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LA LAÏCITE EN FRANCE, HISTOIRE ET DEFIS ACTUELS

Dominique Santelli
Ce texte est fortement inspiré par la lecture des ouvrages de Jean Baubérot…
Comme un des ses pères fondateurs, Ferdinand Buisson l’avait prévu, la laïcité fait maintenant partie du « patrimoine » national français. Pour beaucoup de Français, la laïcité semble une évidence familière, presque la seul conduite raisonnable que peuvent adopter un Etat, une société démocratique moderne. En revanche, et loin de cette évidence, pour nombre d’habitants d’autres pays, la laïcité paraît être une caractéristique très franco-française, trop spécifique, presque exotique pour présenter un intérêt.
Le terme de laïcité provient du grec laos, mot qui signifie le peuple dans un sens large, et du latin ecclésiastique tardif laïcus, qui désigne tout chrétien (à une époque où tous les nouveaux nés étaient baptisés) qui n’est pas membre du clergé.

Par glissement, ce terme de laïcité est apparu en France, dans les années 1870, pour caractériser l’indépendance à l’égard de la religion. Le premier théoricien de la laïcité, le philosophe Ferdinand Buisson expliquait en 1883 que la laïcité s’enracine dans un processus historique de laïcisation où « les diverses fonctions de la vie publique » se sont séparées les unes des autres et affranchies de « la tutelle étroite de l’Eglise » (= l’institution religieuse).


  1. Laïcité historique et identité française :

Cette première partie ne vise naturellement pas à retracer toute l’histoire de la laïcité en France. Il s’agit seulement de donner une vue panoramique, synthétique du lien fort qui existe entre identité française et laïcité française.

Il n’existe aucun commencement absolu en histoire. Il est pourtant possible d’affirmer, avec Buisson, que la France moderne, et son type particulier de laïcité, a émergé à partir de 1789, avec les débuts de la Révolution française, où apparait la représentation du « citoyen abstrait», c'est-à-dire dégagé de ses appartenances concrètes, notamment religieuses. On constate cependant, dès ce moment là, une divergence significative entre les jeunes Etats-Unis d’Amérique et la France nouvelle.

La Déclaration d’Indépendance américaine (1776) affirme que le Créateur a donné à l’être humain des droits inaliénables. Dieu, dans cette perspective, s’avère être l’auteur des « droits de l’homme » et c’est pourquoi, d’ailleurs, aucun être humain n’a le pouvoir de les annuler.

En France, la Déclaration des droits s’effectue seulement « en présence et sous les auspices » de l’Etre suprême. Dieu n’est pas l’auteur des « droits de l’homme » mais une sorte de président de séance muet. Nous allons le voir, les droits sont également considérés comme «sacrés » mais de façon différente.

Pourquoi cette forte différence ? Selon Baubérot parce que la pluralité des dénominations protestantes américaines induit que Dieu ne saurait être la propriété symbolique d’aucune Eglise. Dieu peut donc être considéré comme l’auteur des droits sans que cela entraîne le risque d’une domination cléricale sur l’Etat et la société. D’ailleurs, le premier Amendement de la Constitution élèvera, selon l’expression de Jefferson, un « mur de séparation » entre les Eglises et l’Etat dès 1791.

En France, au contraire, le catholicisme se trouve alors dans une situation de monopole religieux. Ce monopole obtenu par la Révocation de l’Edit de Nantes (1685) qui a interdit le protestantisme.

L’Assemblée nationale des débuts de la Révolution française ne pouvait pas courir le risque que l’Eglise catholique apparaisse comme l’interprète légitime des « droits de l’homme». C’est pourquoi, dans l’optique française, il existe une sorte d’auto-révélation de ces droits !

L’Assemblée les « reconnaît », elle ne les instaure pas car s’il en était ainsi une autre Assemblée pourrait les supprimer.
Un conflit entre catholicisme et révolution ne tarda pas à se développer.

Au tout début du XIXe siècle, Bonaparte cherche à réconcilier la France catholique et la France qui se réfère à la Révolution. Les relations juridiques entre les Eglises et l’Etat sont alors constituées par un régime de semi laïcité que Baubérot nomme « premier seuil de laïcisation». Schématiquement, le compromis comporte deux aspects :

  • la loi est laïque mais la morale est religieuse : le Code civil des Français, qui va s’exporter dans d’autres pays européens et influencer aussi des Etats d’autres continents, ne comporte aucune référence à la religion, ce qui est nouveau. Cependant, certaines religions (les « cultes reconnus » d’abord le catholicisme, pour qui existe un Concordat entre la France et le Saint-Siège, ensuite le protestantisme et le judaïsme) sont un service public et constituent le fondement de la morale publique. Ainsi, les écoles primaires publiques, qui vont se développer au cours du XIXe siècle, comportent un cours obligatoire de « morale religieuse ».

  • il existe une liberté de conscience et de religion mais le catholicisme est reconnu comme « la religion de la grande majorité des Français ». C’est donc une Eglise semi-officielle, assez étroitement contrôlée par l’Etat et dont le clergé est rétribué par lui ; Ce compromis demande un pouvoir stable et fort pour pouvoir être mis en oeuvre avec succès. En effet la déchirure créée par la Révolution a été profonde et a laissé de nombreuses traces. Or le XIXe siècle français voit se succéder une bonne demi-douzaine de régimes différents, comportant des orientations diverses, notamment en matière de politique religieuse. Dans un contexte aussi instable, le conflit ne pouvait pas s’éteindre. Et, de fait, malgré des moments d’apaisement, il s’avéra récurrent tout au long du XIXe siècle.

La semi-laïcité est d’ailleurs aussi un clivage entre genres (gender) : l’homme est citoyen, il appartient à la sphère politico-juridique (le Code civil lui donne des droits, tous les hommes votent à partir de 1848, ce qui est plus tôt que dans les autres démocraties occidentales). En revanche, les femmes (notamment les femmes mariées) sont privées de droits. Elles doivent transmettre les valeurs morales et religieuses à leurs enfants.
Le conflit n’a nullement opposé « croyants » et « incroyants ». En 1872, dernier recensement qui comporte la mention de la religion, environ quatre-vingt mille personnes s’affirmaient « sans religion », dans une France de trente six millions d’habitants. Plus judicieusement, les historiens le qualifient généralement de « conflit des deux France » car il met en jeu deux visions, deux représentations de la France, deux conceptions de l’identité nationale.

Pour un catholique militant la France doit retrouver une identité catholique officielle qui existait avant 1789 et a été supprimée par la néfaste Révolution. La France est la « fille aînée de l’Eglise » (catholique), le catholicisme est « l’âme » de la France. D’ailleurs les «sans religions » étant moins de cent mille et les minorités religieuses étant des micro-minorités (moins de cent mille juifs, autour de sept cent, huit cent mille protestants), le catholicisme représente non seulement la « grande majorité » mais, en réalité, la quasi-totalité des Français !

Cependant, cette vision ne tenait pas compte du fait que les 97% de Français catholiques avaient un rapport très diversifié au catholicisme.

Beaucoup d’entre eux souhaitaient bénéficier de ce que l’on appelait, à l’époque, les «secours de la religion » (pouvoir être baptisé, marié, enterré religieusement) sans, pour autant, forcément obéir aux normes morales et adhérer à certains dogmes religieux du catholicisme.

Ainsi pour les paysans qui possédaient de toutes petites propriétés, pratiquer un certain contrôle des naissances était essentiel pour ne pas avoir à diviser la terre entre de nombreux enfants, ce qui les feraient revenir à une condition de domestique. Or les pratiques contraceptives étaient désavouées par l’Eglise catholique.

Face au catholicisme militant, il existait donc une large mouvance qui estimait, de façon raisonnée ou intuitive, que la religion était une affaire individuelle et non une dimension de l’identité nationale officielle. Ceux-là pensaient que la France moderne ne peut s’établir que sur « les principes de 1789 » (« notre Évangile » dira Jules Ferry).
Le conflit était indissolublement politique et symbolique. Dans ce contexte, la République ne fut pas simplement considérée comme un régime politique, « celui qui nous divise le moins » (Thiers), mais comme « le » régime qui, reprenant l’héritage de la Révolution française, construisait une France sans identité religieuse institutionnelle. La monarchie représentant, au contraire, la « France catholique ».

L’instauration de la Troisième République s’accompagne donc d’un discours anticlérical : la consolidation de la République suppose, pour ses partisans, une forte réduction de l’influence politique et sociale de l’Eglise catholique, considérée comme la meilleure alliée des monarchistes.

Cela se marque par la loi du 28 mars 1882 qui laïcise l’école primaire publique en remplaçant le cours de morale religieuse par un cours de morale laïque, où « la morale se tient debout toute seule » (Jules Ferry). D’autres mesures analogues (suppressions des prières lors de la rentrée des Chambres, loi sur le divorce, …) sont également prises dans les années 1880.

La récurrence du conflit rendait donc caduque le compromis élaboré par Bonaparte. Les mesures les plus importantes de laïcisation, mesures fondatrices de ce que l’on a significativement nommé la « laïcité républicaine », peuvent être interprétées comme le dégagement effectif de toute identité religieuse institutionnelle de la France. Ainsi la laïcisation de l’école publique, avec la création d’une morale laïque rend caduque le rôle de socialisation morale attribué par l’Etat aux « cultes reconnus », et notamment au catholicisme. Désormais, la socialisation morale effectuée par les religions devient institutionnellement facultative. Au nom de l’Etat, l’école publique dispense une autre socialisation morale qui se veut sans fondement transcendant.

Mais la laïcisation ne peut être absolue et les tentatives d’instaurer le monopole de l’enseignement d’Etat échoueront. Il existera donc, malgré les mesures prises, « deux écoles » et donc, prétendra-t-on « deux jeunesses » qui ne peuvent se comprendre puisqu’on leur enseigne deux visions différentes de la France. Les conflits de la laïcité vont perdurer donc, au niveau de l’école, même quand le problème a été officiellement réglé au niveau de l’Etat-nation.
La séparation des Eglises et de l’Etat, adoptée en 1905 n’est pas l’émancipation de l’Etat par rapport aux Eglises. Depuis le début du XIXe siècle l’Etat était globalement laïque de façon stable, et la laïcisation de l’école publique a complété cet aspect. Ce qui se joue principalement, avec la séparation des Eglises et de l’Etat, c’est la fin du lien concordataire qui donnait un statut semi-officiel au catholicisme.

Celui-ci n’est plus considéré officiellement comme « la religion de la grande majorité des Français ». Le clergé catholique, et celui des autres « cultes reconnus », n’est plus salarié par l’Etat (article 2 de la loi). L’identité de la nation France est institutionnellement véritablement laïcisée, même si des traces historiques en sont conservées (comme certains jours fériés). C’est le second seuil de laïcisation.

On comprend facilement que certains catholiques aient vécu douloureusement cette rupture qui mettait fin au Concordat et au rêve d’une France « nation catholique ». Mais, peu à peu, certains s’aperçurent que cette rupture libérait aussi les Eglises d’un étroit contrôle de l’Etat.

La loi se veut une « loi d’apaisement » selon Aristide Briand, son principal auteur : « la République assure la liberté de conscience et garantie le libre exercice du culte » dans le respect de « l’ordre public » légal d’un pays démocratique, article 1. Deux exceptions à l’interdiction de salaire du clergé ou de subvention sont faites, pour faciliter la « liberté de culte » garantie par la loi. La première exception concerne les services d’aumônerie dans les lieux clos comme la prison, l’hôpital, l’armée, les internats scolaires (fin de l’article 2). La seconde exception est la mise à disposition gratuite des bâtiments cultuels (églises, temples, synagogues) qui, depuis la Révolution, sont des propriétés publiques (article 13). De plus, l’autonomie de l’organisation interne de chaque religion doit être respectée par l’Etat (article 4).

Une progressive réconciliation des « deux France » s’effectua, dans la première moitié du XXe siècle, avec des moments d’apaisement et des périodes de retour du conflit notamment suite à la défaite française en 1940 et à l’instauration du régime de Vichy.

Cela aboutit, à la fin de la seconde guerre mondiale, en 1946, à la mention, dans les Constitutions de 1946 (Quatrième République) et de 1958 (Cinquième République) que la France est une « République (…) laïque ». Cet événement essentiel selon Baubérot constitue la constitutionnalisation de la laïcité et montre que l’identité laïque de la nation devenait un bien commun. La laïcité, globalement, avait réussi à faire la preuve qu’elle garantissait la liberté de conscience et l’égalité de tous devant la loi. En même temps, les femmes obtenaient (enfin !) le droit de vote.

Pourtant, le conflit des « deux France » n’était pas tout à fait éteint et la référence à la laïcité resta le marqueur d’une identité de « gauche », « progressiste », face à une droite qui l’acceptait mais ne s’en réclamait pas. Le conflit se focalisa désormais sur l’école, ce qui n’est guère étonnant car l’école enseigne non seulement un savoir mais aussi une certaine représentation de la nation.

Nous l’avons vu, « deux jeunesses » étaient censées apprendre deux visions différentes de la France à l’école publique laïque et à l’école privée confessionnelle catholique. Les militants laïques privilégiaient le combat pour l’instauration d’un monopole de l’enseignement publique laïque ou, du moins, le refus de toute subventions aux écoles privées. Or, en 1959, devant le développement des besoins scolaires, il fut décidé que les écoles privées qui passeraient un contrat avec l’Etat seraient subventionnées (loi Debré). Ce contrat les obligeait à respecter la liberté de conscience de leurs élèves et à adopter les mêmes programmes d’enseignement général que l’école publique laïque.

Mais ces écoles privées pouvaient garder un « caractère propre », c'est-à-dire avoir un projet pédagogique lié à la morale chrétienne et offrir aux élèves des cours de religions.

En 1982–1984 la tentative des laïques militants d’unifier les deux systèmes scolaires (public et privé sous contrat) en un grand système laïque (souple au demeurant) fut désavouée par la majorité de l’opinion publique. Pourquoi ? Parce que suite aux obligations instaurées par la loi Debré et à l’évolution interne de l’Eglise catholique, marquée notamment par le Concile de Vatican II (1962–1965), l’école privée catholique n’apparaissait plus comme enseignant une autre France et socialisant à des valeurs divergentes de celle de la République laïque. La majorité de l’opinion publique a clairement indiqué, qu’à ses yeux, le conflit des « deux France » était terminé et que, désormais, la laïcité devait être un bien commun à ceux qui avaient fait partie des deux France. La laïcité devenait définitivement un élément important de l’identité nationale française.


  1. Laïcité, crise et mutation de l’identité française :

La situation actuelle se comprend à partir du cadre structurel qui provient de la tension qui existe, dans l’histoire de la France, entre l’Etat et la nation.

L’Etat est une réalité relativement ancienne et il s’agit d’un Etat unifié, qui se veut fort. On a parlé de « monarchie absolue » puis de « jacobinisme » pour signifier cette volonté de primauté de l’Etat. En revanche, la nation française s’est beaucoup divisée quant à la conception de son identité. Nous l’avons vu, l’identité nationale a été profondément transformée par le processus de laïcisation. Cela a ébranlé certains Français. Inversement, les tentatives de ‘retour en arrière’ ont été vécues par d’autres comme des « menaces». Les blessures des deux camps ne se sont que progressivement (et peut-être incomplètement) cicatrisées au cours du XXe siècle. Selon Baubérot une des clefs de compréhension des événements récents (et, en particulier, des « affaires de foulards ») est le fait que le ‘combat des deux France’ s’est terminé par une défaite des militants laïques. De là, un désir inconscient de revanche.
Autre conclusion de notre bref historique : l’identité nationale se relie, en France, assez directement au politique. Elle s’incarne à la fois par la République et la laïcité qui ne constituent pas seulement, dans ce pays, un régime politique et une gestion du religieux dans la société mais aussi, profondément des « valeurs », au sens sociologique du terme. Longtemps conflictuelles, ces « valeurs » peuvent apparaître maintenant comme consensuelles, mais ce consensus est particulièrement fragile car il n’a que peu d’épaisseur historique. Le rapport à la République et à la laïcité est donc un rapport facilement passionnel : derrière l’apaisement, le feu de la passion couve encore. Et il est nécessaire d’intégrer cet arrière fond de fragilité identitaire et de passion identitaire pour pouvoir analyser, de façon pertinente, la situation présente.
Baubérot qualifie cette situation de troisième seuil de laïcisation. Il a émergé des années 1960 à la fin des années 1980. Durant cette période, la France a subi des bouleversements que l’on peut typifier par quatre dates : 1962, 1968, 1975, 1989.

La première date, 1962, est la fin de la guerre d’Algérie qui a duré sept années et demie. Elle se termine par l’accession à l’indépendance de ce pays situé juste de l’autre côté de la Méditerranée et qui était considéré comme un prolongement africain de la France, sa colonie la plus importante. C’est alors la fin de l’Empire colonial français. Car la République était aussi Empire et à la citoyenneté républicaine correspondait, dans l’Empire colonial, un statut de « sujet » où les droits politiques et civils étaient différents, voire plus limités (« statut personnel»). La laïcité n’y était guère appliquée…
La seconde date, 1968, est celle de la révolte anti-institutionnelle des étudiants. Il se produit une mise en cause explicite des structures d’autorités, notamment de l’autorité à l’école. Or par l’école, telle qu’elle fonctionnait jusqu’alors, l’Etat enseignait la nation. Une profonde crise de l’école émerge socialement en « Mai 68 ». Ce n’est pas pour rien que, périodiquement, il est question, en France, de « tourner la page de Mai 68 ». Et, significativement, les tentatives qui sont faites ont peu de réussite. Même si l’utopie de 1968 a disparu, de l’irréversible a été créé. Et, précisément, une profonde déstabilisation de « l’école républicaine ».
1975, troisième date, est celle d’une crise socio-économique qui marque la fin de ce que l’on a appelé les « Trente glorieuses », c'est-à-dire les années de reconstruction après la seconde guerre mondiale, de forte croissance et de suremploi. Pendant cette période il s’est produit une immigration d’hommes de religion ou de culture musulmane provenant essentiellement d’Afrique du Nord, notamment des villageois possédant un maigre bagage socio-culturel. Ces hommes ont occupé des postes mal rétribués que les Français de métropole ne souhaitaient plus exercer. Avec la crise socio-économique, et liée à elle, il se produit une mutation de la politique d’immigration et, par conséquent, de la présence musulmane en France. A un « islam d’hommes seuls », de travailleurs immigrés effectuant des allers-retours entre la France et les pays où vivaient leurs familles, où ils comptaient revenir en ayant fait quelques économies, se substitue progressivement un « islam des familles » s’installant de façon stable, irréversible sur le sol français.
1975 est aussi l’année de l’adoption d’une loi autorisant l’avortement symbole d’un nouvel aspect de la laïcisation : la laïcisation des moeurs.

La morale publique laïque comporte des valeurs comme les droits de l’être humain (inscrits dans le préambule de la Constitution), l’égalité des sexes, etc. Ces valeurs doivent être partagées et la société française adopte progressivement des lois qui se réfèrent à elles (comme la loi sur la parité en 2000). Mais cette morale publique laïque laisse le champ libre à des morales privées (c'est-à-dire issues de choix personnels), morales qui peuvent être différentes suivant les individus, notamment quant à la sexualité (mariage ou union libre ; décision d’avorter ou de ne pas avorter, etc). Cette dissociation entre deux sortes de morale n’est pas familière aux personnes issues de l’immigration.
1989, dernière date choisie, est l’année du bicentenaire de la Révolution française et certains en profitent pour célébrer le « citoyen abstrait ». Cette année-là, deux événements importants sur le plan international ont des conséquences « françaises » significatives. D’abord, à l’automne, le mur de Berlin (symbole du « rideau de fer » entre l’Occident capitaliste et les pays communistes) s’écroule, créant les conditions d’une nouvelle donne mondialisée, mais impliquant aussi un transfert de la menace ressentie. En effet, autre événement survenu quelques mois plus tôt, en février : « l’affaire Salman Rushdie ». Il s’agit d’une fatwa de l’imam Khomeiny, Guide de la « république islamique d’Iran », condamnant à mort l’écrivain S. Rushdie à cause de la manière dite irrespectueuse dont ce dernier parle de Mahomet dans Les Versets sataniques. Cette affaire a eu un grand retentissement dans les milieux de l’intelligentsia en France. Elle apparaît comme une menace pour la liberté de penser. Or la formation à la liberté de penser constitue, au niveau du référentiel républicain, la raison d’être de l’école publique laïque. L’« islamisme », symbolisé alors par l’Iran, va paraître menaçant. En effet, en ses diverses manifestations, il rappelle la confusion du religieux et du politique, la revendication d’une domination du religieux sur le politique, ce qui a été, pendant plus d’un siècle, la bête noire de la laïcisation française.

Or, à la rentrée de 1989, éclate un problème de discipline dans un collège de la banlieue parisienne à Creil : trois élèves musulmanes refusent d’obéir à l’ordre du principal qui leur demande d’enlever, à l’intérieur de l’école, le foulard dont elles couvrent leurs cheveux. A la surprise générale, cela devient une affaire nationale qui divise l’ensemble des tendances politiques. Commence alors un engrenage dont personne n’aura la maîtrise et qui montre la mutation qui s’opère.
Le foulard a servi de catalyseur aux différents problèmes dont il vient d’être question :

  • Il est apparu comme le symbole de la nouvelle menace islamiste contre la liberté de penser. L’arrière-fond de l’affaire Rushdie est indispensable pour comprendre pourquoi l’existence de jeunes filles portant des foulards à l’école fut beaucoup moins tolérée en 1989 que les années précédentes. A tort ou à raison, le port du « foulard islamique » fut relié à la Révolution iranienne et à ses suites (le port du foulard est obligatoire en Iran), à une menace contre les idéaux républicains et laïques, anciens (liberté de penser) ou beaucoup plus récents (égalité homme-femme).

  • Il est aussi apparu comme un effet « pervers » de Mai 68. Après l’arrivée au pouvoir de la gauche, en 1981, celle-ci s’est profondément divisée sur la mission de l’école. Deux courants se sont affrontés : ceux que l’on a qualifié de « démocrates », partisans de nouvelles méthodes pédagogiques plus égalitaires, et ceux qui se sont, significativement, qualifiés de « républicains » voulant maintenir, voire renforcer l’autorité du « maître » par rapport aux élèves. En juillet 1989, une loi d’orientation pour l’école fut adoptée. Elle donnait certains « droits » aux élèves. Ce changement était vigoureusement contesté par les dits « républicains » : pour eux, « l’affaire du foulard » constitua la conséquence logique, et inacceptable, de l’instauration d’un « droit des élèves ». Ils ont appliqué à ce problème leurs propos antérieurs et ont rencontré beaucoup plus d’impact qu’auparavant auprès de l’opinion publique.

  • Cet impact était du à la perception d’un « danger islamiste » mais aussi au choc en retour des événements de 1962 et de 1975. La décolonisation s’est effectuée, en Algérie, de façon dramatique, violente. Beaucoup de Français n’ont pas véritablement compris ni assumé ce qui arrivait. Certains ont eu une réaction sommaire envers les Algériens et les personnes originaires du Maroc et de Tunisie, autres pays qui avaient été colonisés par la France. Pour ces Français, les immigrés d’Afrique du Nord devaient retourner dans leurs pays, maintenant que ceux-ci étaient indépendants. Or l’affaire des foulards de Creil a rendu particulièrement visible le fait que l’immigration provenant de pays dits « musulmans » a changé de nature. L’installation permanente de populations issues de l’ancien Empire colonial, subissant de plein fouet le développement du chômage, les amènent à avoir leurs propres revendications, y compris religieuses. Cela fut ressentie comme une « menace » contre l’identité française, contre cette « laïcité républicaine » dont après tant de vicissitudes, de conflits, d’efforts on avait réussi à faire un bien commun autour de valeurs (considérées comme) démocratiques. L’iconographie médiatique a associé, dés 1989, « foulard » et « intégrisme », versus « laïcité ».

  • Le droit au port du foulard fut également contesté par une partie de la population comme signifiant une infériorisation des femmes, et donc le refus de la « valeur commune » de l’égalité des sexes. D’autres, musulmans ou non, y voyaient une manifestation de « pudeur » devant l’évolution des moeurs et un choix privé qui devait être libre. Au total, une bonne partie de l’opinion publique était hostile au port du foulard à l’école publique laïque, lieu de formation du citoyen. Cependant la décision juridique prise alors fut accommodante. En effet, le Conseil d’Etat, en novembre 1989, déclare que le port de signes religieux à l’école publique est compatible avec la laïcité, à condition qu’il ne s’effectue pas de façon « ostentatoire ». Il ne doit pas s’accompagner d’une mise en cause de la discipline scolaire, des horaires, des programmes ou de manifestation de prosélytisme à l’école. Ce n’est donc pas le signe lui-même, le foulard, qui est mis en cause mais une façon de le porter, un comportement agressif susceptible de troubler le bon fonctionnement de l’école. Cette solution va durer une quinzaine d’années, où il va exister un dissensus entre la laïcité juridique et la représentation dominante de l’opinion pour qui laïcité et port du foulard sont antagonistes. Pourtant en 1995 une enquête effectuée par deux sociologues conclut à la diversité des significations du port du foulard. Mais le résultat de cette enquête pèse de peu de poids face aux images retransmises par la télévision à la même époque, montrant des femmes égorgées pour avoir refusé de porter le foulard en Algérie, en proie alors à une cruelle guerre civile entre militaires et islamistes. Et des professeurs et proviseurs estiment perdre la face car certaines des jeunes filles exclues de leur établissement pour port « ostentatoire » du foulard gagnent devant le tribunal administratif (qui estime que leur comportement n’a pas troublé le système scolaire) et réintègrent triomphalement leur école.

Avec le 11 septembre 2001, l’hostilité au « foulard islamique » redouble et, après le rapport d’une Commission dite « Commission Stasi » nommée par le Président de la république Jacques Chirac, cette hostilité aboutit à la loi du 15 mars 2004 (significativement appelée « loi de laïcité ») qui interdit le port de signes religieux « ostensibles » à l’école publique laïque. Derrière le changement de terme, se cache un glissement : ce n’est plus seulement le comportement lui-même qui devient délictueux, ce sont certains signes qui sont considérés comme manifestant, de façon ostensible, une appartenance religieuse. La perspective devient essentialiste. Les raisons de cette loi ne sont pas essentiellement différentes des réactions dominantes de 1989 (avec, en plus, le sentiment qu’il faut finir un conflit qui dure depuis quinze ans) : signifier un coup d’arrêt à l’islamisme qui, vu l’évolution de la situation internationale, apparaît menaçant à de plus larges couches de l’opinion encore qu’en 1989 ; interprétation dominante du foulard comme dangereuse pour la liberté de penser et l’égalité homme-femme ; idée que les immigrés, leurs enfants et petits enfants devenus Français doivent s’adapter à la société française et non l’inverse (à ce niveau, le déclin social du catholicisme, et notamment le vieillissement de son clergé, renforce la peur de l’islam). A ces raisons, s’ajoute le fait que la « querelle des deux écoles » étant rapidement devenue de l’histoire ancienne, la droite peut disputer à la gauche le rôle de meilleur défenseur de la laïcité, conçue comme une « exception française », un élément clef de l’identité nationale. L’usage du terme de laïcité tend à prendre des aspects de religion civile républicaine.

Ouvrages de J. Baubérot où les problèmes abordés sont développés :

—. Histoire de la laïcité en France, Paris, PUF, 2000, 4ème édit. 2007 (parution d’une traduction japonaise en 2009)

—. Laïcité 1905–2005 entre passion et raison, Paris, Le Seuil, 2004

—. L’intégrisme républicain contre la laïcité, La Tour d’Aigues, L’Aube, 2006 (avec La

Déclaration universelle sur la laïcité au XXIe siècle)

—. Les laïcités dans le monde, Paris, PUF, 2007

—. La laïcité expliquée à M. Sarkozy et à ceux qui écrivent ses discours, Paris, Albin Michel,

2008.

—. Une laïcité interculturelle. Le Québec avenir de la France ?, La Tour d’Aigues, L’Aube,

2008.

  • Les 7 laïcités françaises, EMSH, 2015




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