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Deuxième chapitre « Pourquoi en avoir fait un paumé ? » Sissi venait de finir de lire les deux premiers chapitres de Giorgio. Il les avait composés en pleine journée, sans s’arrêter, sans boire ni manger, ni même gratter sa guitare, absence cruelle qui prouvait sa véritable obsession. Il avait encore les mêmes yeux que la veille, à demi-fou, à moitié ivre. Les feuillets étaient sales, tachés, noircis à l’encre bleue et noire ; de nombreuses ratures parsemaient le texte et rendaient la lecture plus difficile encore, associées aux fautes d’orthographe et à l’écriture elle-même, croisée informe de griffes d’une patte de chat et d’ongles de patte de mouche. Giorgio affirmait à qui le lui demandait qu’il avait appris à écrire tout seul, sans n’avoir jamais été à l’école et, à voir la manière dont il remplissait les rares documents administratifs qu’il avait eu sous la main, il était pris d’une heureuse envie à quiconque de le croire sans sourciller. Si la graphologie était une science exacte, on aurait pu ainsi lire dans les lettres du poète qu’il était tout à la fois désorganisé, rêveur, rouspéteur, sanguin, patient, amoureux, enthousiaste, perfectionniste, menteur, seul et triste tout à la fois ; mais puisque ce n’est là qu’une prodigieuse escroquerie qui n’engage que les charlatans, tout ce que l’on pouvait lire dans les mots de Giorgio, c’était qu’il manquait d’éducation. Il écrivait de la main gauche, bien qu’il préférait jouer de la guitare de la droite sans se l’expliquer ; de même, il tenait la fourchette de cette même main et l’utilisait de préférence pour toutes les autres tâches, mais avait des difficultés douloureuses à écrire comme un droitier, allant jusqu’à ressentir des picotements dans le poignet et l’épaule. Ainsi préférait-il largement sa main gauche, et rappelait avec un semblant de malice que gauche se dit sinistra en Italien, et que seul le stylo était assez traître, car obéissant et au philosophe, et au sophiste pour n’être touché que de cette main-ci, la guitare étant bien trop pure pour se voir traiter comme une vilaine. Il était encore une fois quatre heures du matin, « l’heure du crime » avait-il dit en attendant que Sissi revienne avec la même bouteille. Tout en lui versant à boire et en parcourant rapidement les premiers mots de son texte ébauché, elle avait tenté de le dissuader de mener à bien ce projet, ayant eu la journée, puis le début de la soirée pour réfléchir. L’acte était inaccessible, disait-elle, inaccessible : comment pouvait-on espérer, elle la serveuse orpheline et lui le poète homosexuel devenir un jour célèbres, quand bien même ils seraient dégoulinant de talent ? Il l’avait lui-même dit, il fallait acquérir une légitimité, et à moins de falsifier des cartes d’identité, ils ne pourraient jamais être écouté ni admis. Giorgio y avait déjà pensé : il voulait même la patronne dans le coup. Sissi admit qu’il avait eu une bonne idée, mais revint à la charge. « Pourquoi en avoir fait un paumé ? Tu ne pouvais pas choisir quelqu’un de plus prestigieux ? – Ça sera quelqu’un, tu verras… mais même sans ça, nous sommes tous des paumés, avait-il rétorqué en touchant du bout des doigts sa guitare. Nous sommes tous des paumés, toi, moi, la patronne, les clients : même le président et ses ministres. Pourquoi mon personnage ne le serait-il pas ? Je vais te dire, tu te fais bien trop d’illusions sur les gens en particulier. Et les gens en général, d’ailleurs. Je vais te dire, c’est ça ton problème, Sissi : tu es bien trop modeste, tu te crois bien trop petite. Mais les gens ne sont pas mieux que toi. – Qu’en sais-tu, Giorgio ? Qu’en sais-tu ?, répéta-t-elle en se levant brusquement. Tu sais comme je suis peut-être ? Tu le sais ? Je vais te dire moi, tu ne sais rien. On se connaît depuis deux ans, Giorgio, deux ans seulement. Je me souviens encore la première fois que l’on s’est vus. Tu te souviens ? C’était le beau temps, le bon temps même. Tout allait bien, pour la première fois de ma vie. La patronne m’avait définitivement adoptée, tout comme les piliers de bar. On ne me mettait plus la main aux fesses, on ne tentait plus de me violer entre les tables, comme on avait si souvent voulu le faire. Oh, oui, je me souviens quand tu es venu dans le bar. C’était Novembre, parole, un satané froid : le plus grand froid qu’il n’a jamais fait en hiver depuis vingt ans. Le vin gelait dans les verres, et le chauffage était en panne. Même les meilleures de nos éponges à whiskies nous désertaient, et on crevait la dalle. Il neigeait dru, avec tellement de vent que l’on croyait que ça neigeait à l’horizontale, à l’horizontale ! Même à l’orphelinat je n’avais jamais vu ça, mais parole, j’avais eu bien plus froid que cet hiver-là, mais il avait fait bien froid tout de même. « La patronne s’en inquiétait : elle allait dehors par toute une journée et moi je restais là, sans gilet, sans chauffage, sans même une bougie : il n’y avait plus rien. Et je ne m’avisais pas de toucher l’alcool, la patronne me disait que j’étais bien trop jeune et je l’étais, ça m’aurait tué plutôt que de me réchauffer. J’ai cru y rester cet hiver-ci, j’ai bien cru y rester. J’avais le ventre dans les talons, plus bas encore, et le cerveau dans les chaussettes. Mais je ne me plaignais pas, même avec le nez coulant et les yeux rouges, les oreilles qui sifflaient le jugement dernier et j’entendais déjà les cavaliers de l’Apocalypse qui accouraient pour me trancher la tête, je ne me plaignais pas. Car cela aurait été insulter la patronne, qui avait tant fait pour moi et qui en fait tant encore, parce qu’elle quémandait la clientèle, mais elle s’en moquait : elle aurait pu fermer et survivre, tandis que moi, moi ! et chez elle, c’est bien trop petit, alors elle faisait encore tout ça pour moi alors non, je ne m’avisais surtout pas de me plaindre. « J’avais froid de partout, froid de partout, et j’aurai tout donné pour qu’un homme m’enlace et me réchauffe de tout son corps – elle se rassit et soupira longuement. J’aurai donné ma candeur, mon innocence, ma vertu : il aurait pu tout me voler, me frapper, mais si seulement cet hiver-là il m’avait aimé et s’il m’avait réchauffé, je lui aurai tout donné, il aurait pu tout me prendre et moi, je l’aurai remercié infiniment, j’aurai tout fait pour lui. Mais il n’y avait personne. Il n’y avait que moi, mon mal d’estomac et le froid. « Et tu es venu. « Tu étais recouvert de neige, dame ! Plus blanc qu’un saint-bernard albinos. On aurait juré que tu avais été moulé dans une feuille de papier. De la neige sur les épaules, sur les cheveux, partout sur tes habits, et une forme immense dans le dos. C’était ta guitare, je l’ai bien vue, mais sur l’instant, j’avoue m’être effrayée toute seule. Déjà que tu es grand, je t’avais imaginé deux fois plus grand encore, et autrement plus violent. Tu m’as fait une peur infecte. Je croyais pourtant avoir tout vu à l’orphelinat, mais je n’avais jamais eu aussi peur qu’à cet instant. Tu t’es nettoyé devant l’entrée, même que ça m’a pris après deux heures pour tout laver, et tu m’as demandé si tu pouvais rester. Ce que tu étais beau sous la neige… – elle lui caressa langoureusement la joue. Il ferma les yeux et se laissa docilement faire, et crut un instant reconnaître le parfum de sa mère. « Tu étais si beau. Tu l’es encore. Tu sais pourtant tout ce que je ressens, je te l’ai dit dès que je t’ai vu, pas vrai ? Je t’ai dit “épouse-moi” et tu as rigolé, et tu m’as dit que tu ne mangeais pas de ce pain-là. Même que j’ai cru que c’était mes miches qui étaient en faute, mais tu m’as assuré qu’ils étaient parfaits mes seins – elle rigola en regardant sa poitrine, puis se perdit dans ses pensées. Et depuis j’attends. J’attends que tu veuilles bien m’aimer, parce que je sais que c’est toi, et que toi, tu n’en fais qu’à ta tête, parce que tu n’es qu’un poète. Tu n’es qu’un vil poète, et dans ma bouche ce n’est pas un compliment, surtout pas. Je sais, tu me diras : “tu es une femme, et ce n’est pas un compliment pour moi non plus”. – Tout à fait, répliqua Giorgio. – Mais j’attendrai. Dans ma tête, y’a pas d’erreur. Alors si je te dissuade de faire ton bouquin c’est pas parce que je t’aime pas, au contraire : je t’aime de trop. Et je ne veux pas que tu sois malheureux. Tu sais, les gens sont méchants. Crois-moi quand je te le dis : les gens sont méchants. Et nous, on est gentils, et pauvres. Ça va ensemble, tu sais ; une amie quand j’étais petite me disait toujours “trop bon, trop con”. Et moi, je suis bonne. On me l’a toujours dit, je suis bonne. Je suis bien trop bonne. Je n’ai jamais su faire de mal. Mais à vouloir être trop gentille, vois où ça m’a mené. Les gens te marchent dessus, et toi, tu es obligé de t’incliner. Et à force de marcher le dos courbé, et bien tu comprends bien des choses. Ce n’est pas en relevant la tête que l’on gagne, bien au contraire : on a tout à y perdre. Ça leur donne des raisons de frapper, et il ne faut pas leur donner de raisons. Il ne faut surtout pas – elle appuya bien chaque mot, en les espaçant de quelques secondes. Il ne faut surtout pas. Tu sais, je te trouve candide, bien trop naïf. Alors que nous, nous soyons des paumés, bien entendu ; mais que le monde entier le soit, ne le crois pas : il n’y a que nous, les pauvres poires qui le soyons. – Moi je crois, répondit Giorgio après avoir longuement soupiré, croisé les mains derrière le cou et s’être laissé tomber en arrière sur le lit, que le monde est ainsi fait : il y a des enfants petits, et d’autres qui ont grandi. Et si tu ne veux pas relever la tête Sissi, ça te regarde. Mais moi je ne faiblis pas, et je réinventerai le blues, la chanson des histoires, le blues qui servait à se moquait du blanc sans qu’il ne s’en aperçoive. Tu sais, je ne veux pas te donner de faux espoirs. J’ai mis du temps à comprendre qui j’étais, et maintenant que je le sais et que j’en suis sûr, je ne veux plus m’embrouiller avec d’autres considérations. Je ne te fais pas la petite morale, mais ce que tu as traversé, je le connais. Quand mon père a trouvé mon premier petit ami dans mon lit, il m’a chassé. Et je n’ai plus eu droit de revenir à la maison, et de revoir mon père. Je suis resté quelques temps aux alentours de Savone, j’ai des copains, et mon frère venait me voir en douce. Mais mon père a fini par le découvrir et m’a alors laissé le choix. À croire que j’ai fait le mauvais, se mit-il à ricaner, puisque je me retrouve ici. Je n’avais jamais travaillé. Jamais rien fait de mes mains. Juste gratter un peu, et j’écrivais déjà, mais sans ambition, et sans talent. Il a fallu trimer dur. Un jour j’en ai eu assez, j’ai décidé que je viendrais vivre en France. Sur un coup de tête, sans raison particulière. Je devais croire que la vie y était plus facile, plus facile. J’ai surtout déchargé des cageots, avec mon bon mètre quatre-vingts et mes cent kilos, mes épaules comme la porte d’Orléans, on a du mal à croire que je suis artiste. Mais tout me profite, ricana-t-il encore, quand bien même je ne mangerais plus que de la salade, je prendrai du muscle. C’est comme ça, je ne l’ai pas voulu. C’était il y a dix ans. Depuis, rien n’a changé. Ou presque : je me suis affirmé. Et c’est tout. Et j’ai dû oublier le reste. – Ton père était-il comme tu le décris dans le texte ? – Non, la description correspond plus à celle de mon oncle maternel, Benito. A vrai dire, pour tout ce qui était du caractère, j’ai tout repris. Sauf que tu remplaces le nazisme par le fascisme, et tu as ainsi le tableau qu’il convient. – Je trouve dommage de parler si tôt dans le texte de quelque chose d’aussi grave. Ça risque d’apeurer. » Giorgio pensait que Sissi avait raison. Et c’était justement pour cela qu’il fallait le faire. Il disait que ça rentrait dans sa logique de l’autobiographie, et dans la logique du péché : que l’on était finalement tous coupables de quelque chose. Personne n’est réellement innocent, les saints n’existent que dans les bibles et les anges dans les cieux. Mais tout également, ça ne plaît à personne de se croire coupable. Il convient alors de faire appel à la relativisation. À la complexification du péché. D’ordonner le jugement, et d’exploiter ce jugement dans son sens ultime, global, final : un jugement qui ne serait pas loin d’être parfait sans être pour autant divin. Un jugement parfait mais qui laisse une grande place au doute, qui laisse une grande place au révisionnisme : et ce propre révisionnisme, ce négationnisme parfois fait parti intégrante du spectacle. On le réclame même, et l’on ne serait guère rassuré s’il était absent. Il montre combien le jugement est perfectible bien que parfait, car la perfection est divine et non humaine, et que la perfection humaine n’est qu’un stade avancé de réflexion qui satisfait le nombre… et qui n’est décemment pas la véritable perfection. Ce relativisme ne peut se concevoir que d’une seule et unique manière : en évoquant un péché, un crime si horrible, ou si détestable que tout autre faute paraît désuète et pardonnable. Que tout autre péché devient broutille, qu’il ne conviendrait même pas d’avoir honte. Et on n’en a pas honte. Le confesseur gagne sur tous les tableaux : il sait qu’il est coupable, il se confesse, mais n’en retire qu’une seule satisfaction : ce n’est pas si grave et ne sera donc pas puni. N’étant puni, il ne peut que remercier la clémence de la société dans laquelle il réside, et haïr les précédentes qui se sont rendues coupables de ce grand péché ; et cela lui permet du reste de pécher d’autant plus et d’avoir d’autant plus envie de se confesser, et d’avoir d’autant plus envie de considérer qu’effectivement, ses fautes ne sont pas si graves que cela. Il ajouta que dans notre monde, il n’était pas de crime plus grand que ceux perpétrés lors de la seconde guerre mondiale, et en particulier par Adolf Hitler. Et que s’il avait repris l’intérêt de son oncle pour Mussolini, cela n’aurait pas eu tout à fait le même impact en étant dans le même ordre d’idée. Pourquoi se contenter d’une ballade quand on a la fougue d’écrire un opéra ! C’est se contenter d’un accord parfait sur la tonique, alors que l’on a la force d’enchaîner une dizaine de rhapsodies hongroises lisztienne sans se laisser le temps de respirer ! Tout bon livre contemporain traite nécessairement tôt ou tard du nazisme, d’Hitler ou du troisième Reich, et accessoirement, du protocole des Sages de Sion et de Jésus, même en note de bas de page. Rappeler sempiternellement, jour après jour, que l’horreur a existé, qu’elle est à demi humaine et à demi démoniaque, mais malgré tout irréversiblement humaine, rassure et détruit dans le même élan. « Là, le personnage que j’ai décrit : il précise tout du long que son père a eu une influence, du moins inconsciente, sur lui. Preuve que le gars est humain lui aussi, et il le dit à la toute fin de son second chapitre (à propos, je n’ai pas voulu faire trop long, surtout après une introduction aussi lourde. Je chargerai la mule par la suite) et donc potentiellement un Hitler en puissance. Ce gars, on va le haïr pour ce qu’il n’est pas et sympathiser avec lui pour ce qu’il est. Il sera cruellement perfectible, horriblement vicieux, mais parfaitement clair sur sa condition. Il est prêt à se confesser et se confesse, mais puisque son père aimait le grand mal il ne peut considérer ses fautes autrement que comme elles le sont réellement. Il ne peut pas laver sa conscience, il ne le pourra pas. Et ça le rend triste. » Mieux, fit-il comprendre : cela le rendait tragique. La tragédie est une affaire de roi et de Dieux, c’est la lutte contre le destin. Mais comment peut-on lutter si l’on n’est même pas certain de son existence ? Relativisant ses fautes, l’homme a fini par ne plus croire au destin mais à la destinée, non pas à la fin mais au chemin : tandis que si on les considère telles qu’elles sont réellement, on est en proie au jugement parfait, à l’inéluctabilité. À la tragédie. « J’aime les tragédies, disait Giorgio. J’ai lu Bérénice très tôt, bien plus tôt que tu ne peux t’en douter, à peine savais-je lire. Bien entendu, en Italien : on y perd beaucoup. J’ai pu le retrouver et en profiter en Français très rapidement, et, Seigneur, je n’ai plus eu un poil de sec. J’étais sur mon lit, le temps où j’avais encore la barbe, et j’étais seul ce soir-là. Enfin, je n’avais pas de compagnie physique, car Bérénice me tenait compagnie elle, je me l’imaginais parfaitement au travers de cette édition mitée, jaunie, meurtrie par tant de mains. Et moi, j’ai eu la révélation : j’ai su dès lors que j’arriverai à palper sur le papier une héroïne aussi belle que cette victime. Je sais, c’est un homme que j’ai choisi pour ma biographie, rigola-t-il avant de faire claquer sa langue sur les dents, mais Seigneur… sa femme, il y aura une femme qui sera aussi tragique que Bérénice. Je te laisse la surprise à la lecture, mais tu vas en entendre parler très, très bientôt. C’est une Bérénice, non, c’est Bérénice à mes yeux. Mais qu’est-ce que tu en as pensé sinon ? – Cette légende, avec le dragon… c’était nécessaire également ? – J’ai longtemps hésité avant de la raconter, bien que je l’aie inventée de toutes pièces, mais elle est venue comme ça, sans que j’y pense… sans même m’en rendre compte. Avant que je réalise que je devais continuer à parler de ses tantes j’avais déjà tout écrit. Alors j’ai gardé, j’ai trouvé ça très intéressant. Et ça m’a permis d’utiliser un vieux bouquin qui trônait dans ma chambre de bonne, un genre d’encyclopédie du fantastique, je ne sais pas trop quoi, qui parlait des mandragores ou des dragons. Et puis, je me suis dit qu’une allusion au fantastique prêtait assurément à sourire, et avait même une vertu utilitaire non négligeable. J’ai déjà mis mes idées concernant le mythe dans le texte, comme si je m’attendais par avance à ta question. Mais ma remarque est tout aussi valable pour l’appréciation du fantastique en général. « Qu’est-ce que le fantastique ? C’est une immersion dans notre quotidien d’éléments que l’on ne peut expliquer. Le décalage nous rend suspicieux, parfois nous étonne : mais surprend toujours. Et il faut surprendre, n’est-ce pas ? Je ne serai pas mécontent d’arriver à placer quelques petites astuces fantastiques dans le texte… comme une apparition, ou une voix, ou bien un extra-terrestre, quelque chose. C’est un repère. Un bon texte, assurait-il en se relevant et en se versant un verre de tord-boyaux, est un texte à repères. Tiens, regarde cette bouteille : si je n’étais pas en train de boire, et s’il y avait pas ton verre sur la table de chevet, on ne pourrait pas dire si elle est à moitié remplie ou à moitié vide. Sans fenêtre, tu n’est pas capable de savoir si c’est le jour et la nuit. Ceux qui vivent sous terre, les vers de terre, ne savent même pas que le jour existe. Et moi, je ne suis pas saoul du moment que j’ignore ce que c’est d’être sobre. Un bon roman, c’est comme une bonne pièce de théâtre classique : ça a du lieu, du temps, et de l’intrigue. Souvent, on n’ignore pas les plus courants : le temps et le lieu. Et ça, certains romans en débordent ! Des dates, des heures, des mois, des villes, des calendriers… et on cherche la petite bête à celui qui n’est pas capable de les concilier. J’imagine bien des auteurs, des grands auteurs, être mis en échec par ce petit détail, et se perdre dans leurs calculs fastidieux afin de concilier des histoires parallèles censées se dérouler en même temps, et combien de temps dure ceci, et combien de temps dure cela, bla, bla, bla. Les lieux, je ne t’en parle pas : ils grimpent et regrimpent cent fois, mille fois les rues qu’arpenteront leurs personnages, photographient les commerces, les bâtisses, tout jusqu’au moindre détail pour leur souci de vraisemblance. Mais ils oublient quelque chose à tous les coups, et ça, je te fiche mon ticket que pas des masses y ont pensé, c’est que totalement plongé dans leur histoire, ils ne sont même pas capables de se souvenir que leur texte coince à coup sûr sur un seul point. « Tu veux que je te dise ? – il attendit la réponse, mais Sissi buvait et n’était, il faut le dire, pas très attentive. Hé bien, tu veux que je te dise ? Ils oublient que leur texte, c’est de la fiction. Les personnages qu’ils mettent en scène n’existent tout simplement pas, ils ne peuvent pas exister : ils sortent de leur imagination. Et c’est comme vouloir animer des fantômes en pleine ville de Lyon. Des fantômes, tiens, bonne idée : je vais parler de fantôme la prochaine fois. Ça fera plaisir, et puis comme ça, tu seras sûre que c’est moi qui ai écrit tout ça. Parce que j’ai bien vu tes yeux, la manière dont tu m’as regardé après avoir lu, tu t’es demandée à quel cadavre je l’avais piqué ce texte, hein ? Ne mens pas, je le sais. Bref, où j’en étais… – Tu parlais des fantômes. – Oui, les fantômes. Et bien je vais te dire moi, ce que ça change que les héros des romans soient tous des fantômes. Tout simplement que la réalité du texte se place dans une autre réalité du monde : un autre monde où existe monsieur-le-héros-du-roman qui n’est pas le nôtre, puisqu’il n’existe pas ! C’est une réalité alternative, comme une guitare sans corde mais qui joue tout de même. Et donc tout sentiment de vraisemblance n’a qu’un seul but : faire croire que potentiellement le personnage, et donc les situations qui gravitent autour, sont vraies, et parfaitement vraies, ou à la rigueur probables. Si je mets un élément fantastique dedans, il y a comme un problème : c’est une fiction qui s’étonne qu’il y a une fiction. « Tu vois le tableau ? Reality without reality disent les anglophones. Reality without reality, ça veut dire la réalité sans la réalité. Quelque chose qui est dans un monde qui n’est pas, et qui donc ne peut pas être à son tour par effet boule de neige. Mettre un élément fantastique dans un texte, même si ce n’est que la mention d’un mythe ou d’une légende, ça aide à appuyer le clou de l’illusion, mais ça sert également à instruire le fameux doute. Tout fonctionne au doute. « Tout fonctionne par le doute. La société doute, les gens doutent. Toi-même, tu doutes de ce bouquin, pas vrai ? Tu doutes que j’arrive à le mener au terme. Tu doutes que l’on y parvienne. Et je vais te rassurer, c’est normal de douter. Nous n’avons plus aucune certitude. » Sissi relisait patiemment le début du manuscrit. Elle relevait les fautes, les tournures de phrase étranges, les incohérences. Se prenait d’envie d’y croire. Sans lever les yeux des feuilles, elle semblait se parler à elle-même, mais d’une voix suffisamment forte pour que Giorgio, toujours assis à ses côtés, puisse l’entendre. « Des fantômes, des doutes. Et toi qui continues de bousculer ma vie comme si de rien n’était, comme une fleur, comme un vent du sud, comme le mistral ou l’autan. T’es un vent d’autan. Toujours souriant, mais tu ne trompes personne. On le sait que tu es triste. Même sans connaître ton histoire. Les gens normaux font la gueule. Toi tu souris, et tu souris parce que tu as quelque chose à cacher. Moi aussi je souris, mais je suis bien moins forte que toi. Moi aussi je souris, mais j’ai des larmes derrière les yeux. J’ai des larmes dans la tête. J’ai des larmes, parce que moi, mon histoire, personne ne la connaît, pas même toi. « Oh oui, on sait que la patronne, que cette sainte de patronne m’a recueilli grelottante alors que j’attendais un pote qui n’est jamais revenu, mort ou pire, on sait qu’avant j’étais dans un putain de refuge pour les gosses comme moi, dont les parents sont morts et que c’était leur sale famille et que personne voulait de moi, que l’on me battait, que les plus grands me battaient parce que j’avais les cheveux blonds et les yeux bleus, et qu’ils disaient que j’étais un ange déchu, un judas en jupe, jupas qu’ils m’appelaient, et qu’il fallait me punir pour être ce que je suis. Et pendant plusieurs années j’ai eu honte d’être ce que je suis. Et même encore aujourd’hui j’ai honte d’être ce que je suis. Et même encore aujourd’hui je baisse la tête, et c’est pas toi qui me fera changer, et pas même la célébrité, et pas même l’argent. Parce que moi je suis comme ça, et que je suis l’ange déchu, je suis Sissi. « Sissi, c’est pas mon vrai nom. Je m’appelle Élisabeth, Sissi c’est mon surnom. C’est la patronne qui me l’a donné, parce qu’Élisabeth, ça faisait trop guindé pour ce bar. Élisabeth. Je m’appelle Élisabeth, bordel, Élisabeth – elle restait étrangement calme en disant tout cela, même si la colère paraissait sourdre du moindre de ses mots. J’en ai assez, tu entends, assez. Assez de ce bar, de ce tripot, de la patronne. Tout ce qu’elle a fait, je m’en contrefous. Elle aurait dû me laisser crever, tu entends ? Me laisser crever sur le bord de la route, de froid et de faim, de solitude. On meurt de solitude, Giorgio, tu sais, on en meurt. Je meurs chaque jour de solitude, un peu plus à chaque fois. À chaque fois que le soir, pour prendre mon service, j’ouvre les yeux, je vois que je suis en vie et rien que pour ça je pleure. Rien que pour ça je pleure, parce que je suis en vie, et que je sais que demain ça continuera. Alors je souris en journée, je fais mon boulot du mieux que je peux, parole, du mieux que je peux ; je souris, mais je pleure en même temps parce que je n’arrive pas à être forte comme toi, je n’y arrive pas. Je n’y arrive pas. J’ai beau essayé, je n’y arrive pas, je n’y arriverai jamais. Et j’ai même pas de quoi m’acheter une corde pour me pendre, et même si je l’avais, j’ai rien pour l’accrocher dans cette foutue chambre. Il faudrait que je le fasse dans le bar mais ça ferait des emmerdes à la patronne, et dehors on m’arrêterait. « Alors j’attends. J’attends quelque chose de bon. J’attends de clamser. Et toi tu arrives avec tes paperasses, avec tes envies de grandeur. Et ce gars, qu’on dirait qu’il a la même douleur que moi quelque part, mais en plus sobre, en plus soft, en plus doux. Il a vécu vieux, hein ? Si vieux, si vieux… il a vécu si vieux… et moi je ne le pourrai pas. Je ne pourrai pas. Je n’ai pas d’avenir, rien. Aucun avenir, sûrement pas avec toi. Avec toi ou avec un autre. Même si on me donnait tout l’amour de France et de Navarre, toute la tendresse du monde, je ne pourrai pas m’en tirer. » Giorgio posa son verre au sol, aux côtés de la bouteille d’alcool et saisit sa guitare du bout du bras. Il l’accorda rapidement, et se mit à improviser une aubade. « Douce petite belle, tu pleures à mes côtés. Tu vomis ce matin toute ta misère, Devant une bouteille implorant ta pitié, Et tu ne sais plus que faire. Tu me dis que ta vie n’a plus aucun sens, Que tu voudrais bien mourir, Que c’en est fini, que c’est ton ultime danse Et que tu vas t’enfuir. Et moi je suis là à t’écouter, et je t’aime, Pas de la bonne manière ; Et moi je suis là à t’écouter et je t’aime, Et je veux te sauver. Tu ne crois plus en mes belles ballades, Ni en ce que je t’apporte, Tu ne veux plus de mes petites aubades, Et tu me mets à la porte. Pourtant je ne te raconte pas que des bêtises, J’y crois dur comme fer, Ce n’est pas un conte, il faut que je te dise Que c’est ce que je veux faire. Et moi je suis là à t’écouter, et je t’aime, Pas de la bonne manière ; Et moi je suis là t’écouter et je t’aime, Et je veux te sauver. Garde-toi de ton passé, oublie-le très fort Car il te ronge bien trop : Oublie qui tu étais, tu n’avais pas tort : Tu t’es battue trop tôt. Je te prie de me faire toute confiance, Je ne te trahirai pas ; Je suis la lumière, ta nouvelle danse, Je resterai avec toi. Je suis là à t’écouter, mais tu ne pleures plus Et je t’aime encore, Pas comme tu le voudrais, pas comme il aurait fallu, Mais je t’aime encore Et je veux te sauver. » Il avait repris une ancienne mélodie d’une chanson dont il ne pouvait retrouver le nom ; du reste, il n’était pas satisfait de cette improvisation, assez mauvaise au demeurant mais qui avait le mérite et le joli mérite de dire exactement ce qu’il pensait. C’est ce qui rend tout à fait la chanson et le vers si délicats à utiliser, disait-il encore pour défendre sa forme favorite ; c’est que la vérité, dans le cadre du vers, n’a pas le nombre de lettres ou de syllabes qu’il lui plaît d’avoir, mais bel et bien le nombre qu’il faut et rien de plus. C’est ça tout également qui a fait de la prose si populaire dans le texte, plutôt que le vers : le peuple préférait la quantité à la qualité, et croit que les gros livres, garnis de nombreuses pages, recèlent bien plus de mystères, de secrets, d’énigmes, de vérités et, paradoxalement, de poésies que les poésies elles-mêmes ; car il semble louche au profane que la rime tombe telle qu’il le faut, et prend pour de la facilité de faire sonner « marinier » avec « tamariniers » ; que la coupure de l’alexandrin, qui semble pourtant si contraignante, n’inquiète aucun grand dramaturge ni aucun grand poète ; que la forme du sonnet, si rigide d’apparence permet tant de libertés ; en un mot, ils s’inquiètent que les auteurs soient plus intelligents qu’eux. Tandis que la prose, qui demande bien moins de règles et de contraintes, semble s’offrir toute chaude, toute rôtie, au premier venu armé d’un stylo. Cela rend la littérature bien plus accessible non pas à la lecture, mais belle et bien à l’imitation, ce qui l’a rendu si populaire. On aimera toujours mieux ce que l’on peut comprendre : seuls les sots et les imbéciles se font sublimer par la prose. Sissi avait fini de pleurer, elle avait blotti sa tête dans le creux de son épaule. Une manière de silence pesant était retombé brutalement dans la chambre une fois que Giorgio s’était arrêté de jouer, un silence de mort qui semblait, à la manière d’un trou noir, aspirer tous les bruits aux alentours. Si bien que dans ce silence on entendait encore quelque chose, on entendait une manière de sifflement sourd, comme un courant d’air qui se serait dissimulé dans les coins et qui, tout doucement, rendait la réalité de ce monde moins ténue, comme présente uniquement dans un rêve. Il la rassurait comme il le pouvait, en lui passant le revers de la main sur la joue, et lui fredonnant qu’elle devait malgré tout se tromper et que son seul amour viendrait bientôt, très bientôt et qu’il fallait patienter. Il regretta encore d’être ce qu’il était, silencieusement et à haute voix, sincère : mais cela lui fit bien trop de mal, et elle s’imagina égoïste et idiote. Elle s’excusa de toute sa conduite du matin, et promit de corriger du mieux possible les chapitres pour ce soir, et qu’elle parlerait à sa patronne du projet, qu’elle y croyait elle aussi très fort, et que plus jamais elle ne douterait de lui, plus jamais, que depuis deux ans il avait toujours été là sans faillir à lui parler et à la faire rire, et qu’elle ne voulait pas renoncer maintenant à sa présence qui était devenue, elle s’en rendait de plus en plus compte, indispensable. Et peut-être, ajouta-t-elle en rebouchant la bouteille, qu’elle l’aimait plus comme un frère que comme un amant, le frère qu’elle avait toujours voulu avoir, et lui fit promettre de toujours la protéger. Il fit gratter rapidement ses cordes afin de reproduire un semblant de son d’origine espagnole ou argentine, et lui promit en l’embrassant sur le front, puis sur les deux joues que jamais il ne pourra l’oublier, que toujours il sera là pour l’écouter, que toujours il sera là pour l’aimer, et que jamais il ne la laisserait tomber. Cela la rassura beaucoup, et quand elle le fit sortir, comme la veille, par la petite porte de derrière, il lui semblait en lisant son écriture qu’il était toujours là, et il lui semblait tout pareillement entendre le son si particulier de sa vieille guitare. |
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