, si ce n’est la seule où j’ai triché pendant mes voyages. J’ai pris trois trains : Dijon – Lille, Lille – Paris, Paris – Poitiers. Et une fois à Poitiers, mon objectif, c’était la Rochelle. Je suis reparti, et j’ai échoué en chemin dans un petit village, un hameau pour ainsi dire. Ce hameau tu le connais bien, c’est là où vivaient ta mère et ses parents.

[…]

« Hé oui. C’est sur un coup de tête que je l’ai rencontrée. Je sais, j’ai dit que si j’avais rencontré ta mère avant, je ne serai jamais entré dans l’armée… disons pour être plus juste que si j’avais su que c’était aussi sérieux, je l’aurai écoutée. J’ai été orgueilleux, je le sais, égoïste. Mais je ne pensais pas qu’elle était aussi amoureuse. Je l’aimais, bien sûr, mais je ne pensais pas qu’elle m’aimait autant. Ouvertement, elle a fait une erreur : les militaires, en dessous d’un certain grade ne devraient pas avoir droit de se marier, ni d’avoir d’enfants. »
Autre parenthèse. Mon père était militaire, je pense l’avoir suffisamment dit. Bien qu’il se soit engagé très jeune dans cette « grande famille », il ne sera jamais réellement monté en grade, restant un éternel caporal-chef, un troufion de quarante ans de maison. Le ridicule ne tue certes pas, mais il prête à sourire. Et en évoquant la carrière de mon parent, j’avoue avoir la larme à l’œil et le rictus malin aux lèvres. Selon ma mère, il ne sera jamais monté en grade par pure fainéantise : ne voulant travailler, il sera resté un éternel débutant ce qui, en un certain sens, n’est pas dénué de toute portée philosophique, mais dans la pratique sonnait bien différemment à nos oreilles. Mais selon sa version, et j’ai à présent envie de privilégier cette nuance – je sais, j’oscille entre procureur et… « avocat du diable », mais ce serait hypocrite de ma part de concéder tous les malheurs de ma famille à mon seul père, et je reconnais qu’il aura tout de même eu ses raisons et qu’il aura parfois agi de manière fort maligne et intelligente. Ou tout du moins, les résultats de ses actes auront laissé présager cela. Après, j’aurai toujours des doutes concernant ses intentions véritables bien évidemment – c’était par pur désintérêt.

Il faisait souvent référence à l’armée comme étant une maison de fous, d’où on ne s’évadait que très difficilement : une prison, tandis que ceux qui y sont enfermés sont censés être des substituts aux gardiens de la paix. Je le dis honnêtement : sa paye était largement insuffisante pour contenter une famille, et l’état ne nous octroyait que très peu d’aides. Il lui arrivait souvent de partir en outre-mer afin de palier cet ennui : à l’étranger, son salaire était bien supérieur. Ainsi, il sacrifia son identité de père pour nous, il a tué qui il était pour assurer ce que nous serions, mon frère, ma mère et moi. Je n’ai jamais considéré ce sacrifice à sa juste valeur, pour la seule et bonne raison que je le trouve encore bien stupide. À vrai dire, j’aurai largement préféré qu’il demeure et qu’il assume son rôle de père, son vrai rôle de père. J’aurai concédé manger des fèves pour le reste mon existence s’il était ne serait-ce que resté à nos côtés pour nous épauler lors de nos premiers pas, de nos premières expériences. Les choses auraient pu être bien différentes. On aurait pu s’arranger : quand bien même il reniait sa famille, sa belle-famille nous aurait accueillis sans sourciller, elle nous a par ailleurs tellement aidé financièrement et moralement, je n’ose croire que tout ne se serait pas passé, certes, non le mieux du monde, mais suffisamment bien pour nous permettre à tous de survivre. Comme j’aurai largement préféré, aimé, considéré et respecté mon père d’autant mieux s’il était resté près de moi. Je comprenais pourquoi il partait mais, étant jeune, je m’étais fait tout à propos la même réflexion qu’il s’était faite devant sa mère, à savoir que je n’avais plus de père. Pour en revenir sur sa réflexion, comme quoi les militaires d’un certain grade ne devraient pas avoir droit de se marier ni d’avoir d’enfants, vous comprendrez, je crois, toute la portée de ce message une fois que j’aborderai la question de ma jeunesse. Et encore aujourd’hui je reste profondément de cet avis, et un de mes nombreux regrets aura été de ne pas avoir milité plus en profondeur pour rétablir cette profonde injustice, qui fait que ce sont toujours ceux au bas de l’échelle qui ont le plus à souffrir des pressions et des contraintes de la vie quotidienne.
« Je passais dans le coin, fermement décidé à rejoindre La Rochelle quand je me rendis compte que je m’étais en réalité perdu en pleine campagne… aucun panneau indicateur, je n’avais aucune carte et je ne connaissais bien sûr pas la région, je n’étais même pas sorti du département jusque là. Alors je me suis décidé à demander mon chemin. Il y avait une épicerie dans le village, qui faisait également tabac. J’y suis rentré, je me rappelle, tout crasseux et tout poussiéreux… je n’avais pas dormi dans de grands hôtels mais le plus souvent sous les ponts ou sous les porches, et je n’avais pas pris de bain depuis une éternité. C’était sa mère, ta grand-mère, qui se tenait derrière le comptoir, et, mon Dieu… »
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