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LES TERRITOIRES DE L’ACTION PUBLIQUE LOCALE FAUSSES PERTINENCES ET JEUX D’ECARTS JEAN-MARC OFFNER Pourquoi, alors qu’ « il est de plus en plus vain de vouloir à tout prix faire correspondre les circonscriptions politiques avec les espaces de gestion des problèmes publics » 1, existe-t-il toujours cette « tentation de l’innovation institutionnelle […] donnée permanente de l’organisation du territoire » 2 ? Les arguments soulignant l’inanité des volontés d’adaptation des découpages politico-administratifs aux « réalités » socio-économiques abondent, de la part des politistes comme des géographes préoccupés d’action publique. Le législateur n’en continue pas moins, très régulièrement, à imposer ou proposer de nouvelles architectures juridiques, au nom d’un nécessaire aggiornamento face à l’obsolescence déclarée des mailles héritées. En France, pas moins de cinq lois élaborent en moins de dix ans un design institutionnel innovant. La loi sur l’administration territoriale de la République en 1992, la loi Pasqua d’orientation d’aménagement du territoire en 1995, modifiée par la loi Voynet de 1999, la loi Chevènement de 1999 sur la coopération intercommunale, la loi Gayssot de 2000 sur la solidarité et le renouvellement urbains, participent de cette recherche incessante d’ajustement entre espaces fonctionnels et territoires institutionnels. Même si elle fait la part belle aux institutions en place, comme à leurs heures les lois Defferre, l’œuvre décentralisatrice du gouvernement Raffarin des années 2004-2005 n’est pas exempte de préoccupations similaires. Le succès de cette rhétorique récurrente, non dénuée de résultats pratiques puisque produisant des objets institutionnels originaux (pays, agglomérations, etc.) peut s’expliquer par les fonctions latentes qu’elle remplit. La thèse ici défendue est que la « pertinence » des territoires constitue un mythe opératoire ; que l’utopie de la cohérence3 permet, paradoxalement, de créer les instabilités, les désynchronisations, les tensions, aptes à favoriser l’action publique locale. Parangons de la modernisation publique, les réformes répétées des territoires politico-administratifs s’alimentent d’arguments sans cesse renouvelés (I). Elles sont néanmoins structurellement condamnées à l’échec car elles poursuivent des objectifs ambivalents voire antagonistes (II). Pour autant, ces jeux sur les découpages et les limites ne s’avèrent pas inutiles : par sa dialectique même, le remembrement institutionnel, virtuel ou effectif, donne des raisons et des moyens d’agir et de décider (III). Organisation territoriale des institutions : un chantier permanent Entre préoccupations d’aménagement et soucis de modernisation de l’Etat, entre décentralisation et intégration européenne, entre développement local et globalisation économique, la géographie de l’action publique – découpages, périmètres, maillages, etc. – acquiert un statut de vecteur d’efficacité. Les projets de réforme des institutions locales représentent un passage obligé du discours réformiste, tant au plan politique (l’approfondissement de l’impératif démocratique) qu’économique (le positionnement dans un monde concurrentiel). Parallèlement, la territorialisation prend une place privilégiée dans la nouvelle panoplie procédurale mobilisée par les pouvoirs publics. Le discours convenu de la réforme des collectivités territoriales Au sens où l’entendent certains politologues pour décrire la multiplicité croissante des protagonistes des politiques publiques, la notion de surpeuplement résume bien les griefs énoncés à l’encontre du paysage politico-administratif local français : trop d’institutions (qui plus est de taille insuffisante), trop de niveaux et, en corollaire, un brouillage des compétences propice à la dilution des responsabilités4. Le rapport Jean Picq de mai 1994 sur la réforme de l’Etat résumait bien ce sentiment : « Notre pays dispose d’un nombre excessif de niveaux d’administrations. Aucune des principales collectivités publiques ne paraît plus adaptée aux problèmes d’aujourd’hui : la commune est trop petite, le département trop uniforme, la région rarement à l’échelle européenne. » Sans parler des 36 851 communes, autant que dans tout le reste de l’Europe, selon l’argument consacré. Cette fragmentation institutionnelle aurait même handicapé Lille dans sa candidature à l’accueil des jeux olympiques ; aussi peut-être la capitale française, faute d’un grand Paris apte à dépasser le bicéphalisme ville/Région dans le pilotage métropolitain. Dans la classe politique, le sentiment de trop plein institutionnel s’avère également fort répandu : « 36 000 communes, c’est quatre fois trop, 22 régions métropolitaines, c’est deux fois trop, 95 départements c’est 95 fois trop. »5 La proposition d’un Jacques Attali, en 1996, de « simplifier l’Etat en remplaçant les 96 départements, les 22 régions et les 36 000 communes par sept provinces et six mille municipalités de taille européenne » est illustrative de cette opinion de nombreux intellectuels et technocrates attachés à la « modernisation » des pouvoirs publics, depuis le club Jean Moulin en 1968 jusqu’à la Fondation Saint-Simon6 plus récemment. L’émiettement communal – après l’échec de la loi Marcellin de 1971 sur la fusion des communes et les progrès réguliers de la coopération intercommunale – apparaît désormais au mieux comme un gage démocratique au pire comme une curiosité patrimoniale. Les rapporteurs de La France de l’an 2000 indiquaient ainsi : « Nous ne croyons pas que l’on puisse se livrer à un travail de ‘marqueterie’ sur la carte des collectivités territoriales. Nous disons même que les 36 000 communes, aberration en regard de la situation européenne, participent de la spécificité française : c’est là que s’est réfugiée la vitalité démocratique d’un pays que la société civile, elle, n’a pas su prendre en compte. »7 La « sanctuarisation » de la commune semble acquise à jamais. C’est aujourd’hui sur la Région que les talents numérologiques s’exercent avec le plus d’empressement. Les nouvelles circonscriptions des élections européennes (2004) permettent l’émergence de sept entités, idée déjà émise par plusieurs gouvernements précédents. En 1994, la Datar (Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale) avait aussi dessiné sept espaces interrégionaux d’aménagement, aux contours différents de ceux désormais retenus comme bases électorales. En 2000, le Directeur de la Datar penchait pour six super-régions, après avoir milité pour un nombre de cinq, correspondant aux cinq bassins fluviaux de l’hexagone. De fait, de la création de la commune et du département jusqu’à nos jours, les cartographies innovantes se sont succédées sans discontinuer, autour de quelques chiffres fétiches. Ainsi le géographe Omalins d’Haloy8 a-t-il suggéré un découpage de la France en 7 régions et 360 pays… en 1844 ! L’un des motifs généralement invoqués dans ces appels à la réduction du nombre d’institutions est la recherche de lisibilité, porteuse d’efficacité comme de légitimité. Jean-Claude Thoenig9 mentionne ainsi la « simplicité de l’offre de dispositifs institutionnels » comme condition de légitimité du pouvoir. L’intercommunalité elle-même est parfois jugée opaque, peu démocratique et coûteuse10. Plus que les termes de l’analyse, c’est le caractère récurrent de ces volontés de remembrement institutionnel qui importe. Déjà, le rapport « Vivre ensemble » de la commission de développement des responsabilités locales présidée par Olivier Guichard épinglait par un exemplaire département de Borderie la multiplicité des découpages existants, et ce en 1976. Depuis la Révolution, le souci de lutter contre l’enchevêtrement des limites de toute nature guide les volontés réformatrices. Des institutions sans réalités, des réalités sans institutions… Avec concision, le rapport Guichard, encore, jugeait inadaptés face aux évolutions sociales et économiques des territoires institutionnels dont les fondements remontent à la fin du 18e siècle. C’est probablement dans la dénonciation de l’absence de prise en compte juridique du fait urbain que l’argument porte le plus. « Si la ville a une réalité sociologique, démographique et économique, elle n’existe pas réellement en tant que territoire politico-administratif. »11 Et d’aucuns de dénoncer « le caractère contre-productif d’un système d’administration territorial indifférent voire réfractaire à la ville »12, affirmant que « la recherche de l’efficacité va de pair avec un nécessaire passage de la ville légale à la ville réelle. »13 Un spécialiste de l’économie urbaine considère pareillement que « l’éclatement des communes dans les agglomérations est doublement grave : pour les effets pervers bien connus de l’éclatement fiscal ou technique ; mais aussi par le brouillage des échelles politiques de référence. »14 Ne s’agit-il finalement que du combat entre anciens et modernes, de la résistance des notables et des clochers face à un inéluctable changement15 ? La répétition, mutatis mutandis, des controverses entre les localistes à la Mirabeau et les rationalistes à la Sieyes et Thouret16 ? Au conservatisme des uns, défenseurs de la commune et du département, s'opposeraient les tenants des territoires en prise avec les réalités contemporaines : quartier, agglomération, région. L'idée d’exception hexagonale ne résiste en tout cas pas à l'analyse comparative. Ainsi, en matière de création d’autorités métropolitaines17, l’ensemble des pays européens peine à la tâche Par ailleurs, les travaux scientifiques manquent qui évalueraient la performance comparée – forcément multi-critères – de diverses configurations institutionnelles. Les rares études sur les fusions de communes dans différents pays européens ne fournissent guère de conclusions à cet égard. Et comment, par exemple, faire le bilan des effets positifs et négatifs de l’extrême fragmentation institutionnelle de la gouvernance locale francilienne18 ? Si la réforme des collectivités territoriales reste une thématique omniprésente des partisans du changement, le constat empirique conclut à une augmentation du nombre des instances territoriales de toute nature. La superposition l'emporte sur la substitution ou la suppression. La « petite fabrique des territoires19 » fonctionne à plein régime. Cette tendance à l’ajout de nouvelles structures locales, au détriment de la simplification du paysage, est en partie due aux mérites supposés d’une nouvelle forme d’action publique, la territorialisation. UNE TERRITORIALISATION EFFRENEE |
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