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Chapitre III J’ai longuement parlé de mon père, de son enfance surtout ; et j’ai raconté ce que je savais de lui, ses traits de caractère – pas tous, car sa personnalité, au même titre que n’importe quelle autre est fort complexe, et plusieurs ouvrages ne suffiraient pas à référencer toutes ses passions, toutes ses paroles, tous ses rêves, tous ses gestes, bref, à l’annexer comme on peut faire l’index d’une créature de laboratoire ; j’ai pourtant tenté ici de dépeindre les faits marquants de sa jeunesse, de ses lubies, afin de mieux cerner le personnage pour des raisons sur lesquelles je me suis déjà longuement étendues, et sur lesquelles je ne reviendrai donc pas – jusqu’à sa rencontre avec ma mère. À présent, il convient de parler de ma parente. Si je dois à mon père beaucoup de ma personnalité et de mes goûts, du fait de ce fameux esprit de contradiction, je dois à ma mère énormément de ma vie en société, de mon comportement, de mes tics, de mes phobies, de ma culture, de ma connaissance : si mon père a, souvent malgré lui par ailleurs, contribué à me forger l’Esprit, ma mère m’aura intentionnellement forgé le corps et la Raison. Par son omniprésence du fait des fréquentes absences de mon père, desquelles je parlerai une fois le moment venu et que j’ai, du reste, déjà évoquées, j’ai souvent considéré, tout comme mon frère par ailleurs après lui avoir posé la question, n’avoir jamais eu qu’un seul parent et de n’avoir jamais eu de père. Qu’il eut été ou qu’il n’eut pas été, cela aurait eu strictement la même influence sur ma condition, du moins jusqu’à un certain stade conscient, puisque mon développement inconscient a quant à lui été énormément influencé par mon père, comme j’aime à le répéter toujours. Quand je repense à ma mère, des sentiments contradictoires me bouleversent le cœur encore une fois. Tout à la fois un amour sans borne et sans limite, comme un enfant peut aimer sa mère, comme j’ai aimé la mienne : je lui aurai tout donné tout comme elle m’aura tout donné, et j’aurai volé à son secours plusieurs fois, l’accompagnant lors de ses derniers jours à l’hôpital, serrant sa main en tremblant et en pleurant, et elle essayant une toute ultime fois de me rassurer. Je savais pourtant qu’en mourant elle me priverait d’une part de moi-même, j’étais indissociable de ma mère et tous mes proches l’auront alors dit, je n’ai plus jamais été le même. Je suis à présent triste, et peut-être même est-ce cette tristesse qui m’a poussé à commencer ce texte, bien plus que tout mon questionnement égotiste ; peut-être est-ce ce vide complet qui m’amena à écrire, et peut-être également qu’une fois que je n’aurai plus à parler de ma mère, car bien que présente tout au long de sa vie à mes côtés, son rôle aura été moindre du moment où j’ai voulu voler de mes propres ailes, je ne verrai plus l’utilité de continuer mon travail. Elle m’a toujours conseillé, et j’ai parfois écouté ses conseils : mais dans tous les cas il s’agissait toujours de ce que je voulais faire de prime abord et elle n’aura alors fait que me rassurer sur la voie à suivre. Il s’agit là d’une forme de connexion entre nos manières de voir les choses qui prouvent davantage que le regard que j’ai porté, et que je porte encore sur le monde est le sien, que je vois les choses telles qu’elle les voyait, que je les conçois telles qu’elle les concevait, que je les comprends telles qu’elle les comprenait. À bien y réfléchir, il ne s’agit sans doute pas là de la meilleure des logiques, ni de la plus pointue, ni même de la plus efficace ou de la plus rapide, et le bon sens amènerait à rectifier certaines de ces données. Mais à présent que le « mal » est fait, je demeure trop vieux pour changer mon comportement et n’ai du reste aucune raison de le faire : il est bien trop tard pour toutes ces choses-là et je n’ai aujourd’hui plus d’espoir, seulement des regrets. Ma mère était une femme forte à bien des égards, tant elle a dû surmonter les ennuis de la vie de couple seule, comme une veuve ou une divorcée, mais elle était assurément abandonnée. Abandonnée par son mari, elle a élevé seule ses deux enfants et a géré ménage, finances et tracas avec fougue et intelligence, désabusement parfois ; mais je ne l’ai jamais entendu dire qu’elle allait baisser les bras, ou renoncer, ou nous laisser à notre propre sort et en cela je continue de l’admirer. Sans aucune mesure, il s’agit de la femme la plus courageuse qu’il m’ait été donné de croiser, et je suis fier d’être son fils. Elle est née, comme je l’ai évoqué par ailleurs dans un petit village de paysans de la Vienne, à une quarante de kilomètres de Poitiers, en pleine campagne. De la famille, elle était la seconde fille, et huit ans la séparaient de sa sœur. Mais plus jamais, je crois, l’on ne verra sœurs plus différentes. Si ma mère était petite et châtain – en réalité, elle était blonde en son enfance, blonde et bouclée, et je ne l’ai pas cru avant de voir la seule photo d’elle étant petite jamais prise ; comme de bien souvent m’a-t-on depuis assuré, les cheveux blonds de naissance ont tendance à se foncer avec l’âge, bien que je fasse belle exception à cette règle puisque j’ai régulièrement blondi jusqu’à mes trente ans, en ayant de plus en plus de boucles. Dans le cas de ma mère, ses cheveux frisés ne seront devenus raides qu’à son adolescence, après que ma grand-mère lui ait fait couper ses mèches ; dès lors ils sont devenus stricts, et ma mère n’aura jamais tenté de retrouver sa coiffure de jeunesse –, ma tante était grande et blonde ; si ma mère était docile et passive, calme, ma tante était quand à elle farouche et trempée d’un caractère solide ; enfin, si ma mère se destinait à une vie aux champs, ne désirant rien de plus qu’une tendre tranquillité sans tumulte, ma tante, abreuvée de romans d’amour et de contes de fées criait à qui voulait l’entendre qu’elle voulait trouver le prince charmant et partir avec lui sur son beau cheval blanc. Leurs préférences elles-mêmes étaient opposées, et parfois complémentaires : ma mère aimait le blanc de l’œuf et sa sœur le jaune ; elle vivait le jour et sa sœur la nuit ; elle était sage comme une image, elle était sauvage comme un loup ; elle apprenait ses leçons, elle faisait l’école buissonnière ; enfin, elle était silencieuse, et elle était bavarde. Silencieuse. S’il est, je pense, un des comportements de ma mère les plus frappants et que je retiendrai toute ma vie c’est bien celui-ci : son silence. On dit souvent que les femmes sont bavardes, et que le seul bijou doré qu’elle déteste est le mutisme ; mais ma mère n’était bien entendu pas un stéréotype, et elle était silencieuse. Elle avait appris très tôt à se taire, et à ne dire jamais que l’essentiel à qui lui posait une question. Elle disait que cela permettait un parfait contrôle des informations, que ça empêchait les vilains de s’inquiéter pour rien, qu’ainsi on ne trahissait pas les secrets. Et que si l’on doutait de la marche à suivre qu’il fallait toujours s’abstenir : mieux valait en dire peu, quitte à donner de nouvelles informations le moment venu que trop dire, et divulguer ce qu’il fallait taire. Sur ce point, mon père ressemblait un rien à sa belle-sœur m’empressais-je d’ajouter : mais puisque ma mère ne lui disait que peu de choses tout également il n’avait rien d’imposant à révéler, si bien que je n’ai pas choisi de préciser cela plus haut lorsque je parlais de mon parent. Cette vertu de silence est mienne également : je me tais plutôt que de parler, et cela m’aura occasionné souvent quelques ennuis mais encore une fois, je ne me précipiterai pas, et je poursuis sur ma mère. Du fait de ce silence imperturbable, je n’aurai su que très tard qu’elle était malade, et qu’elle souffrait le martyr. Quand enfin je m’en aperçus, et bien qu’elle niait encore l’évidence et que j’entrepris, pour son bien mais malgré sa propre volonté de l’hospitaliser pour le cancer qui lui avait déjà rongé les sangs, on ne pouvait plus la sauver. Mais même sur son lit d’hôpital, même lors de ces dernières heures, même lors de son agonie elle refusa de me parler des motivations de son âme, de son enfance, des points inconnus de son existence, et elle resta muette comme une tombe. J’ai depuis fouillé, le cœur transpercé de poignards et les larmes aux yeux sa chambre et ses armoires, dans l’espoir de trouver, théorie utopiste ! des mémoires, quelques carnets de notes, n’importe quoi pouvant lever le voile de mystère entourant certaines années de sa vie mais il n’en fut rien. Elle demeurait cruellement inaccessible, inconnue, mystique. Et à l’heure où j’écris, je ne possède aucun autre élément concernant sa vie de couple et les dossiers « cachés » si ce n’est ma propre mémoire. Comme je l’ai dit, mon père n’était au courant de rien ; et la seule à pouvoir être au parfum restait ma grand-mère, mais elle disparut il y a de cela maintenant cinquante ans, et à cette époque mon cœur n’était pas assez large pour comprendre qu’un jour, j’aurai tellement de choses à lui dire, et tellement de choses à me faire pardonner. Avant de poursuivre sur ce que je sais de ma mère, et sur les cocasseries de sa personne, je m’en vais donc parler de ses parents, de feu mon grand-père et de feu ma grand-mère, de ses oncles, et plus en détail par la suite de sa sœur et de mon oncle, dont j’ai déjà évoqué la présence et le rôle dans le chapitre précédent, et je vais, je pense, commencer par parler de ma grand-mère qui a été, je m’en aperçois à présent, la personne qui m’aura le plus marqué lors des vingt premières années de ma vie et sa disparition m’aura ainsi profondément bouleversé. Ma grand-mère était une fille de la campagne, tout également, mais ne vivait pas dans le village natal de sa fille mais non loin de là, dans un village encore plus étroit, encore plus petit si cela était encore possible. Elle aura des souvenirs de jeunesse associés à la guerre notamment : pendant que ma grand-mère paternelle combattait avec ses propres armes l’envahisseur teuton, ma grand-mère maternelle quant à elle, bien trop jeune, se dissimulait dans les caves et les celliers, en attendant que les patrouilles s’éloignent. Elle se souvint, jusqu’à la toute fin de sa vie, des sombres bruits de bottes et des ombres, des uniformes et du cuir des cravaches ; des restrictions, et de ces sons au loin qui témoignaient de violents affrontements ; la faim qui lui tiraillait le ventre, car bien que tout manquait il fallait toujours travailler, amener les bêtes au champ, ramasser les œufs, plumer les volailles. Tout était pour l’envahisseur, il fallait collaborer. Elle n’avait pas résisté, sa famille ne le pouvait pas. Mais chaque jour elle espérait une délivrance. Elle espérait, et ne priait pas : car elle restait profondément athée, et elle donnera le goût de l’athéisme à sa fille cadette par la force des choses. Elle prétendait que prêtres et curés n’avaient rien vu de plus que quiconque, et que de fait ils n’avaient droit de parole. Du reste, elle ne supportait pas la vue d’une soutane, et considérait le pape, les papes, comme des hommes de paille. Sa position concernant la politique était également toute aussi drastique, ne considérant les hommes d’état que comme des traîtres et des intéressés, servant leurs propres objets avant de se concentrer sur les biens du peuple. Pour autant, il ne fallait pas la croire idiote ou attardée, ou bien en faire le tendre cliché de la paysanne recroquevillée dans sa province, en ignorant tout de ce qui se passe dans le monde ; lectrice attentive de journaux écrits et, plus tard, quand la télévision fut installée, des éditions télétransmises de ces mêmes journaux, elle suivait de très près les évènements sans toutefois les commenter. Mais elle savait pertinemment bien que la connaissance était clé de savoir, et refusait de demeurer à l’as quand un monde entier évoluait sous ses yeux. Elle était par ailleurs la seule dans la famille à toujours s’intéresser et à se tenir au courant : pour prendre un exemple précis, lors des évènements de Mai 1968, tandis que ma mère, âgée d’une dizaine d’années, était heureuse car il n’y avait pas cours, sa sœur plus âgée charmait tous les hommes qu’elle rencontrait et son mari s’inquiétait de ne plus avoir d’essence pour pratiquer ses livraisons maraîchères. Mais elle gardait le silence sur ce qu’elle savait et sur ce qu’elle croyait bon, tout comme elle se taisait à chaque élection et ne révélait à quiconque à qui était dédié son bulletin, si bien que l’on a longtemps songé qu’elle ne s’intéressait pas à l’actualité. Mais sa fine connaissance des situations internationales faisait qu’elle brillait lors des repas de famille, et prenait davantage part aux discussions masculines attrayant aux systèmes étatiques ou financiers qu’aux discussions féminines attrayant aux torchons et serviettes, quand bien même elle ne demeurait pas en reste en tant que parfaite dame de maison et que les batteries de cuisine, casseroles et surtout poêles attiraient toute son attention et accaparaient la majorité, la grande majorité de son savoir culinaire par ailleurs fort développé. Elle était une femme cultivée et efficace autant en tenue de maison, ses talents de maîtresse queux ayant fait le bonheur des fins palais de sa famille, ses talents de ménagères les joies des lits bien faits et des chemises repassées, qu’en ingénierie diverse, son immense culture ne cessant d’étonner, culture que partageront beaucoup des membres de la famille alors, en particulier ses petits-fils qui « reprendront le flambeau », se rappelant d’un apophtegme qu’elle répétait tout à propos : « savoir rime avec pouvoir ». Tous ses talents ne l’empêchaient pas d’être femme et d’être aussi coquette qu’une femme : elle appréciait énormément les bijoux et notamment les colliers, et avait une charmante collection de breloques, dont quelques exemplaires seulement étaient garnies de vraies pierres ; les robes, dont ses armoires étaient majoritairement remplies mais qu’elle ne put mettre pour la plupart passée la cinquantaine du fait d’un certain embonpoint, imputé à un rythme de vie beaucoup plus tranquille ; et les parfums. Elle faisait en cela de véritables razzias dans les grands magasins, récupérant de ces petits flacons ou bandes de papier faisant office d’échantillons gratuits, et en avait régulièrement quelques uns dans son sac à main ; une femme, croyait-elle fermement, devait se préparer pour n’importe quelle occasion et devait alors être belle et désirable, et un bon parfum pouvait travailler à la place du maquillage ou de la coiffure. Et sa grâce naturelle faisait que n’importe quel habit, même le plus simple se trouvait magnifié, et elle faisait comme une nique à la mode en laissant ses longs cheveux frisés et blonds sans soin ni coiffure, tels qu’ils se trouvaient au matin : et le négligé de sa toilette attirait invariablement l’œil et rendait jalouse les concubines. On lui aura prêté au cours de son existence beaucoup d’aventures, notamment d’aventures extraconjugales, ce qui n’a jamais été prouvé. Mais il était vrai de dire que cette dame intelligente aimait plaire et aimait qu’on la remarque, et qu’elle s’amusait des discordes ou des disputes qu’elle pouvait parfois, intentionnellement ou non, amener au sein d’un couple marié. Mais elle n’allait jamais trop loin et n’affûtait jamais trop ses instruments de séduction de peur de franchir une dernière barrière ou d’aguicher un frustré qui aurait, lui, outrepassé toutes les limites : elle restait une dame, avec tout ce que cela comporte, en premier lieu la fidélité. Au-delà de ces jeux, il ne lui vint jamais à l’esprit de désirer un autre homme, ne serait-ce qu’en rêve. Car ma grand-mère était amoureuse avant d’être séductrice, et se donna toute entière à celui qu’elle avait épousé. Parlons de lui à présent plus en détail. Mon grand-père était pour sa part résident dans le fameux village où ma mère et sa sœur virent le jour, et où mon père échoua par le plus complet des hasards. Dernier fils d’heureux commerçants, maraîchers et épiciers, il avait trois autres frères de cinq, trois et deux ans de plus respectivement. Toute la famille attendait pour le quatrième, et sans doute dernier enfant une fille : mais quand sa mère accoucha, on entendit la sage-femme s’écrier en l’apercevant « voilà encore un drôle ! » et on sut qu’il n’y aurait jamais de gamine à la maison. Le travail était très dur, la guerre n’arrangeait rien : un seul des quatre fils pouvait faire des études et ce fut l’aîné, de loin le plus intelligent et le plus malin de tous qui eut ce grand privilège. Il devint ainsi professeur de mathématiques en université et historien notable, auteur de plusieurs ouvrages contant l’évolution de la région plusieurs fois primés ; le second quant à lui mourut après ses dix-huit ans d’une leucémie foudroyante qui prit les médecins au dépourvu, quant au troisième il partit en Angleterre pour suivre sa fiancée originaire de l’île et ne donna plus jamais de nouvelles. Enfin, mon grand-père resta travailler sur les marchés d’abord en compagnie de son père, puis irrémédiablement seul. Pendant plusieurs années sa mère continua de tenir l’épicerie, mais bientôt elle fut bien trop malade pour s’en charger, et mon père ne pouvait se partager en deux. Et tandis qu’un jour il revenait de la ville, il prit en stop une charmante jeune fille, qu’il épousa peu de temps après. C’était un homme pragmatique, qui en toutes choses considérait la fin. Alors que son frère aîné était posé et réfléchi, un intellectuel pour ainsi dire – sans que le mot soit connoté péjorativement, du reste –, lui restait un travailleur de la terre, et son savoir se devait d’être pratique : toute chose ne lui servant pas dans l’immédiat à progresser dans son travail, à faire plus de bénéfices et être plus rentable était systématiquement oublié sans même qu’il ne s’en aperçoive. Travailleur acharné, il désirait surtout assurer à sa femme et à ses filles un bon quotidien où elles ne manqueraient de rien, lui qui avait été jadis privé de tout, y compris de ce dont il avait le plus besoin : de l’attention. Il restera toute sa vie durant un homme rude et ferme, mais droit et honnête comme on en trouve souvent en campagne : économe sans être radin ni avare, gérant ses affaires avec sagesse et clairvoyance, il était parvenu au prix d’efforts acharnés à se faire connaître de toute une région, de nombreux petits villages et d’autant de maires et d’élus locaux : il fut bientôt le fournisseur attitré de nombreuses familles qui sans lui auraient été rapidement prises au dépourvu. Ses beaux-parents, en particulier sa belle-mère ne l’appréciaient guère, et jusqu’aux derniers moments de sa vie elle s’acharnera à rendre difficile la vie de couple des époux. Sa mère par contre aimait particulièrement les parents de sa belle-fille, et faisait une confiance aveugle à sa semblable qui en retour ne se privait pas pour en dire du mal, ou lui donner de fausses joies et de fausses peurs ; ainsi, à la mort de son époux, mon arrière-grand-mère, la grand-mère paternelle de ma mère s’habilla après la mort de son mari toujours en noir pour porter un deuil qui dura jusqu’à sa propre mort. Si tout au début de cette habitude l’intention était sincère, par la suite elle oublia le pourquoi de l’origine de cette coutume et se demanda si tout ceci valait effectivement la peine. Elle s’en alla demander à la mère de sa belle-fille, qui lui répondit sarcastiquement de rester en noir, de ne plus jamais sortir de sa chambre pour ne pas risquer l’incident qui risquait de la précipiter au cimetière, de rester digne et de pleurer chaque jour que Dieu faisait la mort de son aimé. Et elle respecta à la lettre la prescription de son « amie », et précipita elle-même sa propre perte, puisque trois mois de ce traitement auront suffi à l’aider à rejoindre son amant disparu. Le beau-père quant à lui avait fini par l’apprécier petit à petit. Encore une fois, il était tout à l’opposé de son épouse : si la belle-mère était souvent cruelle, droite, sèche, raide et, vers la fin de sa vie tout du moins, un rien portée sur la bouteille et obsédée par la peur de l’enfer et le feu en particulier – elle dira, en derniers mots, qu’elle « voit les flammes », ce qui fut bien entendu accueilli par tous, y compris par le prêtre qui se tenait à ses côtés comme un malheureux présage. Il resta longtemps assis, priant et priant encore pour le salut de son âme, la fin de la journée, la nuit et la mâtinée complète le lendemain sans s’arrêter, sans boire ni se reposer, sans manger, persistant à lire encore et encore des passages de sa vieille Bible. Le lendemain midi il s’excusera auprès du mari, qui n’était guère croyant, et de la fille, et du beau-fils, regrettant de n’avoir pu mieux faire. On l’enterra le lendemain, et lors de la cérémonie il n’y avait que la stricte famille proche. Par son caractère ténébreux et sa langue de vipère avérée, elle avait dans le département et la région entière bien plus d’ennemis que d’amis, bien plus de conspirateurs que de confidents : quand la nouvelle de sa chute se répandit comme une traînée de poudre vive, un cri de soulagement émana de plusieurs fermettes et de plusieurs champs, tout un chacun était convaincu que le globe avait été ainsi assaini et qu’il en avait été rendu meilleur. Sa tombe est aujourd’hui quasiment invisible : largement délabrée, personne n’a eu la force ni la volonté de la faire réparer, ni même de la fleurir. D’ici quelques années sans doute ce ne sera plus qu’un petit amas de terre sans nom, et l’on oubliera que dessous se trouve un cercueil –, le beau-père était quant à lui tordu, volage, obsédé par la chose : un véritable coureur de jupons. D’aucuns diront qu’il s’agit là d’une « tare » héréditaire, puisque sa fille aura hérité de ce même vice. Mais comme elle, il n’aura jamais été prouvé qu’il ait trompé sa femme un jour, et sans doute ne l’a-t-il jamais fait. Mais il aimait plaire et séduire, il aimait qu’on le regarde ; les cheveux toujours parfaitement gominés et ce jusqu’à son placement en maison de retraite, les trois dernières années de sa vie où les infirmières n’étaient encore une fois pas totalement insensibles à son charme naturel, toujours tiré à quatre épingles, un peu d’eau de Cologne sur les joues et le menton, un costume impeccable et des chaussures cirées, il avait en outre une grande collection de magazines pornographiques et de vidéos du même tonneau minutieusement classée et dissimulée au fin fond d’un grenier, si bien que ce n’était là qu’un secret de polichinelle que seule sa femme ignorait. C’étaient là, disait-on tout autant, les seules maîtresses qu’il se permettait pour se consoler d’avoir vécu avec une dame aussi rigide et aussi méchante, lui qui avait un caractère bien plus doux. Par sa réputation et du fait de ses nombreuses incartades dans les bals, à la ville comme à la campagne, de son train de vie dispendieux, de ses petites incartades dans le monde du jeu – qui n’eurent pas de lendemain, mais sa seule immersion auprès des roulettes et des machines à sous se solda par un interdit bancaire – et de son insatiable appétit – qui lui vaudra très tôt d’être diabétique, mais de ne pas écouter les recommandations des médecins : à chaque lendemain de fête, banquet, mariage ou enterrement, un infirmier devait venir en urgence pour lui faire une piqûre d’insuline – il se retrouvait aisément à court d’argent et ne manquait pas d’entraîner régulièrement sa famille, sa femme et sa fille dans des imbroglios dantesques avec les banques et les amis, qui avec le temps finissaient par ne plus en être. Le seul à l’avoir régulièrement aidé, sans rien demander en retour, sans même espérer quoi que ce soit était son beau-fils, qui au moindre ennui n’hésitait pas à lui prêter, ou plutôt à lui donner tout l’argent nécessaire. Cela, il ne l’oubliera jamais, et dès lors ne fera plus aucune remarque déplacée à son égard. Quand il mourut lui aussi à la maison de retraite, ses dernières paroles furent là aussi très énigmatiques, puisqu’il prétendit voir le spectre de sa femme, qui l’invitait à la rejoindre. Lorsque ma tante se maria, ma mère était nouvelle rentrée au collège. L’époux était un fier gendarme, habitant lui aussi la région. D’un caractère d’autant plus doux que sa future femme sera enflammée, sa belle-sœur avait plusieurs fois tenté, comme revanche lors de l’une ou l’autre broutille de l’avertir du comportement infect de sa sœur, en vain. Alors qu’au début de sa carrière, qui s’annoncera fulgurante puisque il était destiné à échoir colonel, il officiait chez les motards, il dut rapidement abandonner cette carrière qui lui plaisait pourtant énormément, car sa petite amie avait une peur bleue chaque fois qu’il sortait ; ainsi finit-il par tout connaître du village et de ses habitants avant de faire enfin partie de la famille. Il aura été, pour mon frère comme pour moi, un second père, un père même, suppléant le rôle que le véritable n’avait jamais su tenir. Si bien que lorsque nous avions quelques ennuis apparemment irréductibles, ma mère, moi et mon frère, nous l’appelions en premier lieu afin qu’il puisse nous conseiller, quand bien même il se trouvait à six cents kilomètres de distance. Les choix professionnels de mon frère, mes études, mes travaux, ainsi que les décisions fondamentales de ma mère concernant l’immobilier qui furent par la suite fructueux lui doivent tout, réellement tout, sans grandir un tableau qui, du reste, n’en aurait pas besoin. C’était un homme sage et placide, fort, qui savait hausser la voix quand il le fallait. Mais il savait également, en bon militaire, que la plus grande des batailles était celle que l’on n’avait jamais mené, et préférait éviter les conflits, en particulier avec sa famille et surtout avec sa femme et faisait souvent bon dos, rectifiant ceci et cela si besoin était selon ses plans initiaux en catimini pour ne pas éveiller les soupçons : une culture du secret qui servit à réduire les finances incroyables de son épouse qui auraient pu les conduire à la ruine, s’il n’avait pas eu une gestion intelligente des comptes et des cordons de la bourse. Bricoleur notoire, homme à tout faire, il se présentera une fois retraité à la mairie de la commune et y parviendra, à la deuxième tentative malgré tout et au terme d’une épuisante campagne et d’une attention de chaque instant qui le fatigueront énormément. Quand il partira un matin d’été, c’est sa femme qui lui fermera lui-même les yeux, et qui fera tout pour qu’il ait des funérailles gigantesques, qui l’obligèrent par la suite à réduire significativement son train de vie, avant de le rejoindre une dizaine d’années plus tard. À présent que j’ai, rapidement tout du moins, dépeint le climat familial dans lequel ma mère a grandi et a été élevée – bien que je n’ai que rapidement parlé parfois de quelques uns des membres qui composaient ma famille, j’aurai l’occasion d’y revenir lorsque j’entreprendrai un récit méthodique de ma vie, tant certains évènements sont attachés dans mes souvenirs à ces personnes. Ainsi, tour à tour, j’aurai à parler plus en détail de mes cousins, enfants de ma tante maternelle, de mon grand-oncle le frère aîné de mon grand-père, et d’autres membres notables dont je ne peux hélas me rappeler ce soir la filiation exacte, et que j’irai compulser lorsque le besoin s’en fera ressortir. Je précise d’ores et déjà que mes recherches en ce domaine seront largement simplifiées par les travaux de mon grand-oncle, puisqu’il s’intéressait de près à la généalogie et à son corollaire sacré, l’hagiographie, ayant certaines facilités pour l’écriture mais ne pouvant pas, comme il l’aura si souvent dit, inventer des histoires de toutes pièces –, je peux, pour discuter plus en détail de sa personne, aborder d’autres éléments de son caractère que j’ai déjà évoqués plus haut. Ma mère cultivait plusieurs phobies, de véritables peurs à l’encontre du tout venant et en particulier de l’inconnu : elle rechignait systématiquement à répondre aux coups de téléphone dont elle ne pouvait prévoir par avance de qui ils étaient l’instigateur, et ne répondait pour les mêmes raisons jamais à qui frappait ou sonnait à sa porte. Elle craignait plus que tout l’incertain, l’inconnu, le sombre et la nuit, ce qu’elle ne pouvait pas prévoir ou prédire. Par son silence et son sourire dissimulateur, seules réponses à mes questions pressantes, je n’ai su quelles étaient réellement ses motivations, si la peur était son seul ressort ou bien si elle dissimulait à travers cette apparente « xénomisanthropie » un secret bien plus lourd. J’avais même envisagé à plusieurs reprises qu’un étranger l’avait tourmenté étant jeune, voire violenté de la manière la plus terrible que l’on puisse concevoir, mais encore une fois rien n’a jamais été vérifié. De même, j’avais cru voir dans cette volonté de s’enfermer un fort désir d’ermitage, d’isolement, aimant la solitude comme j’avouerai l’aimer mais je suis intimement persuadé que cette situation la pesait fortement et qu’elle aurait voulu changer cela. La thèse la plus probante qui m’ait été donnée de développer jusqu’à ce jour est la suivante : alors qu’elle n’était encore qu’une enfant, un monte-en-l’air aura dévalisé le magasin de ses parents. J’ai remarqué que lorsqu’elle me parlait de cette anecdote sa voix tremblait plus que de raison, et que des larmes venaient parfois à ses yeux. Du reste, je suis persuadé que cette mésaventure est à l’origine d’une autre de ses peurs : elle détestait singulièrement qu’armoires et meubles aient leurs portes ouvertes, et se faisait un point d’orgue de méticuleusement les fermer et les cadenasser au moindre de ses déplacements. Plus intriguant et rigolo que réellement troublant, ce vice était pour moi et pour mon frère un sujet de taquinerie sans précédent ni aucune mesure. À la moindre occasion, dans nos chambres ou dans le salon, dans la cuisine pareillement, nous ouvrions à tour de bras toutes les portes que l’on pouvait trouver, et nous débouchions dans le même élan pots et bouteilles, ce qui avait le don de l’horripiler et de l’exaspérer plus que toute autre chose. C’était l’occasion de nous adonner à de véritables courses-poursuites s’échelonnant sur des journées, des semaines entières au terme desquelles une punition venait déterminer qui serait le vainqueur. Doublée à ces peurs, on pouvait lire également dans le comportement de ma mère une franche dose de paranoïa, qui s’est trouvée amplifiée avec le temps et son âge. Mais moins envers les étrangers, c’était à destination d’une nouvelle catégorie d’envahisseurs qu’elle se vouait : les souris. Lorsqu’arrivait l’automne, puis l’hiver, elle se faisait une mission sacrée de dévaliser les marchands de tous leurs pièges, tapettes, trappes et autres cages afin d’en dissimuler dans toute la maison et ses environs, notamment les différents jardins et jardinets, ainsi que les balcons, les armoires ou les meubles. Quelques incidents sont de temps en temps survenus du fait de cette invasion, des doigts ou des orteils ayant été malencontreusement pris pour des rongeurs à la suite de faux mouvements ou de la surprise plus généralement, puisqu’elle ignorait régulièrement de préciser où et quand elle disposait les fameux pièges. De mémoire, elle n’aura jamais attrapé qu’une ou deux souris, mais prétendait chaque jour d’Août, de Septembre et d’Octobre, parfois même bien plus tard en hiver voir dans la maison, tout autour d’elle, jusqu’au dessus de son lit des crottes particulièrement compromettantes. À plusieurs reprises, mon frère, mon père et moi-même avons tenté de la rassurer, de la convaincre, de lui faire admettre combien sa lubie était idiote et déraisonnée, sans fondements, mais jamais elle ne nous fit confiance, se bornant à répéter qu’un beau jour, on reconnaîtrait enfin qu’elle avait raison. Cette peur allait si loin que lors des canicules estivales elle se cloîtrait, verrouillant toute issue de peur que les souris, en masse, n’émigrent dans notre grenier. Précaution bien inutile, car il faisait tellement chaud dans la maison ainsi calfeutrée que nous doutions nous-mêmes de notre habileté à survivre. Et lorsque, enfin ! nos efforts diplomatiques pour ouvrir une fenêtre ou la porte du jardin portaient leurs fruits, c’était pour voir un véritable remue-ménage afin d’édifier une manière de barrière de protection pour empêcher les nuisibles de pénétrer. La phobie devint telle qu’on l’entendit plusieurs fois prétendre voir des souris volantes, alors qu’il ne s’agissait que de mouches. Là encore, je ne peux trouver de réponses satisfaisantes à cet égard, me bornant à croire qu’il ne s’agissait là d’une peur commune et canonique que l’on attribue aux femmes concernant les souris, bien qu’ici elle ait été particulièrement développée. Il faut noter qu’à cette musophobie venait s’adjoindre une myrmécophobie, qui prenait là aussi une importante place dans sa vie. Dieu a fait pourtant que par chance ce n’étaient que des peurs saisonnières, qui n’entravaient pas sa vie courante d’une manière notable et irréversible. Beaucoup de choses me reviennent pêle-mêle concernant ma mère, bien plus que pour mon père. Mais si je connaissais son passé d’une manière assez précise, quoi que toujours soumis au doute de l’interprétation – notamment concernant son beau-père comme je l’ai par ailleurs assez expliqué – ce n’était pas le cas de celui de ma mère. Au contraire, j’étais bien plus habilité à prévoir ses réactions et ses paroles par avance du fait de sa présence régulière tout au long de ma vie, notamment pendant mes vingt premières années, et régulièrement, tout autour de moi, un objet, une phrase, un simple mot me renvoie à une des innombrables crises de fou rire que j’ai pu avoir avec elle, ou bien les incompréhensions, les mécompréhensions, les disputes, les soucis, les bonheurs, les ennuis, tout ce qui rythme la vie de famille et la rend plus belle et qui permet de mieux supporter sa condition. La famille était pourtant lourdement tronquée, et c’est maintenant l’occasion pour moi de traiter de sa vie de couple. Que s’est-il donc passé, une fois que mon père soit rentré s’engager à Poitiers comme simple soldat ? |
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