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La causalité dans les sciences de la population : retour sur le principe de l’action humaine Herbert L. Smith Population Studies Center Université de Pennsylvanie Philadelphie, Pennsylvanie 19104-6298 É-U hsmith@pop.upenn.edu Version du 26 avril 2011 ; une version très légèrement remaniée de celle disponible sur place au séminaire des Lundis de l’INED du 28 mars 2011. Commentaires et corrections bienvenus. Merci d’avance… et de votre intérêt ! La causalité dans les sciences de la population : retour sur le principe de l’action humaine Résumé Dans la littérature anglo-saxonne, l'idée du critère (ou principe) de « manipulation » dans l'étude des liens de causalité est débattue. Cette idée ? Que la différence entre deux états d’être ne peut pas constituer un « effet d’une cause » en soi sauf quand les tels états (ou conditions) sont sujets à la manipulation dans le sens d’une expérience, où l’expérimentateur peut assigner aléatoirement (de manière réelle ou virtuelle) les sujets à ces conditions. C’est un peu un casse-tête, car conceptuellement l’expérience est fortement présente dans la définition (contemporaine, moderne, statistique, anglo-saxonne) de « l’effet d’une cause » mais parmi les scientifiques en sciences sociales (surtout démographes), on a tendance à tenter d’identifier les causes dans des faits plus ou moins immuables, comme le sexe ou l’âge. Effectivement, la liste des « causes » potentielles dans la littérature est longue, mais la liste des facteurs, surtout au niveau individuel (où nous collectons la plupart de nos données) ne l’est pas. Dans ce contexte, le critère de manipulation est un invité imprévu, voire malvenu. Que faire ? Bien sûr, on peut étendre la définition d’une cause afin qu’elle convienne à nos habitudes, et il y a toujours beaucoup à dire pour le pluralisme et la tolérance, en science comme ailleurs. Mais si on se pose la question, « ce langage de causalité, pourquoi nous intéresse-t-il tant ? » on revient sur l’idée que, au fond, on s’efforce de découvrir ce qui va se passer si nous faisons quelque chose, quand nous agissons. De là, trois constatations et/ou implications :
La causalité dans les sciences de la population : retour sur le principe de l’action humaine En 2005 un tremblement de terre d’une magnitude de 7,9 a frappé le nord du Chili. Heureusement, ce grand séisme a assommé peu de gens. Pourtant, un nombre assez important ont été secoués, dont des femmes enceintes. Au vu de Torche (2011), le tremblement de terre était également « une expérience naturelle », lui permettant d’évaluer l’effet sur le poids de naissance de l’exposition au stress aigu. Sous l’hypothèse qu’un séisme ne cible pas les gens sauf par hasard, elle démontre que dans les zones qui ont subi les secousses maximales, les enfants des femmes enceintes du premier semestre touchées par le séisme pesaient à leur naissance en moyenne 51 grammes de moins que les enfants des femmes situées dans les zones non-affectées — un effet dû, pour la plupart, à un raccourcissement de la durée de gestation. De ces faits, elle insiste sur le rôle éventuel du stress maternel prénatal dans les inégalités sociales de santé. Aux États-Unis, les listes des électeurs inscrits sont consultables par le grand public, y compris si un tel électeur a effectivement voté dans un scrutin spécifique. En 2004 une équipe de politologues a obtenu un grand fichier d’électeurs pour l’état d’Illinois — plus de 7 millions de noms au sein de 2,7 millions de ménages ! — dont leurs adresses et numéros de téléphone, des caractéristiques démographiques (sexe, âge), et leurs histoires de participation électorale (Arceneaux, Gerber et Green 2010). Ils en ont tiré un échantillon aléatoire de 16 000 électeurs éventuels (pas plus d’une personne par foyer) et ont tenté de les joindre par téléphone pour les encourager à voter dans une élection qui était en train d’arriver. Seulement 41% des gens sélectionnés étaient joignables, et la question se pose : Les gens les plus joignables (et, du coup, peut-être, les plus abordables), sont-ils aussi les plus aptes à répondre — c’est-à-dire, à voter — à la suite d’un tel coup de fil et le message apporté ? Arceneaux et al (2010, p. 260) s'intéressent à « l’effet causal d’un coup de téléphone sur ceux qui sont joignables »1. Ils comprennent bien qu’un groupe témoin — même soigneusement sélectionné parmi les électeurs éventuels non appelés et appariés exactement (par rapport à l’histoire de la participation électorale, le sexe, et l’âge) à ceux qui ont été joints, donc encouragés — va mêler les « gentilles » personnes qui répondent quand le téléphone sonne à celles qui se méfient de ce genre d’appel, qui sont rarement chez elles, qui n’ont pas précisé un numéro de téléphone, etc. Par conséquent, pour évaluer l’effet d’un tel coup de téléphone parmi les personnes l’ayant bien reçu, Arceneaux et al. (2010) effectuent une analyse par la méthode de moindres carrés à deux étapes, où la sélection (ou non) originale (et aléatoire) pour se faire contacter sert en tant que variable instrumentale dans la régression de vote (oui ou non) sur contact réalisé (oui ou non). Il s’avère que : (a) la probabilité d’aller voter augmente de 2% avec la réception d’un tel message ; et, tout à fait, (b) les gens qui ont tendance à répondre aux coups de téléphone sont aussi les types qui ont tendance à voter, tout court. Autre étude en 2004, dans la ville de New York, les entreprises et les commerçants qui cherchaient à recruter des employés pour des emplois ne nécessitant pas plus du niveau bac et peu d’expérience ont affiché des annonces de recrutement, comme d’habitude, dans les journaux et sur des sites internet. Les gens postulent pour ces emplois et les employeurs potentiels leur répondent ou ne leur répondent pas, les convoquent pour un entretien ou pas, leur proposent un emploi ou pas — tout à la manière désordonnée du marché du travail américain. Sauf que, de temps en temps, et d’une façon aléatoire, un employeur potentiel a reçu, dans un intervalle de 24 heures, trois candidats avec les qualifications essentiellement identiques, un « blanc », un autre « noir », et un troisième hispanique (portoricain). Leur ordre de candidature a varié entre les employeurs, bien sûr non informés de cet artifice. Quant aux « testeurs » — ces jeunes hommes qui ont effectué ses candidatures, qui se sont présentés aux entretiens — ils avaient été au préalable embauchés et formés par une sociologue qui cherchait à connaitre l’effet de la « race » (ou l’ethnicité ou la couleur de la peau) sur les chances d’une réponse positive (soit être convoqué pour un entretien, soit se faire proposer un emploi). Il s’avère qu’il n’y avait pas une différence significative entre les chances d’un « blanc » et celles d’un hispanique, mais qu’il y avait une différence significative pour celles d’un « noir » par rapport aux deux autres. Différence au combien significative ? Il y avait aussi un autre ensemble de testeurs dans lequel le candidat « blanc » venait de purger une peine de prison de 18 mois (possession de cocaïne) tandis que les deux autres candidats similaires (à l’exception de leur race ou ethnicité) présentaient des casiers vierges. Ce n’était que dans ce cas que les chances du « blanc » se sont rapprochées de celles du noir ! Pour résumer, une peau noire égalait en moyenne à 18 mois en prison (avec preuve de consommation de drogues), au moins dans les yeux de ces employeurs potentiels (Pager, Western et Bonikowski 2009). Ces trois exemples sont des recherches d’un haut niveau scientifique, toutes parues, avec justice, dans les grandes revues. On en apprend beaucoup :
Ces trois recherches s’appuient sur le cadre d’analyse qui s’efforce d’établir l’effet d’une cause, où un tel effet est défini en principe (et assez librement, pour le moment) en fonction de la différence dans la réponse d’une unité sous deux états d’être différents. De cette manière, Torche (2011) veux savoir la différence entre le poids de naissance d’un enfant issu d’une mère qui a été très stressée par un tremblement de terre et celui de l’enfant de cette mère dans le cas où elle n’aurait pas subi un tel choc. Arceneaux et al. (2010) cherchent à établir la probabilité qu’un électeur potentiel, qui reçoit un message téléphonique qui lui rappelle qu’il (ou qu’elle) devrait voter, va voter, par rapport à la probabilité qu’il (ou elle) aurait voté s’il (ou elle) n’avait pas écouté ce message. Pager et al (2009) s’intéressent aux différences de comportement quand un employeur potentiel se trouve avec un postulant à la peau blanche en comparaison de ce qui se passe quand le candidat, autrement semblable, est « noir ». Étant donné que les événements à l’échelle humaine ne sont pas régis par les principes de la mécanique quantique — c’est-à-dire qu’on ne peut pas être dans deux états d’être différents en même temps — il faut une astuce pour qu’on puisse évaluer cet effet conceptuel. Heureusement, il y en a plusieurs, à l’instar de I’essai contrôlé randomisé, où les sujets sont assignés au hasard aux interventions — les groupes expérimentaux et témoins, les traitements et les contrôles (pour l’instant le vocabulaire doit rester flou). Comme l’ont exprimé Greiner et Rubin (2010, p. 4), qui constatent : … le statut de l’essai randomisé comme l’étalon d’or pour l’inférence causale et du coup la nécessité d’effectuer l’analyse des données non-expérimentales par l’intermédiaire d’une expérience hypothétique dans laquelle, surtout, les facteurs éventuellement confondues [avec la répartition des sujets par « cause »] sont distinguées des résultats intermédiaires et sont équilibrées entre les groupes expérimentaux et témoins….2 Par conséquent, Torche (2011) se vante d’exploiter une expérience naturelle « parce qu’un tremblement de terre est un événement aléatoire vraisemblablement non-corrélé aux caractéristiques au sein de la population qui influent sur les résultats des naissances »3. Chez Arceneaux et al (2010), le « traitement » — la réception d’un message qui conseille vivement d’aller aux urnes — ne s’impose pas au hasard : il est fonction d’un processus aléatoire (la sélection des électeurs éventuels pour recevoir ces appels) et une tendance qui s’avère non-aléatoire (la volonté de décrocher le combiné). Mais sous l’hypothèse que ce premier n’agit que sur la décision à voter par le biais de ses effets sur le dernier (contacte par téléphone), on peut évaluer les effets de ce contacte comme décrit ci-dessus (la méthode des moindres carrés à deux étapes). Quant à Pager et al (2009), c’est un peu plus compliqué. Ils parlent d’une « expérience sur le terrain »4, mais tandis que les sujets de l’expérience — les employeurs potentiels — ont été sélectionnés d’une façon aléatoire, ils n’ont pas été assignés au hasard aux testeurs à la peau blanche, à la peau noire, et à la peau… hispanique. Bien au contraire, chaque employeur échantillonné a reçu tous les « traitements », systématiquement les trois postulants. L’ordre de contact a été déterminé de façon aléatoire, mais au fond les effets des causes demeurent avec ce que Holland (1986) a bien appelé la « solution scientifique », pour le distinguer de la « solution statistique », la comparaison des résultats moyens entre les groupes, dont l’essai contrôlé randomisé prime en fonction de sa capacité d’égaler ces groupes par rapport aux autres variables éventuellement confondues. Pour la solution scientifique, dans ce cas-ci, il s’agit de maintenir les suppositions de (a) « la stabilité à travers le temps » et (b) « la caractère éphémère de la causalité » (Holland 1986, p. 948)5 ; en bref, que la conséquence observée à la suite d’une intervention (d’un traitement) ne dépend pas de quand l’intervention s’est passée, et que la réponse ou le résultat dans la foulée d’une telle intervention et sa mesure ne dure pas, afin que la réponse plus tard du même sujet à une autre intervention ne soit pas changée par l’intervention et l’observation antérieure. En particulier, la décision d’un employeur potentiel par rapport à un candidat « blanc » doit être la même selon que l’employeur ait déjà reçu la candidature d’un postulant similaire à l’exception de la couleur de sa peau, ou que l’employeur ne l’ait pas encore reçu. Et pareillement si on substitue « noir » pour « blanc »… sans parler du candidat dit « hispanique ». Voir Pager (2007) pour mieux comprendre les conditions et la dynamique de cette façon d’intervention expérimentale. Mais suffit-il d’établir ces effets de ces causes pour obtenir les « inférences de causalité »6 comme les a nommées Pager (2007, p. 109), par exemple ? Ici on commence à marcher sur des œufs, parce qu’il y a beaucoup de penseurs au fil des années, à travers les divers domaines, qui se sont prononcées sur le sujet. On n’ose pas dire « Alors, voici la définition canonique » ; il y a trop de canons. Par conséquent, je suis Holland (2008, pp. 97-99) en démêlant trois objectifs possibles dans les études dites « causales » :
Effectivement, ce sont tous les trois des objectifs importants de la recherche, bien qu’ils aient tendance à s’embrouiller. Comme l’a démontré Holland (1986), il n’est que pour le deuxième — l’évaluation des effets des causes — pour lequel il existe sur le plan statistique une épistémologie concrète, grâce à la définition de l’effet d’une cause en tant que la différence entre les réponses d’une unité sous deux traitements alternatifs, deux causes potentielles. Peut-être deux caractéristiques opposées, comme les couleurs de la peau ? Quand on ne considère que les méthodes statistiques pour calculer « l’effet d’une cause », on peut les évaluer, les critiquer, et les améliorer de façon plus ou moins acceptée, par référence au cadre expérimental et ses mimétismes. Mais si on lui ajoute la définition d’une cause d’après Holland (2008, p. 98) — une « intervention qu’on pourrait envisager de faire » — on commence à voir beaucoup (voire la plupart) d’études dites « causales » d’une autre perspective. Pour revenir sur nos trois exemplaires :
On ne veut pas remettre en cause ces recherches. Comme on l’a dit, on tire de chacune des connaissances utiles. Mais l’heure est pour nous de se demander si peut-être nous n’avons pas mis trop en exergue la causalité elle-même, en particulier, l’idée que l’établissement des effets des causes devrait primer, même au cas où il existe un grand écart entre ces effets et notre capacité d’effectuer une cause, d’intervenir. On dit souvent « corrélation ne signifie pas causalité », mais la causalité, cela signifie quoi pour nous, effectivement ? Le cadre que nous avons conçu pour établir « la causalité » n’est que peu de choses sauf si nous considérons sérieusement « les causes » comme des interventions qu’on pourrait envisager de faire. Il s’avère que
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