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Chapitre IV : De choses et d’autres Comme convenu, ceci est l’ultime chapitre de mon texte et avant toute chose, j’aimerai y inclure une réflexion sur ma conception de l’écriture de manière claire et nette, sans l’inclure au sein d’une fiction ou grâce à une allégorie pompeuse, non : à savoir que l’écriture me sert, paradoxalement, à oublier et non à immortaliser mes choix et mon existence en général. Cela peut être étrange à comprendre : mais cette idée, que je fomentais déjà en faculté et que je théorisais, du moins tacitement sitôt après son édit, est selon moi capitale pour la lecture de mes textes. L’on ne peut prétendre, je crois, lire entre mes lignes si on néglige son existence : et vain serait de croire qu’il existe une considération plus importante que celle-ci au sein du moindre de mes manuscrits. Il m’aura fallu un rien de temps avant de comprendre moi-même quels buts je briguais exactement en écrivant, quels étaient mes objectifs et mes ambitions. Ce n’est qu’au cours de ma seconde année de lettres qu’enfin j’esquissais un semblant de théorie, par l’intermédiaire d’un atelier d’écriture que j’ai fréquenté l’espace de quelques semaines ; on nous demandait précisément d’expliciter ce que l’art représentait pour nous, et ce qu’on en espérait. Je me suis alors fendu d’une courte « préface », largement sensualiste, je dirai même, avec le recul, intimiste, mais qui posait d’ores et déjà les bases de ce que je m’apprête à écrire à présent. Si je devais agencer cette considération, je dirai qu’elle prend en compte deux concepts : tout d’abord, comme je l’ai indiqué, que l’écriture servait à oublier. Ensuite, dépendante de l’autre mais également supérieure, vient l’approche frustrante de l’acte, qui pose bien plus d’ennuis qu’elle n’en résout. De même et en guise d’introduction, schématisons peut-être la teneur même de l’acte : l’écriture répond à un besoin, à un manque que l’on croit combler. Ce manque doit différer selon les personnes ; chez moi, il s’agissait de me purger, d’extraire de mon âme certains évènements de mon passé, certaines perversions dont j’avais cruellement honte. Écrire me permettait, pensais-je, de devenir meilleur. Simplement, son rôle « déborda », alla au-delà de ses prérogatives : et tandis que je croyais la maîtriser, avoir sur elle un contrôle absolu, elle s’amusa de moi comme je m’amusais d’elle. Bientôt elle me rendit plus coupable que jamais, et j’écrivais d’autant plus pour m’innocenter. Un cercle vicieux qui eut quelques conséquences terribles sur mon être mais qui, Dieu merci ! m’empêcha quelque part de devenir quelqu’un que j’aurai indubitablement détesté. Mes tentatives, comme toujours désespérées pour m’expurger, atteignaient en réalité leur objectif sur un unique point : l’attention que je mettais à la composition m’évitait d’employer mon temps à d’autres occupations, moins constructives et plus destructrices surtout. Parfois même il me semblait que j’avais parfaitement réussi : l’avatar sur le papier, doppelgänger parfait de ma personne, connaissait à présent des choses qui m’étaient parfaitement inaccessibles désormais. Plus savant et plus sage que je l’étais alors je le jalousais et lui me narguait de son savoir. Ce que j’écrivais me devenait parfaitement incompréhensible, comme si j’avais rédigé en une langue étrangère. Ainsi dans un cas comme dans l’autre l’écriture ne pouvait décemment pas me satisfaire, me frustrant ou me rendait d’autant plus orgueilleux, m’amenant à vouloir d’autant plus me purger. Aujourd’hui, que me reste-t-il de ces intentions ? J’ai tout simplement abandonné l’envie d’écrire pour moi. Je n’écris pas pour autant pour être compris : j’écris. L’acte seul, désintéressé, déraisonné, sans but ni pensée a sur moi le même effet qu’un bon repas ou un verre de vin : il enivre et m’apaise, mais tôt ou tard revient la sensation de faim et de soif. Tel Tantale je me remets dès lors à composer pour me reposer : et si j’y songe trop, alors l’eau des fleuves se retire et les lignes disparaissent, et je n’arrive plus à me relire. Et si je n’y prête garde, je me retrouve devant un texte surgi du néant, et je n’en suis pas l’auteur. Si l’écriture est un esclave qui fait maître son auteur, l’Écriture quant à elle est une malédiction sordide, punition terrible : malheur à celui qui veut écrire ! Malheur à qui prétend vouloir en faire son métier ! Car jamais plus il ne pourra connaître la paix. Je n’ai plus jamais connu la paix ; bientôt en réalité se scinda en deux ma personne, plus totalement et plus cruellement que je ne le croyais alors possible. Tandis que l’amant, le mari, le père, était droit et juste, l’auteur demeurait cet éternel béotien, ce cruel, ce petit, cet inconnu : l’insatisfait. Le premier était lumière, le second dansait dans les ténèbres ; l’un et l’autre ne se rencontraient jamais. Quand par malheur, à l’orée du jour il fallait bien choisir, et d’avoir trop veillé je ne me rendais plus compte précisément qui j’étais, je me tournais vers ma femme qui lisait dans mes yeux aussi clairement qu’en état de grâce : et si c’était l’autre, elle m’obligeait à m’endormir et le lendemain, enfin ! j’étais redevenu l’homme derrière le texte. Il m’est souvent arrivé, avant mon mariage surtout ! d’apercevoir la tendre frontière entre l’un et l’autre, qui d’ailleurs auparavant était lui-même double, si bien qu’en tout et pour tout j’étais triple mais cela est une bien autre histoire… je ferme soudain les yeux, et mes souvenirs deviennent flous ; je rigole en coin sans savoir exactement pourquoi. De ma peau monte une envie irrépressible, selon qu’il survient du bien-être ou du malheur ; c’est une sensation tour à tour physique et spirituelle, mentale, difficilement descriptible. C’est moins formidable qu’un orgasme, mais irrésistiblement bon. C’est à rapprocher d’un petit plaisir interdit, comme manger du chocolat, ou du fromage, ou bien savoir que l’on fait quelque chose de haïssable, de répréhensible mais qui n’occasionnera ni peine ni douleur. Le meilleur des instants, tout simplement, s’il m’était donné de le garder. On disait qu’Arthur Schnitzler avait une propension tendancieuse à anticiper dans ses écrits les évènements qu’il vivrait par la suite, et qu’il a vécu par ailleurs : certaines de ses œuvres sont particulièrement éloquentes à ce sujet. Loin de moi l’idée graveleuse de prétendre qu’il m’est toujours arrivé de même : mais force m’a été de constater que, inconsciemment ou non, j’avais moi-même une prescience qui, pour mon propre malheur, tendait à me faire entrevoir et à décrire évènements, personnes, lieux, avant, bien avant que je ne les fréquente. Bien entendu, et je ne contredirai nullement cela, une part peut-être importante de tous ces points observés sont sans nul doute l’œuvre du hasard ou le fait de la coïncidence ; mais parmi eux se dissimulent, et en cela je n’en aurai jamais aucune honte de le dire, des éclairs de lucidité qui, par leur précision, leur puissance, leur machiavélisme parfois même ne peuvent être le fait de la simple chance. Sans être parfaitement exhaustif, je n’en citerai que deux : tout d’abord, ma première femme, Alice. Je ne l’ai pas dit tandis que j’expliquais l’essentiel de ma relation avec celle-ci, j’ai négligé d’apporter cette précision car je la considérais comme annexe. Elle aurait véritablement entravé la bonne marche d’un récit d’ores et déjà houleux et bringuebalant, ennuyé plus qu’éclairci ; ainsi m’autorisé-je à présent d’en parler ici et maintenant, dans la section qui lui ait consacrée. Il se trouve qu’Alice illustre une façon de fantasme d’adolescent, la « femme idéale » que l’on peut se dépeindre à ces petites âges ; mais au-delà du physique et du caractère, je lui avais inventé tout un passé, tout un présent, une voix, un visage, des expressions. J’en avais fait des saynètes, des historiettes que j’ai parfois reprises, notamment dans mon premier recueil – si la curiosité vous dévore, je vous conseille, dans mon tout premier recueil, de lire avec soin les textes « Au bout du monde » et « Distraction » pour avoir un aperçu de ce que je viens de dire – que je ne lui ai jamais fait lire néanmoins – et qu’elle ne lira jamais du reste ; tu pourras toujours me le demander après avoir lu ces lignes, je ne cèderai pas d’une virgule pour une raison que tu connais nécessairement. Fouille dans ta mémoire – mais qui correspondait en tous points à la réalité. Des dialogues entiers, des expressions, des mimiques : tout correspondait avec force détails. L’on pourra encore soliloquer sur cet aspect-ci des choses, et croire que j’ai inconsciemment choisi Alice en fonction de cette donnée-ci : mais que répondre alors quand, citant la seconde des anticipations que je choisis de révéler, je précise que la même situation s’est ouvertement présentée avec une « fanatique » – je pense que le terme est judicieusement choisi. J’étais devenu un « sex-symbol » à ses yeux, elle collectionnait la moindre de mes photographies, de mes vidéos, m’écrivait de brûlantes lettres d’amour et avait projeté d’assassiner Louise. Elles sont devenues amies d’ailleurs par suite, ce me semble, d’une tentative ratée – lors de notre première rencontre. Puisque c’est là elle, et elle seule qui m’a choisi et non le contraire, puisque les textes l’évoquant sont à jamais restés secrets, comment expliquer une hégémonie si parfaite, une correspondance si totale ? Je ne suis pourtant pas un mystique. Mais je sais tout également reconnaître l’évidence quand elle se présente à moi. Je bois mon café noir. Je le buvais auparavant sucré – deux sucres, toujours – et j’ai eu une courte période où je le nuançais d’un rien de lait ; mais j’ai appris, je me suis forcé même à le consommer noir. Pourquoi dis-je « forcé » ? Car le goût, l’arôme devrais-je dire plutôt du café s’apprivoise, se dompte comme on dompte une bête sauvage. Il faut tout d’abord s’inviter à supporter le goût âcre et amer, tout comme le parfum violent qui vous saisit à l’estomac en un instant ; il faut endurer la délicate chaleur du breuvage sur la langue et dans la gorge, les trémolos troublants du sombre dans l’organisme ; mais la sensation de bien-être va au-delà de tout ce dont on ne pourra jamais reproduire. Pourquoi associe-t-on généralement le café à l’amour ? C’est pour cela, c’est uniquement pour cela. Et pour un rien qu’un carré de chocolat l’accompagne langoureusement, il n’est plus de doute à ce sujet. Ma couleur favorite reste le bleu. Pourquoi spécifiquement celle-ci plutôt qu’une autre ? Comme toujours quand il s’agit de déterminer les causes secrètes des choses il apparaît difficile, pour ne pas dire impossible, d’annoncer clairement quelle raison est la bonne ; ainsi choisit-on d’en faire une énumération judicieuse afin de ne plus se tromper, avec la cruelle pensée d’oublier l’une ou l’autre explication. C’est là la maxime célèbre : choisir, donc exclure. Et qu’est-ce qu’un texte, sinon l’expression même d’un choix à chaque lettre, parmi les infinités de lettres et de mots que l’on ne pourra jamais écrire ? Ainsi donc, je pense retrouver dans cette couleur tout d’abord celle de mes yeux, de mes « si beaux yeux bleus » pour paraphraser mon épouse, qui y voit là une de mes plus belles qualités physiques. Le bleu évoque pour moi tout autant, et ce ne sera une surprise pour personne bien évidemment, l’azur, l’horizon, les cieux. Combien d’heures, de jours entiers peut-être dans toute ma vie ai-je pu les contempler, regarder passer les nues, stratus, cumulus et nimbus, les oiseaux – j’avais d’ailleurs jadis acquis quelques notions d’auspices, révélées à prix d’orfèvre par l’une de mes connaissances à présent disparue fort mystérieusement ; c’est à lui qu’est dédié le personnage de « Raoul » dans le texte « Vole, vole ! », neuvième nouvelle du recueil Une seule manière de dire – et les machines humaines et néanmoins volantes. Je leur confiais mes espérances déchues, mes rêves d’enfant solitaire, mes peurs absurdes, mes paniques déraisonnées ; je leur posais une question stupide, parfois en anglais, parfois en allemand, et jamais ils ne me répondaient, toujours ils restaient bleus. Parfois se teintaient-ils de gris d’orage, surtout quand l’amour habitait mes réflexions mais cela, j’en ai déjà longuement et précisément parlé. Louise et Rose d’ailleurs n’ont jamais compris mes amours de l’éther. Aurore en revanche m’a résolument percé à jour et souvent encore vient-elle me visiter, et moi d’être allongé en mon jardin, silencieux, les yeux vers le néant et elle de me tenir compagnie à mes côtés, ses cheveux dans mes mains – cela me calme. J’ignore comment, mais c’est sans aucun doute maternel ; Alice, Louise, Rose, Aurore et toutes les autres dames qui eurent à me tenir compagnie doivent et ont dû endurer cette névralgie comportementale. Et lors, comme un enfant a besoin du sein de sa mère pour s’apaiser, dois-je avoir en main un semblant de mèche pour m’imprégner de son odeur et m’apaiser – et sa tête dans le creux de mon épaule. C’est ainsi qu’elle me révéla un matin qu’elle était enceinte ; et c’est ainsi que je lui répondis que je l’aimais. La couleur bleue a un avantage indéniable sur toutes les autres, y compris sur le noir que j’affectionne particulièrement pourtant – mais le noir, à l’instar du blanc, n’est pas réellement une couleur. Le noir, c’est ce qui reste quand rien n’est plus (et le blanc, quand au contraire tout est. Dieu est blanc, j’entends par là qu’il est la couleur blanche, parfaitement blanche : il est lumière. Le néant est noir, parfaitement noir : on ne peut le discerner. Et si l’on considère, comme d’aucuns le songent, que du néant a surgi le divin, de l’obscurité a surgi la lumière). Il est donc préférable de parler du noir soit comme une absence, soit comme la somme des absences ; dans les deux cas ce n’est pas une identité propre. Par ailleurs, existe-t-il sincèrement autour de nous du « noir », du noir véritable ? Ce n’est jamais qu’un gris formidablement foncé, jamais parfaitement mat. Il est toujours un semblant de lueur quelconque, car si le noir l’était totalement, alors on ne pourrait le regarder, car cela serait regarder le néant. Regarder le néant, c’est ne rien regarder ; il suffit de fermer les yeux pour que le monde disparaisse, et pour que le noir apparaisse –, c’est qu’elle est par sa définition même omniprésente : la forme même du mot évoque à quiconque un espace, un horizon ; c’est la terre qui s’élève vers le ciel sans fin ; c’est Babel qui repose en terre et dépasse les nuages ; c’est la main tendue qui jamais ne retombe. Ainsi y a-t-il en celui qui le prononce une aspiration à l’infini, et en celui qui l’aime une envie de grandeur, la dernière même qu’il peut espérer partager. Celui ou celle qui aime la couleur, qu’en dit-on ? Que c’est un rêveur, que c’est un marchand d’illusions, que c’est un artisan de la rêverie. Cela pourrait être péjoratif, et l’est sans doute même : les contemplatifs ne seront jamais bien vus d’une société éternellement pressée, de plus en plus pressée. J’avais, et j’ai encore, pourquoi parlé-je au passé ? un amour particulier pour l’Aphorisme, pour l’Apophtegme, pour la Maxime ; si je devais corriger ce que j’ai dit ci haut, si la poésie est l’art du texte juste, si la néologie est la science du mot juste, l’Aphorisme est sans contexte le métier de la phrase juste. En quelques mots, parfois même il ne s’agit pas d’une phrase dans le sens académique du terme, l’on parvient à édicter une idée forte, nécessairement incomplète mais qui réussit, ô tour de force, à englober tant de considérations, de pensées, de vérités, que ça en devient insolent. J’en apprenais des livres entiers, j’en récite des tablettes entières – la mémoire passe et repasse et, me concernant, elle n’est hélas plus ce qu’elle était toutefois. Parfois, un seul mot de la tournure me manque, parfois l’auteur, parfois l’ouvrage dont est extrait la formule. Cela me frustre particulièrement –, je les considérais, les utilisais, les modifiais à ma guise ; l’imitation ne reste-t-elle pas la plus sincère forme de flatterie ? Il m’arriva même d’en inventer et d’en garnir mes textes, parfois à renforts d’ingéniosité pour les glisser à la ligne idoine. Ce soir-ci, une seule me revient en tête, mais je sais pertinemment quand elle fut inventée : « Le début de la pauvreté, c’est quand on compte la monnaie qu’on nous redonne ». Je me souviens parfaitement du jour où cette vérité m’apparut : c’était lors de la fin du premier semestre de ma seconde année de lettres, tandis que l’argent venait à me manquer et que ma veste craquait singulièrement aux épaules ; tandis qu’avant cela, peu m’importait que l’on me rende denier ou liard, j’ai acquis d’alors une valeur de l’argent qui ne me quittera plus jamais. L’argent, est-il un domaine dont on n’entende pas chaque jour parler ? Un jour sans qu’on n’en touche, sans qu’on en gagne, sans qu’on en perde, sans qu’on en donne, sans qu’on en reçoive ? C’est en vérité une chose fort commune, la plus commune de tous. Quand il est problème d’argent, c’est comme s’il n’était aucun problème. Ai-je un jour manqué d’argent ? Je le dis sans honte, mais peut-être à mi-voix : jamais. Jamais, car les mois où, ne pouvant pour l’une ou l’autre raison travailler et ainsi assurer mes propres revenus, ma bonne mère était là pour m’offrir son aide et une partie de son porte-monnaie. Je ne demandais rien, je ne désirais rien mais elle insistait, sinon par amour, du moins par orgueil. J’acceptais, j’étais faible. Mais jusqu’au moindre centime j’ai ainsi tout remboursé, tout ce qu’elle ne put jamais m’avancer à compter de mes seize ans. Il est amusant de voir que mes filles, sans connaître cette anecdote, ont fait de même. C’est une façon d’absolution : une seconde naissance, on surgit du néant comme si jamais rien n’avait été. L’on part sur des bases nouvelles, bien que l’on sache pertinemment bien qu’on ne naît pas ab nihilo ; mais c’est partir dès cet instant sur ses seules capacités et avoir la stricte pensée de ne posséder que ce que l’on mérite et l’impossibilité alors d’accuser un tiers pour ses propres fautes. Je n’ai jamais été du reste d’un naturel dépensier. Bien entendu, je ne peux le renier, j’ai des pulsions vainement matérielles qui me poussent à acheter ce qui ne me servira jamais – tout comme l’on apprend, parfois même très tôt, ce qui ne nous sera d’aucune utilité – mais jamais plus que de raison. J’épargne, je place, je couve comme un avare que je suis mais surtout, en cas de difficultés, je suis heureux d’avoir un bas de laine confortable. La vie, dira le poète, ne fait pas de cadeau ; et bien que ce soit nous qui la compliquions et non l’inverse, il convient de savoir réagir vite et bien ; à défaut de courage, ayons de l’honneur – l’absinthe du lâche – et de l’intelligence – le remords du juste. L’on me demanda il y a peu à combien se montait ma « fortune » personnelle, après avoir écrit un petit nombre d’ouvrages et je n’ai pas su quoi répondre. On prit cela pour de la modestie, mais c’était de l’ignorance. Encore maintenant, à l’heure où j’écris, je l’ignore parfaitement et cela m’en est bien égal. J’ai de l’argent, de l’argent gagné par un travail, inutile diront certains avec raison sans doute, mais une activité qui mérite, jusqu’à un certain point rémunération. Je suis contre le droit d’auteur, je l’ai dit et ne me contredirai pas : si bien qu’à défaut de droits d’auteur, je gage que mon salaire ne concerne que les interventions faites, le temps donné, et bien entendu ma retraite de fonctionnaire. Si l’on considère, tout également, mes investissements en associations humanitaires, protectrices de la nature etc., va-t-on encore m’accuser d’être proche de mes sous ? Je ne sais décemment plus que faire. J’ai beaucoup réfléchi à mon avenir d’auteur tandis que je composais ce texte. Jusqu’à très récemment, je désirais tout arrêter, que ce texte soit le dernier ; jusqu’à ce que j’entreprenne la rédaction de ce chapitre en réalité : ainsi ai-je précisé que L’homme qui s’ennuyait était le « dernier Christophe de ma main ». Cela ne changera pas néanmoins : je suis las de ce personnage avec lequel je commence résolument à tourner en rond, et le cède à qui voudra le reprendre, à qui mon éditeur le jugera bon ; je ne veux plus en entendre parler. La création d’une série telle que celle-ci, qui compte une quinzaine d’épisodes, une franchise même pourrait-on dire, avec un certain univers, certains mécanismes immuables qui sont autant de jalons que le lecteur attend avec plaisir n’est pas de tout repos et, quand bien même je pourrai trouver encore et encore des éléments afin d’élaborer de nouvelles histoires, peut-être même meilleures, sûrement même meilleures que toutes celles que j’ai déjà eues à composer, je décide d’y mettre un terme ; l’on peut en revanche se demander, si le meilleur est encore à venir, pourquoi donc devrais-je m’arrêter en bon chemin ? Pourquoi ce texte devrait-il marquer à jamais la fin de mes ambitions, l’ultime page de mon travail ? Car il faut bien décider un jour de s’arrêter. Un ami m’avait dit un jour que les artistes, que les grands hommes, que tous ceux qui, par leurs paroles, leurs actes, leurs pensées donnent du bonheur aux gens, doivent partir, s’en aller, se taire uniquement quand ils le jugeaient bons, au faîte de leur carrière et non, comme on peut le voir parfois, quand on leur conseille de le faire. Ce n’est pas de l’orgueil. Pas même la peur de ne pouvoir mieux faire, c’est bien entendu faux : que ce soit selon un angle objectif ou subjectif, on peut toujours, la veille même du dernier souffle, trouver, écrire, bâtir bien mieux que tout ce qui n’a jamais été fait : la persévérance est l’outil du poète, et le temps ne lui donnera jamais tort. Il en est, je suis de ceux-là et de plus en plus du reste, qui voient dans les mots des fruits qu’il convient de laisser mûrir et de cuisiner savamment : les meilleurs chefs sont ceux qui, avec des ingrédients pourtant communs, parviennent à cuisiner les meilleurs plats. Si l’on choisit donc de partir, de disparaître, parfois même de s’enfermer dans un mutisme complet – ce n’est pas un cas unique dans l’histoire, loin de là ! Plus d’un aura fait, tôt ou tard, ce vœu de silence, souvent sans se rétracter par la suite –, c’est parce que l’on sait en notre sein que la comédie est finie. Ainsi quand l’acteur, à la fin d’une riche pièce ou d’un récital, quitte définitivement la scène pour ne plus y revenir avant le prochain lever de rideau, il ne viendrait l’idée à personne dans le public que de le réclamer encore et encore : la pièce est finie. Ainsi est l’œuvre d’un auteur : et quand le rideau tombe, non pas pour signaler la fin d’un acte mais la fin de la comédie toute entière, il convient de savoir se retirer. Les lecteurs, les fanatiques, les passionnés ne saisissent pas nécessairement l’essence d’un tel départ et voudraient souvent voir les auteurs s’accrocher encore et encore à leur objet, et finir à genoux, la bave aux lettres, l’œil exorbité, la création dernière, l’unique vérité au bout de la main ; de cet auteur-là on fait un martyr, et le texte nécessairement inachevé n’en finit pas de faire couler encre sur encre. C’est vain, et l’orgueil même réside en cette manière de faire en réalité : c’est prétendre que le dernier message est décisif pour l’humanité entière, que le message incomplet mais partiellement délivré cache quelques subtiles révélations sans lesquelles il serait dès à présent impossible de survivre ; la modestie pourtant, considérer que le message édicté n’est pas un mais un parmi d’autres, est moteur de toute création artistique. L’on peut se rendre compte de la pertinence certaine d’un billet particulier : mais dans l’absolu, tout nous est toujours inaccessible. En y réfléchissant à présent, il reste une façon de texte que je n’ai jamais su composer, en marge des poèmes pour lesquels je suis particulièrement mauvais je dois dire, ce sont les textes qui, racontant une histoire quelconque, absurde le plus souvent, dissimulent, croit-on ! moult sens cachés, symboliques secrètes, significations dissimulées : on y lit tout et son contraire, on y lit blanc et noir selon l’époque, selon l’heure de la journée ; tantôt le manuscrit tout entier est incompréhensible et peine à s’articuler logiquement, tantôt il est au contraire d’une clarté sublime, tantôt il est globalement juste, malgré quelques erreurs ; on en fait un pamphlet contre la peine de mort et un discours la glorifiant ; on croit devoir le lire au second degré mais se fait un devoir inexplicable de le lire au premier ; les personnages ont des noms donnés par pur hasard et choisis méticuleusement pour leur étymologie ancienne ; le moindre objet est béni et chanté par le Christ lui-même ! mais d’une banalité affligeante qui amène à s’en désintéresser au plus tôt pour se concentrer sur de meilleures occupations. Les fables, les contes et, d’une manière plus générale, tous les récits « pour enfants » – du moins, étiquetés comme tel – sont propices à ce genre de discussions très amusantes du reste ; mon plus grand regret restera toujours qu’elles aient lieu quand l’auteur n’est plus de ce monde et qu’il ne puisse donc pas, à son tour, s’amuser de ces vaines études. Pourquoi précisément aimé-je ces textes ? Pour leur raison d’être en réalité. L’on considère toujours qu’un texte, quel qu’il soit, a une finalité, un but : mais ces manuscrits-ci n’ont qu’un seul but, celui d’en avoir aucun. Ils laissent le lecteur totalement face à lui-même et plus que jamais se retrouve-t-il devant un miroir dans lequel il se reflète et se découvre. On lit toujours pour se découvrir soi-même, et non pour découvrir l’auteur : mais quand la Lettre est belle, il est dur de tenter une approche rétrospective sur sa personne. Si bien qu’il est un dénuement totale de cette écriture que j’admire profondément, tout comme on admire ce que l’on ne sait pas reproduire, ce qui nous est inaccessible : et c’est sans doute aucun la raison pour laquelle j’admire Lewis Carroll et Alice au pays des merveilles. Combien de fois, combien ! n’ai-je entendu à son sujet tout et son contraire : un songe érotique, le passage symbolique de l’adolescence à l’âge adulte, une critique de la monarchie, du capitalisme, de la république, la consécration de l’enfance, une diatribe contre le communisme, l’Angleterre, les Amériques, l’Inde, l’empire colonial, la philosophie, la littérature… des essais à perte de vue, écrits par d’éminents universitaires, bardés de diplômes, vomis de médailles et de prix académiques, habillés de palmes et d’épées, des travaux en revues spécialisés, des approches positivistes, analytiques, thématiques, néo-platoniques… tout et son contraire. Et cela me plaît particulièrement ; que n’aimerais-je ainsi n’avoir jamais produit un tel texte, aux mille interprétations, aux mille sens et de plonger mes contemporains et mes futurs lecteurs dans de cruelles tourmentes ! Un ultime mot de l’auteur Je déteste singulièrement avoir à finir un texte. C’est comme couper une communication au téléphone ; on hésite, on bafoue, on relance éternellement le sujet, on ne peut se résoudre à raccrocher. Alors je décide de faire un pied de nez aux conventions, et de composer ce message, court mais suffisant – j’essaie de faire bref, pensée qui a elle seule m’est particulièrement désagréable en réalité – alors que le texte n’est pas encore totalement rédigé. J’en suis vers sa fin, certes ; mais il manque encore, à vue de nez, deux ou trois dizaines de pages avant de prétendre l’achever, de bel et bien l’achever. Si je décide de le composer à présent, c’est pour m’épargner la peine de le faire par la suite, alors que l’inspiration me fera défaut ; et ce que j’ai à dire me tient particulièrement à cœur, même si, je l’accorde, cela ne sied guère pour terminer un texte, pour terminer n’importe quel texte. Mais passons. Au cours de ce manuscrit, on a pu découvrir et apprendre des éléments de ma vie privée, des évènements passés, évidemment : toute autobiographie est par définition inachevée. Certains sont justes, d’autres moins ; certains ont été modifiés pour imiter un ton dramatique, toucher une corde vibrante. Mais j’ai toujours dit ce que je souhaitais dire, je suis resté maître de mon texte de bout en bout, du moins, jusque là ; mais il n’est pas de raisons que les trente ou quarante pages restantes me fassent défaut, cela me semble incongru. Que leur qualité soit sujette à discussion, cela ne me surprendrait guère, j’ai tendance à m’essouffler en fin de marathon ; mais je leur consacrerai autant d’attention que les premières, je ne bâclerai rien. Je souhaitais surtout revenir sur la question, sur le défi lancé en introduction. À savoir si ce texte pouvait me permettre d’épancher toute la noirceur de mon cœur. Et je dois dire qu’il a parfaitement rempli son rôle, en addition d’autres faits qui resteront à jamais miens. Qu’ils aient été provoqués par la rédaction du texte, étaient-ils induits par celui-ci ou totalement fortuits, je l’ignore encore et ne veut, à vrai dire, pas en savoir davantage. Je ne désire rien connaître des raisons de l’acte, je ne veux m’intéresser qu’à l’action. Et force m’est de constater d’avoir été comblé, d’avoir réussi à atteindre mon objectif, enfin. Néanmoins, on peut se le demander : où commence le rêve, où commence la réalité ? Parmi tous ces mots, toutes ces lignes, où est le vrai, où est le faux ? Y’a-t-il nécessairement un « vrai » et un « faux » ? Peut-être que ces concepts sont à jamais inapplicables me concernant, et peut-être est-ce alors pour cela que, quels que soient les mots que je puisse tresser, j’arriverai toujours à calmer ma douleur. Écrivant pour oublier, l’acte me satisfait pleinement et, parce qu’il est situé au-delà de tout but, mercantile et intellectuel, me satisfera toujours. Après tout, tout ceci n’est qu’une sombre illusion, une mythomanie : tout cela n’aura été finalement qu’une parenthèse et non, comme on pourrait le croire, une vie dans sa totalité. Car après tout, qui peut réellement savoir ce qu’il y a dans ma tête ? Un auteur |
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