Mésaventures irréelles et autres considérations





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Quatrième chapitre
« C’est triste. »
Sissi finissait de corriger le dernier chapitre et n’avait pas pu s’empêcher de verser une larme. Giorgio grattait encore sa guitare et jouait un morceau mélancolique qui n’était pas sans rappeler Jeux interdits. Il écoutait sans vraiment écouter, sachant pertinemment qu’il n’avait écrit que ce qu’il voulait bien écrire, sans rien ajouter de larmoyant. La patronne à côté griffonnait une très longue liste des différents titres possibles du roman sans prêter aucune attention à ces discussions qu’elle jugeait ne pas répondre de sa juridiction.
« C’est triste, reprit Sissi. C’est à peine le début, tu fais naître le frère et tu le tues dans la même partie. Je n’ai jamais vu quelqu’un avec une durée de vie aussi courte. C’est cruel. Tu n’aurais pas pu attendre un peu ? Lui faire vivre quelques aventures ? »
L’auteur déposa sa guitare sur le lit et fit quelques pas ; il regarda longtemps le portrait de la vierge Marie, comme si elle pouvait lui apporter la réponse, mais se résigna : il n’était pas réellement un acharné de la foi matrimoniale. Il mit les mains dans les poches de son pantalon et, tournant le dos à Sissi pour observer ce qu’écrivait la patronne, lui dit le fond de sa pensée.
« Mon personnage est quelqu’un d’abject. Il faut tout pour que l’on s’en rende compte. À ce stade, c’est-à-dire à la fin de la première partie, tout un chacun devrait s’apercevoir qu’il n’est pas le mieux placé pour parler de lui et de sa famille. Il ne sait rien. Il ne sait rien, il a une mémoire fluctuante, est incapable de se souvenir des détails et préfère parler de lui plutôt que de ses proches. Et il ne sait rien, tout simplement parce que jamais il ne se sera intéressé aux autres. C’est un personnage qui a, tu le comprendras, tous les vices possibles. Et encore, ce n’est là que le début : au fur et à mesure, on comprendra que c’est un être dépravé, indigne du salut et de la pitié qu’il ne se prive pas de donner à tous propos. C’est un pécheur, un donneur de leçons, un moralisateur qui est le premier à ne pas appliquer et à ne pas suivre les conseils qu’il donne pourtant sans compter. En cela il m’apparaît comme le plus méprisable de tous : je hais particulièrement les sermons, surtout quand le pasteur est le premier à faillir. À quoi servent toute cette première partie, et une partie de la seconde que je m’apprête à écrire ? À se débarrasser de sa famille. C’est ça son but d’écriture, son plan : c’est avant tout parler de lui. C’est sa biographie, mais il veut faire comprendre qu’il n’a jamais eu besoin de personne, et que ce n’est pas à présent qu’il va commencer.

– Tu parles de lui comme si c’était une personne réelle, Giorgio.

– Dans ma tête, et dans ma main, il l’est. C’est un personnage réel, pour moi en tous cas. Je le vois, je me l’imagine parfaitement. C’est un peu moi, c’est un peu mon frère, c’est un peu mon père, c’est un peu tout ceux que je connais. C’est une sensation étrange. Je pense qu’aucun auteur n’écrit de fiction à partir de rien. Sans référence à sa propre vie, à ses propres expériences. Quand il n’est pas une copie conforme de son propre personnage, il se retrouve quelque part dans le texte, ou bien dans un trait de caractère, ou bien il se projette ci et là, dans un réverbère ou une flaque d’eau… C’est trop difficile de faire totalement abstraction de sa personne, comme si rien n’existait jamais. Les bons auteurs sont ceux qui parviennent à faire abstraction, et à faire comme si cette fiction n’était rien d’autre que quelque chose qui ne s’était jamais passé. C’est se rappeler de quelque chose qui n’a jamais eu lieu. C’est s’en rappeler, et non l’inventer. On ne peut pas inventer. Aucun homme sur Terre n’est assez intelligent pour inventer une histoire. Ce ne sont jamais que des bouts d’anecdotes que l’on lie ensemble, que l’on adjoint avec de la colle à bois, et on passe dessus une couche de peinture ou de vernis pour les faire apparaître comme unis. Mais si on gratte, on s’aperçoit que tout texte dissimule des zones étranges, des hiatus ; à cela on ne peut rien faire. Car il est impossible de vouloir composer une histoire cohérente sur des dizaines d’années et de ne jamais se contredire, ni ne jamais revenir en arrière, ni ne jamais oublier des détails, ni ne jamais délaisser des personnages.

« Car ce ne sont que des hommes qui lisent ces histoires, et ce ne sont que des hommes qui les composent. Alors si je m’emporte en parlant de ce personnage-là, c’est bien naturel. Je me retrouve dans une situation inédite : décrire et dépeindre le tempérament d’un homme que je déteste singulièrement. J’aurai pu n’être qu’un hagiographe, citer de grandes actions, de hauts faits, prendre pour modèle un grand homme et pour témoins des disciples tout aussi vertueux ; mais il m’est apparu que je n’étais pas assez intelligent pour cela. J’ai dû prendre modèle sur ce qui m’entourait, et ce qui m’entourait c’est ce que j’ai écrit là : un homme abject, égoïste et sans aucune profondeur, comme l’est chaque membre de notre humanité. »
La patronne avait fini d’écrire depuis quelques minutes et relisait ses notes. Quand enfin elle se rendit compte que Giorgio s’était tu, elle commenta ses travaux.
« J’ai commencé par chercher un titre. C’est le moins évident. Car un bon titre est un titre qui accroche, et je me fais une première restriction : aucun verbe conjugué à l’indicatif. Le subjonctif ou les formes figées, passent encore… mais c’est un manque élémentaire d’élégance de donner comme titre d’œuvre une phrase canonique. Quand c’est de l’ordre de la dédicace, ou des formes avec “que” (bien que, aussitôt que…) ou encore au sein de relatives complétives (car ça aurait alors une valeur d’adjectif…); ça peut aller ; mais je désapprouve sincèrement toutes les autres formes. Les titres les plus courts ne sont pas nécessairement les meilleurs tout également ; au contraire, ils peuvent être assez ternes, tristes, ou bien totalement inappropriés. Mais à l’inverse, un titre exagérément long ne peut soulever que du dégoût, ou pire : une incapacité totale de s’en rappeler.

« Un bon titre est un titre sonore, qui chante quand on le lit et que, du fait, on retient facilement. Un jeu de mot, un mot en langue étrangère, une anagramme sont des morceaux de choix. Et la popularité des titres reprenant à leurs comptes des expressions populaires, des noms figés, des maximes, des noms propres ou qui contiennent en leur sein une indication numérale, généralement un ordinal mais ça peut bien être un cardinal, n’est plus à démontrer. En fait, c’est parfaitement idiot, mais s’ils plaisent autant, c’est que leur musicalité n’est plus à démontrer (nombre d’expressions populaires ne le sont uniquement que grâce à ce paramètre) et qu’ils semblent dissimuler une cabale inaccessible.

« La raison en est simple : si on utilise ces mots et ces termes comme titres de livres, c’est qu’ils doivent nécessairement, pense-t-on, cacher un secret dont on ne soupçonnait pas jusque là l’existence. Ça intrigue, ça attise, et par conséquent, ça oblige à s’y intéresser. Malgré nous-même : rien qu’à voir et prononcer ces titres, ça éveille des sentiments étranges que l’on ne peut décemment pas contrôler. J’ai alors pensé que l’on pouvait exploiter ce filon.

« Je vais vous lire les titres que j’ai trouvés ; en considérant la reprise d’expression populaire : La peau de l’ours, Plus gros que le ventre, À beau mentir qui vient de loin, Bon sang ne saurait mentir, Chacun pour soi, Le chat qui dort, Un mauvais arrangement ; dans le cadre des ressorts cabalistiques : La Biographie perdue, La Biographie qui n’existait pas, Une Histoire qui n’est jamais arrivé, Les Souvenirs disparus, La Fiction, La Neuvième Vie, L’Espérance seconde, La Septième Chance, Les Six Vies, Il n’y avait pas de réalité, L’Ultime Mensonge, La Grande Hypocrisie ; et si on considère les expressions étrangères : Liar, No Future, No Past, There is no Kabal, Unheimlich, Mythos, Mythomania. »
Aucun des titres qu’elle avait énumérés n’avait soulevé le moindre intérêt chez Sissi ou Giorgio, bien au contraire ils semblaient se désintéresser totalement des propositions et du projet de la patronne en particulier ; Giorgio en réalité réfléchissait d’ores et déjà la suite de son texte et Sissi le regardait faire, rêveuse et emplie d’illusions. Brusquement, ses yeux s’éclairèrent d’une vive incompréhension, comme si un élément échappait à son bon sens ; reprenant les feuillets et les parcourant rapidement des yeux, elle interrogea l’auteur sans même le regarder. La patronne suivait la conversation, intéressée, en se grattant rituellement le menton.
« Pourquoi est-ce que tu reviens toujours sur cette idée, sur les relations entre l’œuvre et l’artiste qui la compose ? »
Giorgio se mordit un instant la lèvre.
« Tout simplement car je juge l’idée intéressante.

– N’est-ce pas plutôt, fit la patronne en le fixant intensément, que tu as un compte à rendre ?

– Je ne vois pas ce dont tu veux parler.

– Alors je vais être plus claire… bien plus claire. Car visiblement Giorgio ne veut pas que sa petite protégée soit au courant, mais moi, je dis que maintenant, il ne faut plus rien se cacher. Tant mieux si ce sont des fautes : on ira en enfer ensemble. Tu te souviens, Sissi – elle s’était alors tournée vers elle afin de mieux la convaincre, et s’assurer que son esprit ne s’éparpille pas pendant son discours. Non pas qu’elle était idiote, mais son innocence confinait à la naïveté et à la candeur, et un rien pouvait accaparer son attention sans même qu’elle ne le veuille, et sans même penser à mal – quand Giorgio était venu un soir, et qu’il avait la tête en sang dans un linge mouillé, et qu’il divaguait, prétendant que le monde entier lui en voulait ?

– Il avait bu toute la margarita ce soir-là, la plus belle cuite que je n’ai jamais vue. Et il a dormi tout le lendemain, on l’avait laissé dans le bar, impossible de l’en déloger.

– Tu sais pourquoi il avait bu ?

– Non, il ne me l’a jamais dit et moi, je ne lui ai jamais rien demandé. Je pensais qu’il voulait noyer un chagrin d’amour.

– Ce qu’il s’est passé, moi, je le sais bien… et je le sais, parce qu’en ville, par accident, je l’avais rencontré, ton Gaston. Il était aux prises avec trois fieffés lascars, habillés comme des arbres de Noël, qui prétendaient qu’il avait volé un cahier à un quatrième lascar, bien plus frêle, qui attendait sur le côté, l’air narquois. Il se défendait comme il le pouvait, et rien à faire. Et ils ont eu gain de cause.

– Mais ce cahier, c’était le sien ?

– Et comment ! s’emporta Giorgio. Bien une des seules fois où je l’ai montré en pleine rue, la seule, et je m’en repens encore aujourd’hui. Des quatrains que j’avais confectionnés avec amour, des odes de tendresses, des chansons de délices… mais on n’a pas voulu m’écouter. Et tu sais pourquoi ? Simplement parce qu’ils disaient que moi, j’étais trop sale et trop laid pour avoir écrit tout ça. Si j’avais eu une redingote et un chapeau melon par contre… Alors voilà pourquoi la question des relations entre l’auteur et l’œuvre m’intrigue tant. Car je veux savoir pourquoi on y trouve tellement de bizarreries, pourquoi il y a des poètes maudits et des procès pour atteintes à la pudeur, pourquoi on ne se préoccupe souvent pas de savoir à quoi ressemble tel ou tel écrivain, pourquoi au contraire d’autres deviennent des icônes… je veux savoir. Je veux savoir pourquoi, ce jour-là, je n’ai pas été capable de leur répondre, et de répondre juste surtout : et de dire combien ils se trompaient, et que cette relation n’est pas comme ils l’imaginaient.

– Quelle est-elle ? se hasarda Sissi.

– Comment, répliqua en levant les bras la patronne, tu ne le devines pas ? Pourtant il vient de te le montrer avec brio ! La seule relation qui puisse exister, c’est l’extériorisation. Dans son texte, Giorgio a dit que cette question sera la principale raison du divorce de son personnage… Il se venge. Les auteurs sont des frustrés, et c’est pour cette unique raison qu’ils se mettent à écrire. Ils font subir à leur personnage ce qu’ils ont eux-mêmes subis, en bien pire ou, au contraire, leur donne les armes, des réparties, des volontés qu’ils ne possèdent pas. Ils se placent tour à tour soit dans une position de sadiques, soit dans une position de rêveurs. Et un auteur n’est rien d’autre que cela : un sadique et un rêveur. Tour à tour, ils incarnent des rôles de pères, de confidents, de créateurs, ils inventent et détruisent. En cela ils sont des frustrés. Ce sont des petits enfants qui jouent avec de la pâte à modeler, qui modèlent des petits bonshommes de couleur et les font vivre, et dans leur imagination ils sont aussi réels que toi et moi ; et jamais ils ne peuvent découvrir le chemin de la vérité. Ils ne sont vrais, les auteurs, que lorsqu’ils veulent bâtir un message, social, politique, civique : à ce moment-là l’histoire, la fiction est prétexte, c’est l’emballage, la forme. Mais si la fiction est première, et que l’on trouve tout de même un message caché alors ils le nient, ils s’en défendent, mieux : ils prétendent qu’il n’existe jamais rien. À chaque fois que l’on n’est pas sûr du sens caché d’une phrase, ou qu’après avoir interrogé son créateur celui-ci nous affirme catégoriquement, sans sourciller, qu’il n’y a pas de messages cachés alors tu peux être sûr qu’il a écrit uniquement pour lui, que c’est un scribe égoïste. Mais les penseurs qui, eux, en préface ou en commentaire de leurs propres textes avancent pertinemment bien qu’il est une thèse derrière le texte, eux sont des auteurs publics, des auteurs destinés à de grandes choses. Tous les autres ne restent pas dans l’illustre postérité, ce ne sont que les égéries d’un siècle, d’une période : on les oublie sitôt qu’ils passent de mode. Et ceux qui parviennent à franchir la barrière du temps, ceux-là tu peux en être sûre, sont les véritables acteurs de l’art littéraire.

– C’est exactement ça, exactement ça ! rit Giorgio. Je suis un frustré et un incapable, mais avant tout, j’aimerai prouver que ces textes étaient les miens, et parfaitement les miens. Et je veux montrer que ce sont, dans le cas des frustrés, des épanchements de l’âme, de l’âme et de l’âme seule, et que seule l’âme doit être jugée apte ou inapte à écrire tel ou tel billet, et que ce n’est ni sur le visage, ni dans la démarche, ni sur les habits que l’auteur porte sa signature : c’est moralement, qu’il a ses élégances, n’est-ce pas ? – et il appuya sa dernière phrase d’un accord de guitare. Il continuait de jouer encore, doucement, si bien que l’on pouvait toujours parler nonobstant ses jeux de doigts, et la patronne, en relisant ses propositions de titre et mettant des croix devant les plus prometteurs, se posait d’ores et déjà d’autres questions de mise en forme.

– Les chapitres, il faut nommer les chapitres, s’écria la patronne. Tous les grands livres ont des chapitres à titre, c’est connu de longue date.

– J’aime les titres, s’exclama Sissi ; c’est prodigieux pour guider la lecture. C’est comme si chaque chapitre était encore un nouveau livre avec un nouveau titre, et qu’en fait, ce n’était pas un bouquin que l’on avait en main mais des dizaines, oui, des dizaines ! Je trouve ça follement intéressant, et il y a souvent des jeux dans les titres de chapitre. Giorgio, pourquoi ne pas les avoir nommés ?

– Tout simplement parce que moi, je déteste ça, fit-il en continuant de jouer. Je déteste ça, et ça me coupe l’envie de lire : je ne lis jamais les titres des chapitres quand je lis un livre. Je l’attaque directement, tout au plus je pose un regard sur la numérotation et c’est tout. Que diable ! Ce ne sont là que des idées de religistesainsi appelait-il tout individu qui avait fait de la religion son métier ou son principal intérêt ; le terme était bien entendu péjoratif, quand bien même il croyait, jusqu’à une certaine mesure, en un Dieu créateur, ou plutôt en plusieurs Dieux créateurs – qui les ont reprises comme des moutons tout simplement parce qu’on les trouve dans la Bible, et on les trouve parce que ceux qui lisent la Bible, ce sont avant tout des illettrés et des hommes de peu de foi, voilà ; mais non, je me refuse catégoriquement à nommer les chapitres que je compose, et je vous interdis, à toi et à vous de retoucher ça, entendez-vous ?

« Je vais vous dire plus en détail : ça serait même insulter mon lecteur de le faire, et je refuse de l’insulter avant même qu’il ne commence à lire… Je me réserve le droit de ne le faire qu’en épilogue, et encore ! Savez-vous pourquoi je déteste donc autant nommer mes chapitres ? C’est rompre la sacro-sainte loi de la lecture, et ça détruit tout suspense.

– La sacro-sainte loi de la lecture ? s’inquiéta Sissi ; qu’est-ce que c’est ?

– La règle tacite du pacte entre l’auteur et le lecteur, dont le livre est le contrat. La règle qui stipule qu’il a tout à fait droit de lire ce qui lui chante du livre, à la vitesse qu’il le désire, comme il le désire ; il peut s’arrêter au beau milieu d’un chapitre si l’envie lui en prend, ou bien tout à la fin, il peut même se dispenser de lire la dernière ligne ou bien le prologue ou les premiers chapitres. C’est la règle de la libre-lecture, le dernier libéralisme qu’il reste : car un livre est une œuvre qui se découvre petit à petit, selon les envies, et c’est en cela que ça rend meilleur. Même les poésies : il peut rester huit mois s’il le désire sur un seul vers pour en apprécier la sonorité, et vouloir le comprendre en son entier avant de poursuivre. Combien d’auteurs-lecteurs se sont retrouvés ainsi immobilisés, tandis que les autres soumettaient à l’épreuve du gueuloir la moindre de leur phrase ? Croyez-vous que c’est pour la seule beauté, pour la stricte esthétique ? Bien sûr que non. Même la plus douce des séraphines ne mérite pas ce traitement de faveur.

« Car le corollaire de la libre-lecture, c’est la lecture rythmique. Les meilleures chansons, les grands poèmes sont ainsi fait : ce sont des textes fractals. Si vous les lisez en entier, vous décelez leur rythme ; c’est une signature, une forme qui lui est propre, et belle et bien propre, qui permet de le reconnaître parmi une myriade d’autres textes. Mais isolez une seule strophe, et en son sein vous retrouverez, comme en écho, le rythme global ; et dans cette strophe, isolez un seul vers, et vous retrouverez encore ce rythme ! Le seul mot, prononcez-le : et à l’oreille, c’est comme si vous veniez de réciter le poème dans son intégralité. Les grands textes sont ainsi construits, et sont prodigieux : ce sont des illusions géométriques qui rendent fous les plus bâtards, car les sages, eux, ne s’y laissent jamais prendre. Et vous voudriez, cochons de foire que vous êtes, rompre la belle harmonie de mon texte en y incluant des titres de chapitre ? Mais êtes-vous donc parfaitement idiots ou bien le faites-vous exprès ? Introduire des titres reviendrait à rompre ce libéralisme en invitant, sitôt un chapitre fini, l’œil vers le titre suivant, pire ! sur la table des chapitres ou en un instant il peut voir toute l’intrigue, et ce même si les énoncés sont obscurs, il peut supputer à partir de bases qu’il ne connaissait pas encore et du reste, cela corrompt le rythme du texte ; c’est comme asperger une toile de maître avec des éclaboussures colorées parce que ça fait joli. Je m’y refuse.

– Tes considérations artistiques, s’éleva la patronne en essayant de paraître la plus menaçante possible, – raison pour laquelle elle se tenait sur la pointe des pieds afin d’espérer se retrouver à la hauteur de Giorgio, sans succès hélas, celui-ci la dépassait encore d’une bonne demie tête , ne me concernent pas, bien au contraire : si elles entravent le sens commun, et plus particulièrement mes projets afin que ton manuscrit soit lisible, alors je ne les prendrai pas en compte, as-tu saisi ?

– Alors vous vous débrouillerez pour écrire sans moi, car je ne cautionne pas ça. »
Et tandis que Sissi pensait qu’il allait partir et s’apprêtait déjà à le rattraper, à l’embrasser sur la joue et à lui murmurer à l’oreille que l’on trouverait un compromis, qu’il ne fallait pas s’énerver ainsi, elle eut la surprise de voir qu’il restait cruellement debout, tenant tête à la patronne, et que du feu traversait leurs yeux. Puis il fit craquer les os de son cou et balaya l’air des mains en marmonnant quelque chose en italien, et la patronne sourit : elle venait d’avoir le dernier mot, et du reste, elle s’était enfin fixée sur le titre du manuscrit.

Giorgio fulminait, et se décida à raconter une histoire, une petite fable qu’il avait composée il y avait fort longtemps, pour il ne savait plus quelle occasion. Mais la situation lui rappelait étrangement quelques passages de sa comptine, qui était en prose et non en vers ; et il ne joua que pour indiquer qu’il réclamait l’attention, et passa le reste du temps à scruter le plancher, vermoulu et sale.
« Ils étaient six frères, ou peut-être cinq. Six, ils étaient six. Ils étaient six et intelligents, six et bons : mais le sixième était un bâtard, et son père ne l’avait pas reconnu ; et même s’il était tout aussi bon que ses demi-frères, il en était traité bien différemment, ne pouvait s’asseoir à table ni boire du vin, ni chanter quand la mère jouait du piano : il restait dehors et visitait le monde, grimpait les collines et descendait les ruisseaux, et quand le soir venait couvrir d’un manteau d’étoiles le ciel, il s’allongeait dans le pré et regardait les constellations.

« Il connaissait toutes les lueurs de la voûte céleste par leurs noms et surnoms, et il était ainsi bien plus chez lui là-haut qu’en bas ; et tandis que ses cinq demi-frères chantaient quand leur mère jouait du piano, lui, il s’envolait, et il imaginait des histoires. Il imaginait des contes et des fables, comme celles qu’il aurait bien voulu qu’on lui susurre quand il n’était qu’un nourrisson, mais qu’on ne lui avait jamais chantonné ; et il essayait, très fort, à s’en faire pleurer et il pleurait de se rappeler de cette époque et de refaire le monde, mais quand il ouvrait à nouveau les yeux le monde n’avait pas changé, on ne lui avait toujours pas chanté de fables.

« Un soir, le pré était plus calme que de coutume : d’ordinaire il y avait toujours des enfants qui chassaient les lucioles, ou bien des amants qui s’embrassaient dans les ombres propices, sous les peupliers, ou bien des mésanges qui piaillaient en poursuivant les nuages ; mais ce soir-là le pré était calme et l’herbe était douce et brillait sous la lune, on aurait dit que le ciel était en bas, et les étoiles paraissaient plus ternes, bien plus ternes ; si bien qu’il se mit à aimer l’herbe et à regretter de regarder les étoiles et non le sol.

« Alors il en eut assez et voulut en toutes choses honorer la beauté ; c’était tout ce qui lui restait, et le seul orgueil dont il pouvait décemment faire preuve : reconnaître la beauté du monde, la sainte beauté de la nature quand ses frères et ses parents, eux, se complaisaient à écouter le piano et à croire que la beauté était devant leurs yeux.

« Mais la beauté, il le savait, il faut la dénicher ; il faut creuser la terre de ses mains pendant une vie, il faut grimper aux arbres, il faut gravir les montagnes, il faut désarçonner les empereurs, il faut déshabiller les rois pour l’entrevoir : et alors, on ne peut seulement qu’en saisir un petit bout, comme un petit bout d’une pelote de laine ; et il faut tirer et tirer, tirer encore sans se décourager, sans dormir ni manger s’il le faut pour ne pas lâcher prise afin de la contempler toute entière. Et si l’âme est pure, et elle l’est après avoir traversée tant d’épreuves, on ne sera pas foudroyés par la beauté, mais on sera alors une petite part de cette beauté, on sera beauté nous-mêmes.

« Cela, il le savait. Et quand il se mit sur le ventre pour voir l’herbe, il s’aperçut combien elle était belle et grasse, qu’elle lui faisait un doux matelas chaud et rassurant. Il caressa la terre comme on caresse un oreiller de satin, et soudain sa main rencontra un objet ; c’était bien plus lisse qu’un rocher, qu’une dent de la terre, ou tout ce que l’on peut trouver d’ordinaire en elle. Il le saisit et l’amena à lui ; c’était une pièce de monnaie. Et sur cette pièce était une vieille inscription, gravée au burin, à même le métal : mais si finement et si précisément qu’on aurait cru que le poinçon n’était guère plus grand qu’une aiguille, et que le numismate habile avait des doigts de fée. Et l’inscription était parfaitement lisible et semblait elle-même briller d’une étrange lumière, entre le blanc et le jaune. La lisait-il ou bien croyait-il la lire ? En cet instant, il n’aurait pas su dire s’il dormait même ou s’il était éveillé.

« Et sur la pièce, il lisait qu’il se devait d’aimer sa famille, et de ne jamais la trahir. »
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