Mésaventures irréelles et autres considérations





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Partie B : De l’enfance de mon frère et de la mienne
Chapitre I : Une visite inattendue
Après leur mariage, mes parents se sont donc installés en Corse, à Calenzana comme je l’ai mentionné dans ma première partie. La ville est vraiment magnifique, et je recommande à quiconque passant un jour sur l’île de Beauté – et comment ne pas y séjourner pendant son existence ! Seuls les imbéciles et les porcelets manqueraient cette escale indispensable à la vie de tout homme. L’île porte courageusement son nom, envers et contre tous : bien des atolls désirent ardemment lui ravir son patronyme officieux, mais aucun n’y parviendra jamais.

Car il y a dans l’air de la Corse quelque chose d’indéfinissable qui tient du prodige, un mélange : la voix du vent possède sa propre couleur, tout comme celle de l’eau ou du maquis ; cela tient tout à la fois à la chaleur, à l’enthousiasme, au caractère surtout : la Corse est une île de caractère, je l’affirme sans sourciller. Cela se sent, s’appréhende quand bien même on ne serait qu’un imbécile du continent : même un aveugle se rendrait instantanément compte qu’il se trouve en Corse rien qu’en respirant son air, qui est unique et semblable à aucun autre de part le globe. Jamais on ne pourra trouver plus pur, plus clair, plus fier, plus grand, plus malin que l’air corse, que soit maudit le prétentieux qui pense le contraire !

Mais il serait idiot de restreindre le seul charme de l’île à cette seule donnée, qui pourtant à elle seule ferait la fierté de n’importe quel pays. Seulement, la Corse n’est pas (et je veux fermement appuyer ce point) n’importe quel pays. On ne peut pas la comparer : elle est unique. Dans ses grandeurs comme dans ses paradoxes, dans ses valeurs et ses contradictions on ne peut trouver matière à la comparer à quoi que ce soit. L’on inventerait un barème géographique, géologique ou démographique pour classer les pays que la Corse serait systématiquement hors compétition, tant on ne peut la juger. C’est sa fierté qui s’exprime ici : on ne peut la cataloguer, on ne peut la classer. Vouloir la classer c’est prétendre la comprendre : et prétendre la comprendre serait être d’une arrogance inconcevable. On ne peut comprendre la Corse, il faut l’accepter : tout comme on ne peut prétendre comprendre la beauté, mais simplement l’observer. La Corse n’est pas « île de beauté », elle est la beauté incarnée, c’est une déesse : et comme toute déesse elle est toute à la fois grande, bonne et lumineuse, mais tout également jalouse et envieuse comme Héra la terrible. Cela il ne faut jamais l’oublier, et il ne faut jamais considérer les choses sous un autre angle. Ce serait la mort, le ochju – d’y séjourner à tout prix.

C’est une ville charmante, un village plutôt : il n’est qu’un petit millier d’habitants, tantôt plus, tantôt moins, et tous se connaissent : on demande des nouvelles des enfants et des petits-enfants, des cousins, on se renseigne sur la santé des parents : il n’y a qu’une grande place mais un nombre innombrables de petites ruelles, comme on peut en trouver tant dans ces régions d’Europe. Et il y a des fenêtres partout autour si l’on relève la tête, et du linge blanc qui sèche, et il sèche bien, puisque c’est bien là que le soleil habite.
Ma mère résidait donc là dans un cottage agréable, un semblant de villa de plain-pied gracieusement offert par la garnison de la ville ; si bien qu’elle ne payait aucun loyer ni aucune charge, eau, gaz ou électricité. Le jardin était grand, la position légèrement surélevée et agréable, le toit rouge de même que les dalles du petit chemin qui reliaient la barrière de l’entrée à la porte du salon. Malgré la distance qui la séparait de sa demeure natale, elle se sentait chez elle tant l’endroit était coquet et ensoleillé. Son seul regret venait de la petitesse de l’endroit : elle s’imaginait une ville plus grande, pour volontiers acheter bien plus, notamment pour son petit enfant qui venait de naître, mon frère, et qui demandait, comme tous les nourrissons, force d’attention et de soins. Afin de satisfaire tous ses désirs il fallait rejoindre une proche ville, à quelques dix minutes de là par la route : mais sans voiture ni, par ailleurs, permis de conduire, il lui était bien délicat de faire ce trajet si ce n’était par bus, un unique transporteur qui faisait le voyage deux fois par jour, le matin et le soir uniquement.

Apprenant par quelques voisins ce détail, son cœur s’obscurcit plusieurs jours durant, se résignant à comprendre d’autant mieux l’isolement dont elle était la victime, et l’emprisonnement que son époux lui faisait subir – ajoutée à cela l’anecdote avec le fusil que j’ai déjà eu l’occasion de raconter plus haut et qui prendra une signification particulière très bientôt, comme vous pourrez prochainement le constater – mais elle prit sur soi, faisant preuve d’un courage exceptionnel, accepta son sort, convaincue que prochainement, sans qu’elle ne puisse parfaitement donner une date, les choses s’amélioreraient d’elles-mêmes et qu’enfin elle pourrait prendre une revanche, sa revanche.

Je fais ici une parenthèse pour dire, car il ne me semble pas l’avoir évoquée jusqu’alors malgré la description précise que j’ai pu faire de ma mère que c’est là une idée qui lui resta en tête et qui mûrit à cet instant précis chez elle ; et jusqu’à ce qu’enfin, « justice soit faite » elle m’avoua que chaque jour de sa vie, en voyant son époux, elle ne put faire autrement que penser à lui faire payer ses affronts, tous ses affronts, qui avec le temps s’accumulaient et s’amplifiaient de plus en plus ; et plus ces affronts grossissaient, plus la vengeance qu’elle mûrissait allait croissant, et plus elle se convainquait que c’était légitime : elle était pour l’heure entravée dans sa soif de revanche par son fils, mais comptait patiemment les jours jusqu’à sa majorité, qu’elle puisse alors avoir les mains libres.

J’ai évoqué ici les voisins de ma mère dans le village de Calenzana : il convient de leur dédier un paragraphe entier ce me semble, car leur influence sur ma parente a été telle que bien des années plus tard elle se référait à eux comme de proches amis, se rappelant leurs conseils et leur « sagesse » – sic.
La villa était adjointe, sans allée ni quelque espace que ce fut – un mur mitoyen faisait office de « frontière de voisinage » donc – à une autre villa, construite dans ce même style pittoresque que l’on associe instinctivement à la Sardaigne ou au Sud de l’Italie, pourvue des mêmes briques et du même toit rouge, du même agencement des pièces : seul le jardin était d’un tiers plus grand et bien mieux entretenu que ne le serait jamais celui de ma famille. Les voisins étaient italiens, et s’appelaient « Carrozo » ; ils étaient des environs de la Sicile et étaient venus s’installer en Corse afin de couler des jours paisibles. Ils étaient effectivement vénérables, bien qu’on ne sût jamais exactement leurs âges précis ; la femme, Mammita comme la surnommait son mari, avait su rester belle et élégante avec le temps, et ses deux yeux d’un bleu azuréen brillaient haut, profondément ancrés dans son visage meurtri par le soleil et profondément ridé. Sa coiffure de cheveux blancs était solidement tenue par une corde noire serrée, qui faisait trois fois le tour de sa natte avant de s’échouer en une boucle gracieuse. Jamais elle ne se maquillait : mais ses cils étaient bien plus longs que la normale, et on aurait cru de prime abord que du mascara les habillait, alors que ce n’était pourtant pas le cas. Sempiternellement vêtue d’une longue robe noire qui lui descendait jusqu’aux mollets et cintrée d’une ceinture de ruban rouge, elle était naturellement douée pour les arts culinaires, les soins de la maison et le jardinage, et à tout moment, à la moindre de ses apparitions, elle était en train de s’occuper des plantes, de cuisiner ou bien de nettoyer la villa, sans se plaindre ni souffler mot. Elle ne paraissait pourtant pas malheureuse car toujours aimable et souriante, douce : ses mains étaient des mains de mère que rien n’aurait pu entacher, salir ou corrompre, des mains de caresses, de baisers et de promesses. Le stéréotype peut déplaire et pourtant, je jure sur ma vie qu’en rien je n’ai surchargé le tableau : je m’en suis tenu à la stricte vérité, comme ma mère me décrivait la chose ; je n’étais pour ma part pas encore né et, du reste, n’ai jamais vu cette famille de mon existence mais je me garderai de remettre en doute les souvenirs de ma parente.

Son mari était quant à lui ancien manœuvre, ouvrier, et portait sur lui les stigmates d’une vie de labeur dédiée aux chantiers : de nombreuses cicatrices courraient sur son torse et son dos – on pouvait volontiers les voir lorsque, pour quelques travaux dans sa propriété il se mettait à l’aise afin de ne pas être gêné au niveau des épaules – et son œil gauche demeurait constamment demi-fermé et avait, semble-t-il, tourné totalement au blanc des suites d’un fâcheux incident lors de la construction d’un immeuble – ma mère cette fois était incapable de se souvenir s’il s’agissait d’une poutre reçue à cet endroit ou d’un autre accident – ; il parlait fort et avec un accent prononcé, là où celui de sa moitié était bien moins audible, et faisait des grands gestes à tout propos. On le devinait jaloux et orgueilleux, les rares cheveux bruns qui parsemaient sa coiffe grise lui donnaient volontiers l’allure d’un trafiquant quelconque, appuyée du reste par le petit cigare qui siégeait toujours entre ses lèvres et ses lourdes chevalières dorées sur ses doigts, et ses poignets décorés de bijoux et de breloques. Il était costaud et fier, excessif en tout, que ce soit à la ville ou au foyer et sa première exigence concernait les pâtes, qu’il voulait voir servies à sa table chaque midi et chaque soir. Il ne souffrait pas qu’autre chose ne lui soit servi : spaghetti, lasagnes, ravioli, son épouse rivalisait d’ingéniosité et de créativité pour varier du mieux possible l’ordinaire, et se faisait un malin plaisir de créer sans cesse de nouvelles recettes de sauce, mitonnées grâce aux légumes d’un petit potager derrière sa maison.

Comme bien souvent elle faisait bien trop de pâtes pour eux deux, elle-même ne mangeant que peu et lui en réclamant plus qu’il ne pouvait en avaler, ils invitaient régulièrement ma mère et son fils à manger chez eux au midi et au soir, et ainsi mon frère cultiva au biberon un goût immodéré pour la compagnie et l’amitié qui ne devait plus le quitter jusqu’à son départ précipité. Je dis bien ma mère et son fils en omettant volontairement mon père, pour la seule et bonne raison que ce dernier, sur les dix ans passés dans le village de Calenzana ne fut « chez lui » que deux mois en tout et pour tout, les deux premiers mois suivant l’arrivée dans le patelin. Non qu’il était consigné pour faute grave, ou que pendant tout ce temps un conflit majeur l’entraîna loin de ses pénates, ou encore que sa présence et ses talents furent demandés en une lointaine contrée au-delà des océans, rien de tout cela : il ne désirait tout simplement pas qu’on le voit en compagnie de son épouse car il en avait honte, tout comme il avait honte de dire qu’il avait un enfant : il assimilait cela à une vile faiblesse. Si bien qu’il ne revenait que le soir pour coucher – dans tous les sens du terme – et repartait au matin. Il passait toutes ses journées, toutes ses semaines, tous ses mois de permission dans la caserne, plus précisément au bistrot de la caserne où il s’était taillé une solide réputation de buveur de bière invétéré.

À Calenzana, on prenait ma mère pour veuve ou parfois évadée : et plus d’une fois Mammita Carrozo prit sa défense et celle de mon frère, s’élevant contre les mauvaises langues, nombreuses et de plus en plus farouches. Mais comme la dame était des plus honorables et respectées au même titre que son mari, les rumeurs cessèrent bientôt et on la plaignit plus qu’on ne l’accablait. Vous l’aurez sans doute compris, mais je me fais un devoir de l’afficher en toutes lettres ici : ma mère et mon frère avaient trouvé là une protectrice, sage et intelligente, dont la fidélité n’aura jamais été prise en défaut, à aucune reprise : lorsque mon frère fut malade, elle l’amena à la ville se faire soigner ; s’il manquait une babiole, fut-ce en pleine nuit, elle la donnait aussitôt ou le cas échéant allait l’acheter ; si, enfin, on avait besoin d’une épaule pour pleurer, elle se trouvait encore là. Mammita se dispensait par contre de donner des conseils sur la manière dont le couple allait, et s’interdisait de parler d’une manière générale. Elle écoutait mais savait se taire, et peut-être ce silence-ci marqua tant ma mère qu’elle en fit sa litanie, comme je l’ai dit plus haut. Cela est bien possible. Le mari par contre voyait d’un mauvais œil cette « intruse » et son « bâtard ». Il craignait que cette étrangère, venue du continent, remplie d’idées nouvelles, une « délurée », ne corrompe sa femme et ne la rende « délurée » à son tour. Bien vaines étaient ses craintes, si seulement il avait su qui était réellement ma mère ! Mais ses peurs étaient celles de tout homme devant l’inconnu, et il ne trouvait aucun moyen de s’apaiser car il ne lui faisait aucune confiance, et ne pouvait rien savoir d’elle autrement que par sa bouche.

Et tandis qu’il la regardait d’un sale œil, cherchant la faille dans son comportement, l’élément troublant qui lui aurait permis de lui interdire sa maison, il s’en éprit inexplicablement je dois dire, et manqua à deux reprises de commettre l’irréparable, si ma mère n’avait su courir et si sa femme n’était pas miraculeusement intervenue. Après cette dernier histoire il ne tenta plus jamais rien et, craignant peut-être des remontrances que l’on ne jugeait pas nécessaires, accepta tacitement cet état de fait, forte tête mais bon cœur – du reste, il devait craindre un tant soit peu sa femme, ou bien considérait-il plutôt que sans elle, il n’aurait su s’occuper de la maison et de la nourriture ?

Malgré cela, les choses restaient en l’état et ma mère, bien que trouvant en sa voisine une amie véritable qui fut une seconde mère à bien des égards, restait cruellement isolée, emprisonnée : elle étouffait. Les nombreuses lettres de ses parents ne la rassuraient et l’apaisaient que l’espace de leur lecture, mon frère l’occupait énormément et elle se sentait doucement sombrer dans la folie, quand un jour d’automne, vers les midis, on sonna, et en ouvrant elle se retrouva face à une femme âgée, aux cheveux gris, blancs frisés, aux petites lunettes et aux lourdes valises ; et rien qu’en voyant son regard, elle sut que c’était sa belle-mère.
La rencontre a été, je me l’imagine, riche en émotions et en intentions : malheureusement je ne peux retranscrire cette scène dans son intégralité, pour la seule et bonne raison que ni ma mère, ni ma grand-mère ne l’ont décrite avec soin ; je me permets alors un rien de fantaisie et d’imaginer, selon les caractères respectifs de mes deux parents, comment tout se déroula alors… que l’on veuille bien m’excuser cette « déformation professionnelle », mais ce sera, je vous l’assure la seule et unique fois où je brode sur la réalité, afin de garder un texte des plus délicieux à parcourir – du reste, je ne serai pas le premier à faire cela, loin de là ; il suffit pour s’en convaincre de lire nombre de biographies « réelles », et non de personnages imaginaires comme on en croise parfois, ou de romans sous la forme de biographie (que je peux haïr ces procédés, soit dit en passant tout également ; c’est corrompre la fragile barrière entre le réel et l’imaginaire, et amener les lecteurs, et l’auteur lui-même ! à se perdre ; et voici qu’il ne sait plus s’il est simple mortel ou Dieu [« Bin ich ein Gott ? »], si les aventures qu’il raconte sont réelles ou imaginaires. Et il devient victime de cette maladie que l’on nomme « mythomanie » et qui est une vraie tare… tare non seulement pour le malade, mais également pour les proches, c’est en effet vivre dans la peur perpétuelle que tout se découvre, et peur surtout de voir enfin la vérité nue, et de tomber de bien haut ! je n’ose concevoir les conséquences) ; il faut être bien naïf pour croire que tout ce qui est raconté est réel et avenu, et cela aussi précisément que raconté… ne serait-ce que par défaut de mémoire, incompréhension des évènements ou tout simplement considérations autres, il paraît impossible d’être totalement objectif sur sa propre vie. Là est le grand malaise de l’exercice biographique, et plus particulièrement autobiographique : pas un ne connaît mieux sa vie que soi-même, mais il faudrait être un autre pour pouvoir prétendre la raconter honnêtement.

L’intitulé du pacte est donc ainsi : considère que ce que je raconte est vrai, et je m’engage à ne dire que la vérité. Mais bien souvent les deux parties rompent le contrat et c’est tant mieux : cela apprendra aux arrogants que sont les autobiographes (que je suis par ailleurs : je ne me place pas en marge de ce groupe) d’écrire leur propre vie plutôt que de concevoir des histoires inédites et originales.

J’imagine fort que le silence a dû être la seule et unique parole prononcée pendant plusieurs minutes, un quart d’heure entier peut-être ! J’imagine ma belle-mère, hautaine, l’œil dédaigneux, juger silencieusement sa belle-fille, de haut en bas, la dévisageant avec minutie, répertoriant chaque boucle de ses cheveux, chaque cil, les rides naissantes s’il en était : elle quantifiait le teint ses joues, la couleur de sa robe, ses souliers ; la douceur de ses mains, la profondeur de ses yeux. Elle tentait en un mot de déceler ce qu’il y avait d’elle en sa belle-fille, convaincue que son fils, qu’elle n’avait pas revu depuis des années je le rappelle, avait intensément voulu trouver une dame lui ressemblant, de physique comme de caractère. Mais elle dût je pense déchanter alors, et sa première impression fut nécessairement négative.

Ma mère quant à elle n’a pas dû se poser tant de questions je présume : une fois sa certitude établie, elle sera restée silencieuse jusqu’à ce qu’enfin une parole fut prononcée. Mais je doute que ce fût le cas : je pense que sa belle-mère a franchi la porte, la bousculant au passage, trouvé une chambre et commencé à déballer ses affaires. Ce que je sais de source sûre en revanche, c’est que ma grand-mère n’appréciait pas du tout sa belle-fille, loin de là ! Outre le sentiment légitime et connu de haine envers la « femme qui vient voler le petit », quelque chose dans son attitude ne lui plaisait pas. Peut-être la trouvait-elle bien trop simple, trop timide, « minorée » pour reprendre un mot entendu de sa propre bouche, ou bien considérait-elle qu’elle n’était pas assez courageuse pour entreprendre la gestion d’un foyer ? Quoi qu’il en fût, une des grandes énigmes concernait la manière dont elle avait pu retrouver la trace de son fils, et se présenter à la porte du foyer. On ne l’apprit que bien plus tard, au cours d’une conversation banale qui n’avait rien d’un interrogatoire : et je ne résiste pas à l’envie de vous la raconter à présent tant elle reste cocasse et représentative de la farouche volonté de ma grand-mère et du caractère que j’ai voulu dépeindre le plus exactement possible.

Tout avait commencé par le plus complet des hasards, lorsqu’un voisin désira lui aussi se faire engager dans la légion étrangère. Ne sachant que peu de choses sur cette « grande famille » mais désireux de la rejoindre à tout prix, il se décida à aller interroger mon aïeule, convaincue qu’elle saurait, par sa grande culture et sa sagesse le renseigner au mieux. Ainsi, pendant plusieurs jours elle recueillit, en marge de ses travaux et de ses ménages, des informations, des noms, des hauts lieux. Après avoir patiemment compilé tout ceci, elle donna ses résultats et, reconnaissant, le voisin lui promit de la tenir informée de ses tribulations. Il s’engagea au plus proche, à Besançon, et de là, par le plus complet des hasards, fut amené à servir à Poitiers. Il écrivit dès lors régulièrement à sa bienfaitrice, qui à chaque lettre le pressa de questions ; et bientôt ce dernier l’informa qu’un certain individu, portant le même nom de famille que sa personne s’était engagé il y a peu. Son sang ne fit qu’un tour : alors qu’il lui demandait, naïvement, si elle le connaissait et si ce n’était qu’un parent, proche ou éloigné, elle fut par ailleurs persuadée qu’il s’agissait de son fils enfui – je précise qu’elle n’aura jamais tenté jusque là de le retrouver, convaincue qu’il reviendrait de lui-même tôt ou tard, et ne voulant du reste ne pas lui attirer d’ennuis.

Elle se rendit, sans souffler mot à sa famille qui demeurera pendant longtemps dans l’attente d’une explication, dans la ville où elle s’entretint fermement, plusieurs heures durant avec le chef de garnison. Elle tenta toutes les diplomaties : caresses verbales mais chirurgicales, fermeté, pleurs, tendresse : sans succès. Alors elle se décida d’entreprendre une grève de la faim – ce détail aura sur moi une profonde importance comme vous pourrez le constater par la suite. Pendant quatre mois, devant la caserne, réclamant l’information désirée ; elle en ressortira affaiblie mais pertinemment résolue, et enfin elle apprit la destination de la mutation de son fils. Après avoir repris des forces et dissipé la foule de badauds qui s’était minutieusement amassée autour d’elle – et les rares journalistes qui se trouvaient –, elle fit un dernier crochet chez elle prendre des affaires puis, en stop et à pied, rejoignit Marseille pour de là prendre le ferry.
Quelles étaient résolument ses intentions une fois arrivée ? Ma mère m’avoua qu’elle n’en sut jamais rien. Je pense à présent qu’il s’agissait pour elle, en toute priorité, de revoir son enfant. Mais devant la volonté de ce dernier de ne passer que peu de temps à la maison, elle dut se résoudre à trouver d’autres activités. Et puisque son fils ne lui adressa aucun mot quand il la revit le premier soir, et qu’elle ne fit aucun pas vers lui, elle désira tout d’abord s’occuper de mon tout jeune frère alors. Elle se révéla être une grand-mère attentionnée et délicate, et mis de côté toutes ses rancunes. Petit à petit et contre toutes attentes, à commencer par celles de ma mère, elles se nouèrent d’amitié en traitant d’un sujet de conversation commun : mon père. La belle-mère lui racontait son enfance qu’elle ignorait grandement, et elle, son comportement en vie de couple et devant son fils. Elle lui conseilla, en toute amitié et sans compromis le divorce, mais se ressaisit en songeant que son fils ne l’accepterait jamais, bien trop chrétien ; de même, elle ne put s’empêcher de rire en coin après l’évocation de l’anecdote de la carabine, lui disant qu’étant pratiquant et croyant, jamais il n’aurait pu se suicider.

Mais un de ses conseils ne tomba pas dans l’oreille d’un sourd : afin de palier son relatif isolement, elle lui proposa de passer le permis de conduire, et s’engagea à l’aider dans ce sens. L’idée la séduisit, et la promesse de cette aide supplémentaire n’alla pas sans lui déplaire : et bientôt il fut savamment décidé que cela se passerait ainsi. Hélas ! Ma grand-mère ne pouvait rester éternellement en Corse et, trois semaines après sa venue, elle dut repartir. Elle ne prononça qu’un « ton orgueil te perdra » adressé à son fils en guise d’adieu, embrassa longuement ma mère et son fils et repartit comme elle était venue.

Ma parente me révéla que cet au revoir, qui avait des airs farouches d’adieux, fut douloureux et pour elle, et pour sa belle-mère et que plusieurs heures plus tard elle en pleurait encore. Cela affecta semble-t-il mon frère puisque lui aussi pleura, sans doute par sympathie avec sa mère : il est d’un usage établi que les enfants en bas âge sont particulièrement sensibles aux modifications d’humeur de leurs parents – et surtout de leur mère – et que sans raison autre que celui de l’imitation ils singent les émotions de leurs modèles. Mais malgré ce départ, ma mère put passer efficacement son code de la route, puis son permis, au bout de la quatrième tentative. Les anecdotes à ce sujet sont nombreuses, mais je ne me bornerai qu’à en raconter une seule.

Lors de ses leçons de conduite, ma mère emportait avec elle un berceau où dormait mon frère, bercé par les virages doux de la route afin de ne pas le confier à sa voisine, qui avait déjà été si bonne avec elle. Et un jour, m’a-t-elle raconté, tandis qu’elle traversait le maquis, un incendie s’était déclaré et le feu traversa la route, devant eux : tremblante de peur, son moniteur prit le volant et ils purent sans mal revenir à l’abri. Cet incident la tourmenta plusieurs jours, et elle se refusa alors à reprendre les pédales. Mais les cris de son époux sur son incapacité à passer le permis – tandis que lui l’avait obtenu grâce à la légion, ce qui n’est pas, je m’en suis aperçu bien vite, un gage de qualité – et ses insultes la stimulèrent plutôt que de la décourager : et bientôt elle gagna sa liberté. Après avoir acheté une voiture d’occasion, en demandant un prêt qu’elle ne pourra jamais rembourser à sa mère, elle partit sur les routes, se libérant enfin. Mais sentant que son emprise sur elle diminuait progressivement, mon père ourdit une triste solution : il se décida à partir pour la Guyane française, emportant avec lui toute sa famille, augmenté d’un nouveau membre : ma personne, née dix ans après mon frère tandis que le maquis était encore une fois en feu, quelques deux mois avant le départ.
La stratégie de mon père restait rigoureusement la même que celle qui motiva le départ en Corse : éloigner le plus possible ma mère de sa famille afin de la soumettre et l’obliger, la contraindre devrais-je dire plutôt, à l’enfermement afin de briser ses nerfs. Il aurait pourtant dû saisir, après cette épreuve infructueuse sur l’île de Beauté que toutes ses tentatives seraient vouées à l’échec, et que plutôt vouloir à tout prix exprimer sa virilité au travers de procédés discutables, comprendre que sa femme n’était pas du bois dont on fait les potences – que l’on m’excuse cette virulente critique, mais je trouve dans ce texte une tribune afin de venger ceux qui le méritent. Néanmoins, je reconnais à mon parent une qualité, ou plutôt un don : celui de la manipulation. En effet, rien n’obligeait ma mère à suivre son époux en Guyane française ; elle aurait pu, bien au contraire, profiter de ce départ inespéré – puisque tout était décidé quand il l’annonça, et qu’aucun retour en arrière n’était permis – pour revenir chez elle et, peut-être, trouver le moyen de vivre plus confortablement sans avoir toutefois à divorcer. Avec un enfant d’une dizaine d’années et le second de deux mois, pourquoi l’avoir suivi ? Elle m’avouera tout simplement avoir eu pitié de lui. À nouveau je la laisse décrire cet épisode marquant de son existence, marquant et déterminant : toute sa vie, ainsi que toute celle de mon frère – j’ai été épargné, du fait de mon jeune âge – a basculé à cause de ce séjour de deux ans. Et s’il n’était qu’un immense regret dans son cœur, c’était bel et bien pour elle d’avoir accepté de changer de continent.
« J’avoue, j’ai cédé. Je ne peux même pas te dire quels ont été très précisément ses arguments. Tout ce que je sais, c’est qu’il m’a fait une scène pathétique au combien ce soir-là, il m’a sorti le grand jeu. Dîner au restaurant avec champagne et chandelles, et détour dans la chambre bien évidemment. J’en garde un bon souvenir par ailleurs… jamais il n’avait été aussi doux avec moi, je dois l’admettre, jamais, pas même lors de notre première nuit. Je ne vais pas te dévoiler, petit pervers, tout ce qui s’est passé, mais sache juste que c’était grandiose et qu’il m’aura comblé, pour la seule et unique fois. Pour la seule et unique fois il aura songé à mon plaisir, à mon unique plaisir me semble-t-il. Rien que pour ça, je suis prête à lui pardonner certaines choses… certaines, et non pas toutes : je ne suis pas idiote. Mais à l’époque, les choses étaient différentes. J’ai eu pitié de lui, pitié de ses yeux de cocker frits, de sa lippe de bébé boudeur. Il me disait qu’il serait seul là-bas, dans ce pays étranger (bien sûr, il s’était gardé de me dire que c’était lui-même qui avait demandé la mutation… je ne l’ai su que bien plus tard, totalement par accident. Car ton père est un distrait, tu vois : il ment, mais il n’a pas assez de mémoire pour se rappeler de tous ses mensonges alors que moi, je n’oublie pas… et rappelle-toi aussi : une femme, ça n’oublie pas), sans personne, et que nous on serait loin, si loin… alors j’ai craqué. Mais j’ai rapidement déchanté.

« La première (mauvaise) surprise venait du voyage. On devait prendre l’avion à partir du continent, de Paris, et on avait une escale à la Guadeloupe. Tu étais un petit bébé braillard.

[…]

« Pas la peine de faire ce visage-là, tu étais un bébé braillard. Jamais je n’avais entendu, ni élevé par ailleurs d’enfant aussi pleurnichard. Tu as pleuré des heures durant, sans que je ne puisse comprendre pourquoi : tu n’avais pas faim, tu ne voulais pas dormir, tu n’étais pas sale, je te berçais, te chantais des comptines… rien n’y faisait. Bien entendu, entassés comme nous étions dans l’avion, inutile de dire que je me suis attiré les foudres de bon nombre de voyageurs… et ton père ne cherchait même pas à me défendre : lui, il dormait (ou faisait semblant plutôt) pendant que je me faisais insulter. Une fois à la Guadeloupe, escale : là, une charmante dame de l’île m’a apporté à manger, à boire, s’est occupée de toi et de ton frère… alors que ton père, lui, était en train de s’enivrer à la buvette. Après quelques heures qui n’ont pas été si catastrophiques que je le pensais de prime abord, tu t’étais endormi et on est arrivés dans… enfin, dans la ville, quoi. Et plus précisément dans l’immeuble que la légion mettait à disposition de la famille des soldats. Enfin, immeuble est peut-être trop… mais je ne trouve pas d’autres mots pour décrire cet amas de poutrelles et de parpaings qui tombait en miettes. Et cette odeur… j’ai cru devenir folle. Mais j’étais seule. Ton père, lui, restait à la caserne, comme en Corse. Çà, il ne s’était pas privé… j’ai compris bien rapidement son petit numéro du petit canard solitaire qui se retrouve tout seul. Il s’en fichait. D’ailleurs, il ne revenait même plus le soir. Des mois durant sans nous voir. Mais je ne lui en aurai pas tenu rigueur si, comme nous, il avait eu un si piètre niveau de vie.

[…]

« Ah, notre niveau de vie à l’époque… hé bien, ce n’était tout de même pas le tiers-monde : on restait en France. Mais je ne pensais pas jusque là que la France pouvait être aussi pauvre. Pas d’eau courante, ou très peu, et toujours noire, sale, je ne m’avisais pas d’en boire ou d’en faire quoi que ce soit : on se lavait à l’eau minérale exclusivement, on faisait la cuisine à l’eau minérale exclusivement, je faisais la vaisselle et toute ma lessive à l’eau minérale exclusivement. Des packs entiers, que je ramenais à bout de bras, dans ton landau poussé par ton frère tandis que je te portais à cou, pendant un kilomètre, car il fallait un kilomètre à pied pour aller dans le seul supermarché du coin… je n’avais pas de voiture et, de toutes manières, les routes étaient bien trop dégueulasses pour que l’on puisse s’en servir. Et la chaleur, cette chaleur… une chaleur humide, lourde, qui te collait à la peau. Je prenais trois douches par jour pour me sentir mieux, toi, tu avais une sorte de petite cuvette rouge dans laquelle tu trempais perpétuellement pour te rafraîchir, ton frère devenait dingue. Il a beaucoup souffert… il a passé toute son adolescence dans cet endroit où l’on manquait de tout, à un âge où on a certaines exigences, juge par toi-même : pas de lait, de la viande en très petite quantité et pas de poisson… Bien sûr, on pouvait manger local, mais c’était à l’image de l’eau, et je ne voulais pas y goûter, surtout pas. Alors il fallait se contenter de ce que l’on recevait de la métropole. Je faisais du bœuf bourguignon à tour de bras, j’en ai dégoûté ton frère… il ne pouvait plus en manger, et il a mis du temps avant d’en manger à nouveau. Cette chaleur quand j’y repense… les murs étaient couverts de moisissures dans notre appartement, et les bestioles proliféraient. Des cafards gros comme mon poing qui volaient à travers la pièce, qui remontaient des toilettes et des lavabos, dans la douche, partout… quand j’y repense, quand j’y repense Seigneur… comment ai-je pu… on avait la télévision. Mais toutes les émissions étaient décalées de quoi ? deux mois par rapport à la métropole. Je me souviens qu’un après-midi, les programmes avaient été annulés et qu’ils avaient passé Viens chez moi, j’habite chez une copine avec Michel Blanc… que ton frère a pu être heureux ! C’est toujours son film préféré je crois.

« À cette époque, je ne buvais que de la bière. J’ai pris beaucoup de poids, je m’étais déjà empâté après ta naissance (comme beaucoup de femmes après une grossesse d’ailleurs, le corps demande un temps d’adaptation) et l’alcool n’a rien arrangé. Quand je pense qu’étant plus jeune, ton père pouvait sans mal enserrer ma taille et faire rejoindre ses mains ! Quoi qu’il en soit, au bout de deux ans (un peu plus, ça doit faire en tout quelque chose comme trente mois) j’ai dit stop. Et j’ai réussi, je ne sais comment, à convaincre ton père de rentrer en France. À vrai dire, qu’il l’aurait voulu ou non, je serai repartie. J’avais atteint ma limite, ma dernière limite. Et nous sommes donc arrivés en Septembre à Castelnaudary, dans l’Aude, un petit patelin que tu connais très bien. »
Un « petit patelin que – je – connais très bien » et pour cause : notre famille y aura passé près d’une quinzaine d’années, j’y ai fait une grande part de ma scolarité, mon frère tout également – en y incluant la proche région – ; et je garde de cette ville un souvenir ému et honnête, si bien que, sans m’en apercevoir, je me suis souvent retrouvé à comparer mes pérégrinations à celles rencontrées là alors. J’en garde également des souvenirs incertains, des doutes et des peurs : mais cela, vous le lirez par la suite.
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