3) LE BIZUTAGE : ENJEUX ET ELEMENTS D’EXPLICATION Sommaire
A) LE BIZUTAGE ET LES DROITS DE L’HOMME
Le bizutage, quand il génère des actes tels que des violences, atteintes sexuelles ou autres est contraire aux droits de l’homme, c’est une évidence. Cependant, il paraît illusoire de croire que seuls les débordements liés à ces pratiques sont en désaccord avec les principes républicains. Les procédés et notamment les rapports de domination inhérents au bizutage portent atteinte, en partie, aux droits fondamentaux.
a) La confusion entre hiérarchie de fonction et hiérarchie de personne
Le bizutage implique un lien d’obéissance des nouveaux entrants vis à vis des élèves des années précédentes. Dès lors, il y a création d’une hiérarchie. Dans nos sociétés démocratiques, quelque soient les domaines, il existe des hiérarchies. Cependant, la légitimité de celles-ci réside dans les fonctions des différents acteurs. Ainsi, on peut prendre pour exemple le rapport entre un professeur et son élève ou encore un employeur et un employé. Le lien de subordination ne tient pas ici de la personne ou pire de la personnalité des acteurs.
Or, dans le bizutage, la hiérarchie créée n’est basée que sur la personne. Avec bienveillance, on pourrait considérer que l’âge est la base de ces rapports. Quand bien même serait-ce cela (notons qu’en règle général, l’écart d’âge entre bizuteurs et bizutés varie de un à trois an !), la différence d’âge ne doit pas entraîner une forme de domination. Si le respect des aînés est une valeur honorable, elle ne doit certainement pas entraîner l’irrespect pour les plus âgés des plus jeunes.
b) Des procédés déshumanisants
Les bizuteurs utilisent parfois des artifices destinés à annihiler toute velléité de rébellion des bizutés. On peut noter ici comme exemple « l’usinage » de l’ENSAM qui, entre autre, prive de sommeil les étudiants de première année pendant toute sa durée. Cet artifice, utilisé par certaines sectes afin de s’attirer les bonnes grâces de leurs adhérents, est lourd de sens.
Mais au-delà de ces pratiques visant à diminuer l’esprit critique des bizutés, pour René De Vos (Le bizutage : persistance et résistance, PUF, 1999), tous les actes relatifs aux bizutages sont déshumanisants. Pour cet auteur, ce caractère est même une « obligation » pour la jouissance des oppresseurs. René De Vos cite deux exemples significatifs.
Ligoter quelqu’un dans un matelas et le jeter (avec le plus de protection possible pour la personne, reconnaissons-le) dans le vide est apparemment assez prisé dans certains milieux. René De Vos explique que cet acte, drôle pour les auteurs (du fait de la chute de la victime) ne le serait plus si il était effectué par un professionnel, un acrobate. Le plaisir est ici donc de voir, de façon impersonnelle, choir la personne comme un objet.
Le second exemple vient d’une faculté de médecine. Deux jeunes gens de sexes différents sont dénudés, enduits de peinture de couleur différente sur le ventre. Leur devoir est alors de mélanger ces peintures…Ceci est amusant pour les auteurs. Cependant, si les acteurs se livraient en toute humanité à des ébats amoureux voir copulatifs, les spectateurs s’en iraient sans aucun doute, choqués devant tant de vulgarité.
Ces deux exemples de René De Vos tendent à nous démontrer combien les actes de bizutages sont déshumanisants et surtout que cela est la condition du rire pour les bizuteurs.
c) Un simple processus de domination
Qui dit hiérarchie dit forme de domination. C’est bien de cela qu’il s’agit dans le bizutage. Nous ne traiterons pas encore des moyens par lesquels celle-ci peut s’exercer. Cette domination est fondée sur une base erronée, mais elle s ‘exerce. Qui accepterait de se promener, de son plein gré, de façon impromptu, dévêtu dans un lieu public ? Qui accepterait d’être attaché nu sur une chaise pendant une heure ? Personne. Là est le siège d’un des danger du bizutage dans une société démocratique. Il utilise des techniques qui font accepter aux nouveaux, de manière insidieuse, des choses qu’ils n’auraient en aucun cas accepté en d’autres circonstances.
Bernard Lempert est clair : « Les affaires de bizutage ne constituent pas un point de détail. Elles portent récapitulation des idéologies de la domination, elles ne sont rien d’autres qu’un concentré d’inhumanité… ».
d) Petite référence historique…
Bernard Lempert va même plus loin : « Prenez une scène de bizutage, sortez là de son environnement actuel, transposez là aux heures les plus sombres du continent européen. Montez un peu le contraste, maintenant prenez du recul et voyez comme se profilent à l’arrière plan de la scène ces silhouettes tumultueuses, cette gestuelle d’épouvante et toute cette raillerie venue pêle-mêle des pogroms d’antan. »
Si l’analogie qui est faite ici est un peu osée, il n’en reste pas moins que le bizutage est dangereux. Les citoyens sont égaux en droit, celui-ci inocule l’idée contraire. Nous sommes tous vulnérables. Le respect des droits de l’homme, c’est aussi le respect de la vulnérabilité : on a pas le droit de l’utiliser pour asservir autrui.
B) LES ARGUMENTS DES BIZUTEURS
Pour Bernard Lempert : « Les affaires de bizutage (…) sont armées jusqu’aux dents de sophismes en guise d’argumentaires. » Un certain nombre de personnes et notamment des associations d’anciens élèves des grandes écoles françaises (les Beaux Arts par exemple) défendent la pratique du bizutage. Les arguments avancés par ceux-ci méritent d’être examinés et mis en rapport avec les travaux sociologiques sur le sujet. C’est ce que nous allons nous attacher à faire ici.
a) Le bizutage : un rite d’initiation
C’est une thèse retenue par les défenseurs du bizutage. Le sénat partage apparemment cette analyse. La Commission des Affaires sociales du Sénat a publié, en juin 2003, un rapport intitulé « l'adolescence en crise ». Dans celui-ci, la commission déplore « la fin des rites de passages ou dans la moindre mesure, le bizutage. Sans porter de jugement sur leur bien-fondé, votre rapporteur souhaite attirer l'attention sur leur importance pour les adultes comme pour les adolescents eux-mêmes comme marqueurs du début de la vie de jeune adulte. Leur absence rend ce passage d'autant plus difficile et enferme parfois l'adolescent dans son état, alors même qu'il voudrait en sortir. ». Il semble donc que le bizutage soit bien un rite d’initiation, essentiel au passage vers le monde adulte. A cela, le sociologue René De Vos répond amèrement. Un rite initiatique, dans les sociétés occidentales ou non, symbolise effectivement un passage d’un état à un autre. Cependant, cet auteur insiste sur le fait que ce passage s’accompagne systématiquement de l’acquisition d’un savoir. Ceci n’est pas le cas dans le bizutage. Non seulement il ne correspond en aucun cas à l’acquisition d’une quelconque connaissance (si ce n’est celui de l’humiliation en certains cas) mais en plus, les personnes qui détiennent le savoirs (les professeurs ou entraîneurs) ne participent heureusement pas au bizutage.
Le Comité National Contre le Bizutage apporte lui aussi une réponse claire et pragmatique à cette question. Celui-ci considère possible qu’il y ait une carence en ce qui concerne la ponctuation de certaines étapes de la vie. Cependant, cela ne justifie pas à leurs yeux le bizutage. Au contraire, le CNCB propose de marquer ce « passage à la vie d’adulte » par des cérémonies plus en conformité avec les principes républicains comme par exemple des cérémonies festives lors des remises de diplômes universitaires.
Enfin, Bernard Lempert répond de la façon suivante : « Un délit sous couvert de folklore reste un délit, un crime sous couvert de rite reste un crime ».
b) Le bizutage : gage de solidarité
La solidarité est une valeur noble, sans doute importante à préserver dans nos sociétés occidentales. Les défenseurs du bizutage estiment que ces pratiques permettent de créer des liens solides au sein d’un groupe. Dans le domaine du sport par exemple, il paraît évident que l’entraide et la solidarité sont un gage de réussite. Cependant, plusieurs arguments sont à prendre en compte.
Tout d’abord, selon René De Vos, le souci de solidifier les liens entre les individus d’un même groupe est une base fondamentale de l’argumentaire des bizuteurs. D’après lui, le bizutage repose en effet sur un postulat simple : l’homme est par définition individualiste : le bizutage permet de changer cela. L’homme est individualiste par nature ? Pour cet auteur, la question reste posée. De plus, pour lui, cette affirmation n’explique rien, elle justifie. L’humiliation et les mauvais traitements infligés collectivement à des individus créent une forme de solidarité entre ceux-ci. Peut-être. Cependant, deux question restent à poser ici : la fin justifie-t-elle les moyens ? Est-ce le seul moyen de créer de l’entraide ?
La réponse à la première question est sans aucun doute non. Dans une société démocratique, il paraît difficile de supporter que, au nom des supposés bénéfices qu’ils sont censés en tirer, de jeunes étudiants ou sportifs soient contraints d’effectuer des actes contre leur volonté profonde. De plus, nous noterons ici que les personnes qui font subir les bizutages ne sont en aucun cas responsables de la formation des jeunes élèves.
Pour la seconde question, là encore, la réponse semble être négative. La souffrance n’est pas, selon le CNCB, le seul élément permettant de créer de la solidarité, du lien social. Selon eux, des festivités, des sorties extrascolaires sont aussi de bons vecteurs. De plus, le CNCB rappelle que le but de l’enseignement supérieur est prioritairement de l’enseignement scolaire.
c) Le bizutage : une tradition
Tous les auteurs s’accordent sur cette question. Le bizutage dans un certain nombre d’établissements est effectivement une tradition (comme nous l’avons vu dans l’historique).
Cependant, encore une fois, pour René De Vos, cet argument n’en est pas un. Selon lui, l’ancrage dans le temps d’une pratique n’entraîne pas forcément la légitimité de celle-ci et encore moins son bien fondé. Il est en effet clair qu’historiquement, bon nombre de tradition furent le lieu de barbarie. De plus, toujours selon cet auteur, les traditions sont destinées à une évolution.
En ce qui concerne la légitimité affichée du bizutage sous prétexte de tradition, Bernard Lempert explique très bien le rapport entre les traditions et les principes républicains Français : « Le doit coutumier n’a pu entrer dans la constitution historique de la loi qu’à la stricte condition de se soumettre à elle. Tel est le prix que la tradition doit payer pour obtenir le droit de cité en République ».
d) Le bizutage est ludique ou « le prétexte du rire »
Le bizutage est amusant. Ce n’est donc pas quelque chose de grave en soi. De plus, même les bizutés semblent en rire. Il n’y a donc pas de domination mais un libre consentent à passer un bon moment entre les élèves de différentes années. Voici en résumé le message de l’association des anciens élèves de l’ENSAM. Force est de constater que le bizutage est source de rires. Autant les auteurs que les acteurs ou encore les spectateurs semblent s’amuser devant les spectacles parfois publics qu’offrent les séances de bizutage.
Cependant, une fois encore, des points de vu sociologique, psychiatrique ou philosophique rendent compte d’une version un peu différente.
Tout d’abord, la réponse la plus cinglante vient du philosophe Lempert : « ce n’est pas parce qu’il y a rire autour d’un délit ou crime qu’il n’y a pas délit ou crime. » Celui-ci ajoute : « Pas plus que l’habit fait le moine, le rire ne fait pas la fête. » Le fait que les séances de bizutage prêtent à rire n’a donc rien à voir, d’après cet auteur avec la gravité des faits.
René De Vos explique le rire des bizuteurs comme expression d’une domination passagère sur autrui. En ce qui concerne le rire des victimes du bizutage : « le rire permet de dédramatiser, de banaliser une situation dans laquelle l’homme se perd ».
Enfin, certains psychiatres se sont intéressés depuis peu à cette question. Ceux-ci, à l’instar du Docteur Olivier Boitard (Bizutage et usinage sont les deux mamelles de l’intolérance) semblent aller dans le sens de René De Vos : « A l’opposé de ce qu’en disent les défenseurs du bizutage, la fonction de plaisir qu’on peut retirer des bizutages est un leurre, un moyen par lequel on oublie ou par lequel on compense. »
La réponse scientifique au prétexte du rire est sans appel : le fait que les victimes rient de leur souffrances ne peut en aucun cas justifier les pratiques, elles n’expriment pas un sentiment de joie ou de plaisir.
L’éclairage des sciences humaines semble bel et bien permettre de lever le masque sur les justifications inexactes ou infondées avancées par les défenseurs du bizutage.
C) LES ACTEURS ET LES MECANISMES DE REPRODUCTION
Malgré les problèmes que pose le bizutage sur un plan éthique ainsi que son illégitimité, les pratiques perdurent. Nous allons tenter ici de cerner les enjeux des différents acteurs ainsi que les procédés qui soutiennent ces pratiques et les font perdurer.
a) L’étudiant bizuté
« On peut s’étonner de notre gratitude et plus encore de notre soumission à des brimades déplaisantes, alors qu’il se trouvait parmi nous quelques solides caractères : il me semble qu’il faut attribuer ce fléchissement d’échine à ce que ne nous connaissant guère encore, nous ne pouvions nous organiser pour résister, mais plus encore à ce que nous sentions peser sur nous tout le poids de la majesté de l’Ecole. » (Raoul Blanchard, Ma jeunesse sous l’égide de Péguy, p 17 - Paris, Fayard 1961)
Effectivement, la question est pertinente : comment un élève appartenant à une certaine élite intellectuelle, ou encore un sportif de haut niveau, habitué à la pression, au dépassement de soi, peut se laisser entraîner à faire des actes de ce type ? Décrire l’ensemble du processus qui amène le nouvel entrant à se laisser bizuter serait fastidieux et difficile. Nous relèverons ici certains points clefs, définis par des sociologues, qu’il semble falloir connaître afin de lutter efficacement.
La première chose qui semble fragiliser les nouveaux entrants est la méconnaissance du milieu. Il est à déplorer que l’accueil ne soit pas souvent effectué par les responsables des structures. Cela laisse donc une libre place, d’ailleurs illégitime, aux anciens élèves. Cette méconnaissance du milieu place déjà le nouvel entrant en situation d’infériorité vis à vis des élèves plus âgés. Ceux-ci peuvent alors se trouver comme le souligne René De Vos « en attente de savoir ». Cela peut constituer dès lors un outil au service de la domination des aînés.
De plus, pas encore ancrés dans le nouveau système, les nouveaux entrants ne constituent pas encore à proprement parler « un collectif soudé » mais un « conglomérat d’individus ». Ce fait annihile la possibilité des nouveaux de se rebeller collectivement. De plus, bien souvent, il n’existe pas de recours mis à disposition par la structure. Selon Lempert : « C’est l’absence tragique de recours qui jette l’opprimé dans les bras de son agresseur. »
Le poids de la domination est fort. Elle semble être le point essentiel des pratiques de bizutage. Ces outils sont en plus de la connaissance du milieu, la capacité d’intégrer ou non chaque nouvel arrivant. Même si celui-ci est « libre de refuser », le chantage et « la peur de l’exclusion » est importante selon Bernard Lempert.
b) L’étudiant bizuteur
« On ne pourrait jamais croire que des jeunes gens intelligents soient capables d’obscénités aussi dégoûtantes, dénuées de tout esprit. » (Romain Rolland, Le cloître de la rue d’Ulm, p 9-10, Paris Albin Michel, 1952).
Il paraît effectivement difficile d’appréhender la raison qui pousse des jeunes gens à pratiquer le bizutage. Cependant, sa compréhension, est comme souvent, le gage de la réussite de son éradication.
Les auteurs semblent s’accorder sur ce point : le fait de reproduire sur un autre la souffrance que l’on a enduré a des vertus cathartiques. Selon Bernard Lempert : « Pour les bizuteurs, l’obtention de l’écrasement de son prochain permet de vérifier la « normalité » pour lui d’avoir été broyé ». Ce mécanisme de reproduction est un phénomène connu depuis longtemps des psychiatres et sociologues.
On peut de plus émettre l’hypothèse que tirer profit d’une domination sur une personne peut parfois procurer une certaine forme de jouissance.
c)Des procédés garants du bon fonctionnement de la tradition
c-1) L’omerta
La loi du silence semble être une constante dans tous les milieux bizutants. La pression des dominants est si forte que, comme nous avons pu le voir, les victimes ne se plaignent pas. Cet état de fait est une donnée essentielle dans le bizutage. Celui-ci ne pourrait perdurer en cas contraire. C’est là que l’on voit selon René De Vos que les auteurs de bizutage sont quant à eux conscients de leurs actes et de leur gravité.
Nous noterons ici que selon Lempert : « Que la souffrance parfois ne crie pas n’a jamais signifiée son absence. Au contraire, l’absence de cris ou de plainte officielle signifie que la pression se maintient, que la menace demeure latente ».
c-2) La « réconciliation »
A la fin des périodes de bizutage, il y a souvent une « fête de réconciliation ». Si tel n’est pas le cas, il y a un moment où l’on marque la fin des « hostilités ». Ce moment, que l’on pourrait penser comme sympathique et fraternel n’est en fait qu’un mécanisme de protection à l’encontre des éventuels dénonciations. Les aînés intègrent les nouveaux dans leur groupe. Pour Bernard Lempert : « La réconciliation n’est en fait qu’un moyen pour le dominant de s’assurer que le dominé ne dénonce pas les pratiques. En fraternisant, la dénonciation reviendrait à se trahir soi-même. » Celui-ci ajoute : « Et c’est tout bénéfice de la perversion : obtenir l’amour de ceux qu’on détruit, après les avoir sauvé des supplices auxquels on a bien voulu mettre un terme ».
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