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Mme AOUIJProfesseur à l’université de Tunis, spécialiste de la question de l’eau. Le droit de l'eau potable en TunisieDans la prise de conscience universelle, et clairement manifestée depuis quelques années, par l'organisation de forums1, conférences2 ou encore à travers l'existence de conseil3, charte4 et vision de l'eau5, la Tunisie ne semble pas en reste. D'une part, l'on relève sa participation aux diverses réunions qui sont organisées au plan international; d'autre part, elle dispose de sa propre stratégie d'économie de l'eau6 et de gestion rationnelle et équitable de cette précieuse ressource naturelle. En effet, certaines conditions objectives font en sorte que la Tunisie est tenue de posséder une stratégie spécifique d'exploitation et de distribution de la ressource eau, à cause de certaines contraintes qui lui sont propres, ainsi que nous le verrons dans la suite de nos développements. Mais ces données nationales se rajoutent à la préciosité intrinsèque de l'eau. De tous temps, il a été considéré - à juste titre - que l'eau est source de vie, de bien-être, de prospérité. Longtemps, il fut même considéré que celui qui possède un droit de contrôle d'un point d'eau possède, de facto, pouvoir de vie sur les hommes. L'eau nourrit la terre, l'eau apaise la soif de l'homme. A côté de la mobilisation des ressources en eau pour l'agriculture, se pose donc, en des termes renouvelés en ces temps de considération de l'environnement et du tarissement de certaines ressources en eau de la planète7, due à l'augmentation de la population mondiale et au gaspillage des décennies passées. La Tunisie, petit pays situé à l'extrémité nord-est du continent africain, et finissant, côté sud, dans le Sahara , a de tous temps été sensible - nécessité oblige - à ce crucial problème de l'eau, tant pour l'irrigation que pour les besoins vitaux de l'homme. N'était-elle pas considérée, du temps de l'occupation romaine, comme le "grenier de Rome", tant son agriculture était prospère? Cette prospérité agricole se poursuivit même lors de la période carthaginoise8, durant laquelle la Tunisie exporta son blé vers l'Italie. C'est durant cette même époque que sera construit le grand aqueduc couvert amenant de l'eau potable des sources de Aghouan aux thermes de Carthage, soit le transportant sur plus de soixante kilomètres. Ainsi, de vastes domaines purent être irrigués, et l'homme put profiter, de manière permanente, de cette eau naturelle. La période musulmane, qui va débuter - pour la Tunisie - pendant le IXème siècle de notre ère et la conquête de Kairouan, va poursuivre et accentuer la conscience de préciosité de l'eau. Cela sera le fait, du Coran lui-même qui rappelle, dans plusieurs de ses versets que c'est de l'eau que furent créées toutes choses vivantes9. Cela ne suffit-il pas à conférer une valeur quasiment sacrée à cette ressource, d'autant plus que le prophète lui-même posa, dans un de ses hadiths10, le principe d'une aumône religieuse constituée tout simplement d'eau. Cette préciosité de l'eau s'explique aisément lorsque l'on se souvient que l'Islam est apparu dans une région aride (la péninsule arabique), "connue par la dureté et la sécheresse de son climat"11. De plus, le droit musulman va consacrer les deux principes fondamentaux suivants relatifs à l'utilisation de l'eau. D'une part, cette utilisation est libre tant pour les êtres humains que pour les animaux. Cette libre utilisation obéit à des règles strictes que l'on retrouvera en Tunisie12. D'autre part, cette utilisation est forcément commune: l'appropriation individuelle de l'eau est prohibée13. De grands penseurs musulmans vont d'ailleurs reprendre et développer cette question de l'eau dans leurs écrits et nous citerons à ce propos le grand Al Mawardi, qui répartira la propriété de l'eau selon le rôle joué par l'homme pour la faire jaillir14. La Tunisie aghlabite, fort prospère sur le plan agricole - céréales, pâturages, palmiers-dattiers - va, dès le XIIème siècle, constituer son droit d'appropriation de l'homme sur l'eau, notamment dans les oasis de la zone pré-saharienne. Il s'agit du fameux règlement de l'eau d'Ibn Chabbat qui se transmettra oralement de génération en génération jusqu'en 191115. D'autre part, vont se mettre en place, à la même époque, les contrats agricoles de droit musulman, tels que la moussakat16 ou la mougharssa 17, encore en vigueur de nos jours. Nous voyons donc clairement que l'eau a, de tous temps, présenté un caractère vital en Tunisie, pays de tradition et de culture arabo-musulmane. Les années du protectorat vont poursuivre la mise en place de l'arsenal juridique nécessaire à son exploitation, d'abord par l'édiction du décret beylical du 24 septembre 1885, relatif au domaine public, qui procèdera par l'énumération des différentes parties du domaine public hydraulique18 et maintiendra la situation antérieure de droits privés de propriété, d'usufruit et d'utilisation légalement acquis sur les cours d'eau, sources…19Il faudra attendre l'indépendance et la loi 75-16 du 31 mars 1975 portant code des eaux pour voir cette conception se moderniser. Cette loi reprend les précédentes composantes du domaine public hydraulique et y rajoute les retenues établies sur les cours d'eau, les lacs et surtout les nappes souterraines de toutes sortes, transformant ainsi le droit de propriété des particuliers en simple droit d'usage20. C'est dans les années cinquante que débutèrent en Tunisie les grands travaux hydrauliques d'alimentation en eau potable de la région de Tunis, bien sûr réalisés par l'Etat et qui ne cesseront de s'accroître depuis l'indépendance, quantitativement et qualitativement. Cet accroissement est dû tout simplement à l'accroissement phénoménal et rapide de la population urbaine tunisienne, nécessitant la prise en charge, par l'Etat, de grands travaux hydrauliques. La population est de plus en plus attirée par les grandes villes, elle s'urbanise et ses besoins en eau potable ne font qu'augmenter. L'Etat se doit de répondre à son rôle d'Etat Providence et de produire et distribuer régulièrement l'eau potable dans les centres urbains, même si cela n'est pas toujours évident dans un pays au climat semi aride. En effet, la Tunisie est un pays aux ressources hydrauliques limitées, du fait de précipitations fort irrégulières et d'une saison sèche particulièrement longue. Quelques chiffres peuvent témoigner de cet Etat de fait: les ressources potentielles en eau du pays s'élèvent à 4374Mm3 dont 3844Mm3 sont considérés comme exploitables. Parmi ce dernier chiffre, 2971Mm3 sont mobilisés et 873Mm3 restent à valoriser. Mais il faut également savoir que seulement la moitié de ce dernier chiffre sont des eaux à la salinité inférieure à 1,5g/l et peuvent donc être utilisées sans restriction21. Quant à la répartition de l'utilisation de ces eaux, elle est très inégale puisque 85% des ressources en eau sont utilisés par l'agriculture et seulement 15% pour les besoins humains. Mais il faut savoir que la demande en eau potable est en hausse constante, non seulement de la part des ménages installés en zones urbaines22, que de la part des nouvelles industries, unités hôtelières et même des habitants du monde rural23. Il faut savoir également -et ce sera d'ailleurs là la trame même de nos raisonnements - que l'Etat tunisien ne s'est jamais départi, pour les grands services publics vitaux du pays, de son rôle d'Etat Providence: par lui-même ou par personne publique interposée, il assure les études, la prospection, les installations de production et de distribution de l'eau potable. Or, ces actions d'envergure coûtent de plus en plus cher. En effet, "comme le système hydraulique devient de plus en plus complexe, le prix de revient [de l'eau] est de plus en plus élevé, la ressource est de plus en plus sollicitée, et le risque de la dégradation quantitative et qualitative plus grand"24. Pourtant, elles se poursuivent à un rythme constant: il n'est besoin, pour le constater, que de feuilleter les divers plans de développement quinquennaux25, qui constituent le cadre, certes prospectif mais toujours en large partie respecté, de l'action des pouvoirs publics dans les différents domaines économiques et sociaux. Mais cette constatation, certes à l'honneur de l'Etat si l'on se place sur le terrain de la socialisation de ses actions et de l'existence prouvée de services publics de base, ne se situe-t-elle pas en porte-à-faux par rapport au discours actuel de libéralisation - privatisation des services publics, de même qu'elle contredit le discours sur la compression - réduction des dépenses de ce même Etat, bien évidemment liées à son désengagement de certaines activités économiques26? N'entraîne-t-elle pas toutes sortes de gaspillages et de déperditions tant décriés par les partisans du désengagement marqué de l'Etat? Certainement. Pourtant, force est de constater que dans le domaine de l'eau potable l'existence d'un droit à l'eau est le résultat de la prépondérance des acteurs publics (I) et de l'envergure des actions publiques (II). I - Les acteurs publics: un rôle stratégique Lorsque l'on évoque les acteurs publics, l'on fait, bien évidemment, référence à l'Etat lui-même, par l'intermédiaire de son administration centrale; mais l'on fait aussi référence aux établissements publics, crées par l'Etat et soumis à son contrôle. Le premier trace la politique à suivre, fixe les grandes orientations, détermine les actions à mener. Les seconds affinent les directives des premiers et en assurent l'exécution. Nous nous intéresserons en premier lieu à ces deux acteurs de base en tant qu'impulseurs de toutes les actions entreprises en matière d'eau potable (1) . Mais il faut savoir que cette politique de base est complétée, pour un domaine bien précis, celui de l'eau potable en zone rurale, par celle d'acteurs initiés et contrôlés par les pouvoirs publics (2).
Durant toute la durée du Protectorat, ce fut l'Etat qui conçut la politique en matière de grands travaux hydrauliques et les réalisa et ce, par l'intermédiaire soit de son Secrétariat d'Etat à l'agriculture, soit par celui de son Secrétariat d'Etat aux travaux publics. Il en fut de même pour ce qui concerna l'exploitation des sources d'eau potable et l'installation des réseaux de distribution. Mais pour ce qui concerne la distribution à proprement parler de l'eau potable, elle relevait de la Régie de distribution des eaux, simple fonds spécial du Trésor, relevant du ministère de l'Agriculture, financé par les recouvrements des tarifs de vente d'eau aux abonnés et effectuant tous les travaux d'extension et d'entretien du réseau d'eau potable. Assez rapidement, on se rendit compte que cette solution de centralisation à l'extrême d'un service public, certes fortement social mais également économique, ne pouvait convenir au développement constant et même exponentiel que l'on attendait de lui. L'exode rural, très net, durant les deux premières décennies de l'indépendance, de même que le choix d'une économie basée sur les industries manufacturières et touristiques dès la fin des années soixante, vont amener les pouvoirs publics à la création en 1968 d'un établissement public spécialisé dans le domaine de l'eau potable27. Ce sera la Société nationale d'exploitation et de distribution des eaux, la "SONEDE", établissement public à caractère industriel et commercial, soumis au droit privé dans ses relations avec les tiers mais disposant , comme la plupart des entreprises publiques, des prérogatives de puissance publique nécessaires à l'exercice de sa mission. D'après l'article 2 de la loi portant création de cet établissement28, la SONEDE a pour mission la "fourniture d'eau potable sur toute l'étendue du territoire national et ce, à tout demandeur expressement agréé par elle et faisant élection d'un domicile fixe devant être situé à l'intérieur d'un réseau de distribution; (…). En outre, elle peut distribuer de l'eau potable ou non pour des usages industriels ou d'autres usages". Ainsi que l'on peut le constater, il s'agit là de la mission fondamentale de la SONEDE, de la mission qui lui donne, réellement, sa raison d'exister. Il faut bien comprendre que le cadre territorial de sa mission est celui des zones urbaines, autrement dit, la SONEDE exploite et distribue de l'eau potable en zone urbaine et non rurale. Cette mission fondamentale est complétée, en amont et en aval, par deux autres. Il s'agit, d'une part, de la prévision des besoins en eaux du pays29 et donc de la réalisation d'études prospectives ayant cet objet. Il s'agit, d'autre part, de "l'exploitation, entretien, renouvellement des installations de captage, de transport, de traitement et de distribution de l'eau"30. Toutes ces actions font que la SONEDE constitue un établissement public au rôle réellement stratégique31, puisque opérant dans une situation de "monopole total"32, et n'ayant pas, jusqu'à présent, utilisé la possibilité de concession de certains services aux particuliers, ainsi que le lui permet la législation33.Elle se différencie en cela des autres grands établissements publics gestionnaires de réseaux, tels la Société tunisienne de l'électricité et du gaz ou encore l'Office national de l'assainissement34. Sans exclure cette possibilité de privatisation, puisque certains de leurs discours parlent de "privatisation"35 ou encore "d'implication des bénéficiaires"36, les pouvoirs publics n'ont cependant pas encore concrétisé cette nouvelle forme de gestion du service de l'eau potable. La SONEDE est placée sous la tutelle du ministère de l'agriculture. C'est d'ailleurs cette administration qui assure le complément de la mission de cet établissement, soit la distribution de l'eau potable dans les zones rurales. Ainsi que nous l'avons signalé précédemment37, la Tunisie n'étant pas entièrement communalisée, les zones rurales restantes ne font pas partie du réseau de distribution de l'eau potable relevant de la SONEDE, mais de l'action ponctuelle - bien que de plus en plus étendue38 - du ministère de l'agriculture. Cette administration, qui vient, fort récemment, de voir ses attributions et son organisation se moderniser39, est notamment chargée de "coordonner les programmes d'eau potable dans les milieux urbain et rural, élaborer les programmes d'approvisionnement en eau potable des zones rurales, suivre et évaluer les projets y relatifs"40. Cette action est menée par la Direction générale du génie rural et de l'exploitation des eaux, au moyen de l'installation de bornes-fontaines41.Elle vient compléter la mission générale de ce ministère en matière de conservation des ressources naturelles (et donc notamment la ressource eau), la réalisation des travaux d'infrastructure concernant l'hydraulique agricole, l'aménagement des bassins naturels et la conservation des terres agricoles42. Enfin, au plan structurel, l'action du ministère de l'agriculture est complétée par celle de ses structures régionales qui présentent l'originalité, au regard de l'organisation administrative classique du territoire, d'être dotées de la personnalité morale. En effet, les Commissariats régionaux au développement régional, ou C.R.D.A. constituent, depuis 1989, des établissements publics administratifs. Au nombre de 24, soit un par gouvernorat, ils sont chargés de "la mise en œuvre de la politique agricole arrêtée par le gouvernement"43, donc assurer la conservation des eaux et du sol et réaliser les actions d'équipement hydraulique44. Mais surtout, ce sont ces commissariats qui assurent la tutelle de certaines structures associatives, compétentes dans la gestion de l'eau potable en zone rurale.
Ainsi que nous l'avons vu, l'Etat et la SONEDE se répartissent, selon la nature des zones territoriales concernées - urbaines c'est-à-dire en fait communalisées ou rurales - , les grands travaux d'infrastructures et de gestion des réseaux d'eau potable. Nous allons nous intéresser plus particulièrement maintenant à la question de l'eau potable dans les zones rurales. A ce niveau, il faut bien garder présent à l'esprit les caractéristiques géographiques de la Tunisie. C'est un pays composé, pour partie, de steppes (hautes et basses), et de zones arides ou désertiques. Dans ces zones, l'habitat est très dispersé et, de ce fait, la SONEDE n'a pas poursuivi l'installation de son réseau d'eau potable dans ces régions. Comment s'effectue alors la couverture des besoins en eau potable de ces zones rurales, qui permettrait de parler d'une réalisation effective du droit à l'eau sur tout le territoire? Il faut tout d'abord préciser que le taux de couverture des zones rurales est inférieur à celui des zones urbaines, puisqu'il est d'environ 67% pour les premières et qu'il avoisine les 100% pour les secondes. Cela est dû à l'onérosité des installations nécessaires pour avoir de l'eau potable dans ces zones dispersées et souvent arides. Et c'est à ce niveau qu'apparaît l'importance de l'action du Génie rural et surtout du relais assuré par les associations d'intérêt collectif. Le premier assure les travaux d'installation d'un système d'eau potable et les secondes le gèrent et l'entretiennent. Ces associations d'usagers de l'eau sont en fait très anciennes. Elles se répartissent en différents groupes, répondant chacun à une mission précise, qui a toujours un rapport avec l'utilisation de l'eau. Les premières d'entre elles45 avaient une mission essentielle d'irrigation des terres agricoles et, plus précisément, des oasis du centre et du Sud du pays. C'est en 1933 (règlement sur la conservation et l'utilisation des eaux du domaine public) qu'apparurent les associations syndicales d'intérêt hydraulique qui, d'après ce premier texte, sont créées à l'initiative d'un propriétaire ou de l'administration pour, notamment, se charger de l'alimentation en eau potable des zones non communalisées46. Elles seront suivies par la création d'autres associations "forcées" qui, toutes, connaîtront une refonte de leur régime juridique en 1975 avec la promulgation du code des eaux47. D'après ce texte, "les associations de propriétaires et d'usagers (…) prennent la dénomination d'associations d'intérêt collectif et ont pour objet: (…) l'exploitation d'un système d'eau potable"48. Avant d'examiner ce que font concrètement ces associations dans la pratique, il convient de mettre en exergue le rôle fondamental joué par l'administration au niveau de leur organisation et de leur fonctionnement. La création des A.I.C. Bien que le code des eaux prévoit la possibilité d'une création à l'initiative des propriétaires (ou habitants d'une même zone), il s'agit dans presque tous les cas d'une création inhérente à une initiative administrative: elles sont ainsi créées par arrêté du ministre de l'Agriculture après avis du groupement d'intérêt hydraulique49 (G.I.H.) régional (gouvernorat en l'occurrence). Il est à signaler, et nous le constaterons par la suite à travers quelques chiffres, que les gouvernorats et les commissariats régionaux au développement agricole poussent énormément les usagers à se regrouper en A.I.C pour, notamment gérer leurs besoins en eau potable50 Pour les pouvoirs publics, il s'agit là de "promouvoir le tissu associatif (…) aux fins d'accompagner le désengagement de l'Etat, en encourageant une plus grande participation du secteur privé et en cherchant une plus grande participation et la responsabilisation des populations locales"51, ce qui nous semble refléter une vision en partie erronée du désengagement de l'Etat et de la privatisation d'une activité, tout autant que de la vie associative. Pour se convaincre de cela, nous allons montrer la prééminence des pouvoirs publics dans le fonctionnement des A.I.C. Le fonctionnement des A.I.C. Tout d'abord, il faut savoir que tous les statuts des AIC doivent être conformes à un statut type approuvé par décret52. De plus, tant l'organisation administrative que financière de ces associations sont fortement contrôlées par les autorités centrales: la périodicité et l'objet de leurs réunions sont déterminés d'avance; de même qu'elles sont soumises à un contrôle financier du receveur des finances et des services du ministère des finances53. Dans la pratique, il existe actuellement 1.450 A.I.C d'eau potables légalisées. 90% (1293) d'entre elles relèvent de systèmes d'eau mis en service, c'est-à-dire qui produisent effectivement de l'eau potable. Le taux de fonctionnement de ces A.I.C est d'environ 80% par année. Les 1293 A.I.C. exploitant des systèmes d'eau mis en service exploitent des forages (31%), des puits de surfaces (26%), des piquages sur réseaux SONEDE (22%), des piquages sur réseaux mis en place par le Génie rural (14%) et des sources naturelles (6%)54. La longueur des réseaux hydrauliques que ces associations gèrent est de 6913km55 et, surtout, les systèmes d'eau potable rurale mis en service par ce moyen comptent 7218 points de distribution pour 118.811 familles56, ainsi que 1327 établissements publics. Il y a même des branchements privés installés au moyen de ces branchements (au nombre de 5549, situés en majorité dans le gouvernorat de Nabeul). Il y a donc, incontestablement, une action positive menée de pair entre le ministère de l'agriculture et ces associations d'un type particulier que sont les A.I.C. d'eau potable. Bien que réalisée sur le terrain par les associations, 'on se rend bien compte que c'est grâce à l'impulsion, aux encouragements, à l'aide des pouvoirs publics centraux et régionaux. D'ailleurs, les responsables des A.I.C. eux-mêmes sont conscients et consentants de l'importance de cet appui57.La gestion publique et publicisée de l'eau potable est donc manifeste. Nous allons à présent découvrir et évaluer les actions qu'elle a initiées. II - Les pouvoirs publics: des actions d'envergure Il convient à présent d'examiner les réalisations des différents acteurs compétents en matière d'exploitation et de distribution de l'eau potable et, en même temps, tenter d'en évaluer les apports et les insuffisances au regard du droit à l'eau dont serait potentiellement titulaire chaque citoyen. En filigrane, nous essayerons, à travers cette réalité, de porter un jugement sur la gestion publique d'un service public: anachronisme? efficacité? dispersion? lourdeur? Ceci nous permettra de le situer objectivement par rapport à une gestion privatisée toujours présupposée plus efficace et plus rentable. Nous mènerons notre examen en deux temps. Nous allons, dans un premier temps, examiner les acquis et les réalisations effectuées par tous les acteurs compétents dans le domaine de l'eau potable (1). Nous allons, dans un second temps, nous interroger sur la question de savoir si l'usager du service public de l'eau potable participe au coût de ces réalisations, d'une manière ou d'une autre (2). 1 - Les réalisations techniques L'évaluation des actions réalisées par un service public déterminé permet, lorsqu'elle est effectuée sans complaisance, de porter un regard objectif sur l'efficacité dudit service public. En termes d'infrastructures, l'on peut dire qu'un service public fonctionne correctement - la perfection n'étant pas possible ici - lorsque ces dernières se développent régulièrement, équitablement et en tenant compte des progrès techniques. De cette manière, le droit à l'eau du citoyen, sur la majeure partie du territoire, sera concrétisé. Certes, et comme nous le soulignions, seule l'équité sera ici considérée, car il y aura toujours des régions mieux loties que d'autres: il s'agit du constant déséquilibre est-ouest. Certes, certaines régions craignent moins pour leur avenir - en termes de réserves d'eau potable que d'autres: il s'agit de l'ancestral déséquilibre nord-sud. Les pouvoirs publics tentent, dans la mesure de leurs moyens, de pallier ces déséquilibres, de les rendre moins profonds, tout en poursuivant, à côté, leur habituelle mission d'entretien et de rénovation des installations existantes. Si nous examinons pour commencer l'évolution quantitative des réseaux de distribution d'eau potable, il faut rappeler que leur extension est prévue, d'une part, par les stratégies décennales (1990-2000; 2000-2010) qui visent toujours à accroître les quantités d'eaux mobilisables. A titre d'exemple, les rapports officiels nous apprennent qu'en 1990, la Tunisie disposait de 2,6Mm3 d'eau. Ce chiffre est passé à 4,1Mm3 en 2000 et devrait passer à 4,3Mm3 en 2010. Le pays aura alors mobilisé 95% de ses ressources en eau. Elle est prévue, d'autre part, par les plans directeurs (nord, centre, sud) qui envisagent, pour chaque région, les grands projets à réaliser par priorité. Concernant plus particulièrement le secteur de l'eau potable, le nombre des abonnés au réseau SONEDE était de 776.000 en 1987 et de 1,5 million en 1999 (soit un accroissement annuel moyen de 8,3%). Au niveau de la production, les volumes actuellement mobilisés ont atteint 365 millions de m3 répartis, selon leur origine, de la manière suivante: 55% proviennent des eaux de surface et 45% des eaux souterraines. L'objectif pour l'année 2025 est d'atteindre une production d'eau de 550millions de m358 (pour une population qui atteindra les 13 millions). Quant à la répartition de cette production entre zones urbaines et zones rurales, elle avoisine les 100% pour les premières, mais n'est que de 38% pour les secondes59.Toutes ces initiatives quantitatives sont accompagnées de compléments qualitatifs tendant à l'amélioration de la qualité de l'eau potable dans les eaux du sud60, à la sécurisation de l'alimentation en eau potable des centres urbains et même des localités en diversifiant leurs ressources en eau potable, à la préservation de l'environnement en rationalisant l'exploitation et la gestion de l'eau. Ces actions de la SONEDE sont complétées, d'une part, par celles de l'Etat 61 lorsqu'il intervient dans le cadre de projets présidentiels62 nationaux, tels le "programme national de réhabilitation des quartiers populaires" (PNRQP), ayant pour but l'installation des divers réseaux dans les quartiers populaires ou encore dans le cadre du "fonds de solidarité nationale" (FSN), fonds spécial du Trésor finançant les infrastructures des zones particulièrement défavorisées63. Ce sera en grande partie le budget de l'Etat (PNRQP) ou les recettes du FSN, parfois complétées sur le budget de l'Etat qui financeront les installations de réseau d'eau potable. La SONEDE ne sera ici que l'exécutant. D'autre part, et ainsi que nous l'avions relevé64, les associations d'intérêt collectif d'eau potable rendent également, en zones rurales, d'immenses services aux habitants en matière d'eau potable. Les installations qu'elles gèrent servent même, dans certains cas à abreuver le cheptel et à irriguer, en appoint, les cultures65. Cependant, cela n'empêche pas que l'alimentation en eau potable des zones rurales, malgré une légère augmentation, se situe bien en deçà de celle des zones urbaines. Il apparaît donc, à n'en point douter, que les actions publiques sont d'un apport effectif et certain dans la concrétisation du droit à l'eau du citoyen. l'Etat est même allé plus loin et réalise, depuis déjà quelques années, un intéressant projet d'alimentation en eau potable des zones du centre et du sud-est afin de satisfaire à la demande "jusqu'à l'horizon 2025"66 par des eaux du nord, privilégié en ce domaine. Ainsi, "on améliore la capacité de régularisation du système en compensant le déficit [en eau] de certaines régions déficitaires par l'excédent des régions excédentaires"67. Certes, cette manière d'agir est louable au regard des besoins fondamentaux des citoyens et de la nécessaire égalité territoriale, mais n'induit-elle pas, comme d'ailleurs l'ensemble des actions publiques dans n'importe quel domaine, des dysfonctionnements? Ne va-t-elle pas entraîner un excès de consommation, d'autant plus que l'usager ne ressent pas l'impact financier de ces dépenses d'infrastructures prises en charge par l'Etat? Et c'est d'ailleurs à ce niveau que se situent, selon nous, les limites de ces grandes actions publiques, si louables en elles-mêmes. En effet, lorsqu'une ressource naturelle est si précieuse, par sa relative rareté, et que l'on se situe dans une perspective de développement durable68 et de droit à l'environnement des générations futures, n'est-il pas quelque peu paradoxal de favoriser de la sorte les générations actuelles par cette parfaite publicisation des missions, poussant parfois involontairement au gaspillage69. En effet, les rapports nous révèlent qu'en l'espace de dix ans la consommation d'eau potable est passée de 180 millions de m3 (1987) à 265 millions de m3 (1999). Au-delà d'un sain développement du service public (accroissement des zones urbaines, extension du réseau, donc accroissement du nombre d'abonnés), cette évolution ne traduit-elle pas aussi un comportement consumériste marqué, dû au fait que l'usager ne ressent pas le coût réel de l'eau consommée? 2 - La question des tarifs La question du prix de l'eau est très importante car elle va nous renseigner sur la plénitude ou l'incomplétude du droit à l'eau. En effet, connaissant le niveau économique du tunisien moyen (assez modéré), le fait de maintenir les tarifs de l'eau à un niveau modique nous laissera penser qu'il dispose d'une manière plus affirmée d'un droit à l'eau: il peut, sans se priver, consommer et payer l'eau qu'il veut. Dans le cas contraire (tarifs élevés), le droit à l'eau existerait (on peut potentiellement consommer) mais serait, en fait, financièrement limité. Il n'étonnera pas que ce soit, en Tunisie, la première hypothèse qui est consacrée. Sans la défendre, nous dirons qu'elle est cependant logique: les pouvoirs publics ne peuvent autant investir, en actions de base, pour la mise en place et le développement d'un service public, qu'ils gèrent eux-mêmes, qui plus est, pour venir, par la suite, en limiter ou en sanctionner la consommation. Ainsi, nous avons des tarifs d'eau potable qui ne reflètent que peu le coût réel de cette eau. Nous distinguerons les tarifs de la SONEDE de celui des A.I.C. Concernant les tarifs pratiqués par la SONEDE, il est à relever qu'ils viennent d'être modifiés par l'arrêté des ministres des finances et de l'agriculture du 29 mars 200070, qui les a légèrement revalorisés71.Il s'agit d'un système de tarification double (système de binôme) progressif composé de cinq tranches. Il y a une partie fixe qui est une redevance représentant la location du compteur72; cette partie constitue, pour la SONEDE, une manière détournée de compenser des tarifs d'eau qui demeurent, comme nous allons le voir, bas. Il y a, d'autre part, une partie variable, déterminée par le volume de la consommation trimestrielle d'eau potable. Quelles sont les tranches de ces tarifs et quels sont leurs montants? Il y a cinq tranches de tarifs de vente d'eau potable, qui débutent à 135 millimes73 le m3 d'eau potable et plafonnent à 790 millimes74 le m375. L'on applique un ou deux de ces tarifs selon le montant de la consommation d'eau potable trimestrielle. Ainsi, celle-ci aussi est divisée en cinq tranches de consommation: de 20m3/trimestre à 150m3/trimestre.Dans une optique financière, l'on peut ainsi dire qu'il y a trois catégories de tarifs: inférieur (les trois premières tranches) égal (quatrième tarif) ou supérieur (cinquième) au coût réel de l'eau. Ce système recèle donc deux aspects positifs: d'une part, il instaure une forme d'égalité entre consommateurs de niveaux économiques différents, puisque les gros consommateurs - parmi lesquels les unités hôtelières - paient pour les petits consommateurs. D'autre part, il permet une péréquation nationale entre gouvernorats, puisqu'il est prouvé que pour certains d'entre eux (centre, sud), la distribution de l'eau potable revient plus chère que pour d'autres (nord). Il y a donc, dans cette tarification progressive, un double objectif: social (les citoyens à faibles revenus peuvent consommer un volume d'eau raisonnable et payer leur facture) et financier (l'excédent de recettes dégagé à partir de la tarification supérieure permettra à la SONEDE de financer ses dépenses d'extension et d'entretien). Quant au rythme d'augmentation de ces tarifs, il est en moyenne bi-annuel76 et nous révèle un taux de croissance peu différencié selon les tranches, variant entre 5 et 8%77. Il apparaît bien que l'Etat veille, à travers le ministère des finances, à la modération de cette augmentation. Quant aux tarifs pratiqués par les AIC, il faut ici distinguer selon l'origine de l'eau potable distribuée, c'est-à-dire selon qu'elle provient d'un forage, d'un puit de surface, d'une source naturelle OU d'un piquage sur le réseau SONEDE existant. Dans le premier cas, l'association couvre ses frais d'exploitation et d'entretien soit par la vente de l'eau aux consommateurs78, soit par la cotisation79 mensuelle forfaitaire, soit par un système mixte, combinant les deux autres80. Dans le second cas, il y a un tarif appliqué par la SONEDE aux A.I.C, il faut préciser ici deux éléments importants: d'une part, il s'agit là d'un tarif unique, celui de 0,135DT (soit le tarif le plus bas)81. Il n'y a donc pas ici de progressivité. D'autre part, l'on remarque qu'il n'existe jamais, dans ce cas, de relation directe entre la SONEDE et le consommateur d'eau: l'association est leur intermédiaire. La facture de consommation d'eau est celle de l'A.I.C. qui, utilisera, dans ce cas également, l'un des trois modes de recouvrement: la vente, la cotisation mensuelle, ou le système mixte (vente et cotisation).D'ailleurs, il apparaît que les A.I.C. "appliquant la vente directe de l'eau ont le coût le plus élevé, mais ils arrivent à mieux assurer la couverture des frais d'exploitation par rapport essentiellement à la cotisation"82. Ce sont ces mêmes regroupements - soit ceux qui ont de l'eau puisée sur des piquages SONEDE - qui ont le coût moyen de l'eau le plus élevé, sans doute parce que leur frais d'exploitation sont les plus élevés83. Quoiqu'il en soit, et pour ce qui concerne le droit à l'eau du citoyen-usager, l'on peut affirmer que, dans tous les cas de figure, il est assuré, les tarifs pratiqués - que ce soit par la SONEDE ou par les AIC - ne constituant jamais un obstacle dirimant à la consommation. La variation du rapport entre la consommation moyenne d'eau potable par habitant et le coût de l'eau (rapport inversement proportionnel) montre bien l'impact du prix de l'eau sur le comportement de l'usager. Il apparaît qu'une variation du simple au double de ce prix entraîne une baisse des 2/3 de la consommation journalière84. Ainsi, dans les deux modes de gestion du réseau de l'eau potable, une forte publicisation apparaît, marquant du sceau de la modicité les tarifs pratiqués (ou la majorité d'entre eux). Mais nous relevons cependant, depuis un certain nombre d'années, et dans tous les rapports et discours officiels, certains indices qui ne trompent sur le cours que doivent prendre les choses - au moins, pour le moment, au niveau des grandes orientations - dans les prochains temps. Ainsi, nous relevons l'idée d'impliquer davantage les bénéficiaires des prestations, sans davantage de précisions85, la nécessité de comprimer les coûts et d'adopter une politique tarifaire basée sur le "coût marginal à long terme" de l'eau, afin "de se rapprocher progressivement du coût réel de l'eau"86, celle de faire supporter par les A.I.C les frais d'entretien de leurs installations, actuellement supportés, en grande partie, par les commissariats régionaux au développement agricole87, ou encore celle les inciter à sous-traiter cet entretien à des micro-entreprises88. Mais, dans le même temps, les politiques publiques se chevauchant et poursuivant parfois des objectifs contradictoires, 'Etat poursuit au même rythme la réalisation de ses projets d’adduction d'eau potable dans les zones défavorisées et continue à recourir aux bailleurs de fonds étrangers pour réaliser d'autres grands projets urbains89. Conclusion Tiraillée entre plusieurs contraintes contradictoires, sociales, économiques, financières, se focalisant notamment dans le service public de distribution de l'eau potable, la Tunisie, pays émergent, se trouve actuellement dans une phase de choix de stratégies et d'orientations, et donc de préférence et d'exclusion. Observant les acquis, on constate qu'une classe moyenne de plus en plus nombreuse a émergé de la politique de scolarisation massive des années soixante, constituant une charpente économico-sociale solide pour les décennies à venir, pouvant supporter certaines contraintes liées à la vérité des prix et à la privatisation des services publics. Mais d'un autre côté, observant les faiblesses, l'on relève des îlots persistants de sous-développement, d'isolement et de fragilité sociale, que les pouvoirs publics tentent à grand-peine, et dans une lente avancée, de juguler. Ceux-là ont besoin de l'Etat, de la gratuité relative de ses services publics et d'une certaine forme de solidarité sociale. L'orientation se situerait-elle alors dans la privatisation ponctuelle de certaines tâches liées à l'entretien du réseau de l'eau potable? Se situerait-elle également dans l'augmentation régulière des deux dernières tranches du tarif progressif de l'eau, creusant ainsi l'écart entre les différentes tranches? Sans être une adepte acharnée de la privatisation, en tant que panacée miraculeuse des maux budgétaires, il nous semble souhaitable de creuser l'inégalité afin, justement, de rétablir une certaine forme d'équité sociale. |