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I.4.1: LE CORBEAU ET LE RENARD ET LA PERSUASION ![]() Dans Le corbeau et le renard (la deuxième fable du Livre premier, faisant suite à La cigale et la fourmi) on peut d’ailleurs noter que dès le départ, la rime "langage/ fromage" et le parallélisme des constructions "Tenait...fromage/Lui tint...langage", en indiquant la différence de nature irréductible des deux protagonistes, signalent que tout est déjà joué d’avance et anticipent sur les modalités futures –langagières et rhétoriques en l’occurrence – de la ruse du renard. Le fait que la rime "langage/ fromage" signale une opposition est d’ailleurs confirmé plus loin par la paire de mots-rimes "ramage-plumage" dont l’équivalence rimique avec "fromage" contribue aussi bien à la distinction formelle du mot "langage" dans la série des quatre rimes en «-age» (fromage-langage-ramage-plumage) qu’à l’exclusion «référentielle» du langage de la liste des attributs correspondants du corbeau. Et que dire de cette présence insistante dissimulée dans le premier vers du renard, succédant immédiatement à la première occurrence du mot «renard» dans la fable: Maître Renard, PAR L’odeur alléché11 ? Le statut du langage dans les fables n’avait d’ailleurs pas échappé à Raymond Queneau dans Battre la campagne dont l’un des derniers poèmes est précisément une réhabilitation du corbeau, devenu sujet parlant. LE LANGAGE CORBEAU S’agitant sur un arbre un marbre noir. Il parle car le langage ne lui est pas étranger il sait dire : attention danger et même quelques mots plus rares ne s’entretint-il pas dit-on avec le renard à cette époque il est vrai il ne savait que chanter maintenant il prononce des phrases entières et il s’en ![]() N’oublions pas que la «leçon» de cette fable porte précisément sur le caractère plus ou moins moral de certains usages de la parole. Dans Le corbeau et le renard, comme souvent chez La Fontaine, la morale est ambiguë. C’est d’ailleurs le renard lui-même qui l’énonce. Il s’agit bien de se méfier des beaux parleurs, et des flatteurs en particulier, mais de comprendre aussi que leur danger réside moins dans l’usage de l’intelligence et du langage en tant que tels que dans les intentions qui président à leur utilisation. Il vaut mieux de toute façon avoir la maîtrise de sa parole, d’autant que c’est un substitut idéal à la violence, ou, en l’occurrence, à une incapacité physique d’arriver à ses fins. Cette maîtrise impliquant bien sûr de savoir également se taire. On retrouve là une idée fondamentale de la tradition humaniste, celle de la supériorité de l’éloquence sur la force, qui n’implique pas, bien entendu, que la parole ne soit jamais exempte de violence ou d’usages spécieux. Dans cette fable, il est clair qu’intelligence et discours sont liés et qu’au contraire l’absence de parole est associée à la sottise. La parole est en tout cas l’atout majeur du très humain renard, seul être parlant de la fable. Le corbeau a certes l’excuse de ne pouvoir parler, mais il a surtout le devoir de garder le silence, sous peine de se retrouver, comme la fourmi, la victime affamée de son propre chant. Mais son bec reste essentiellement l’organe de deux uniques fonctions, avoir (le fromage) et paraître, associées à des caractéristiques (naïveté, vanité, superficialité…) qui le rendent trop prompt à faire le beau pour la recherche de la gloire (un thème d’actualité). On peut ajouter que sur le terrain des usages manipulateurs de la parole, la rhétorique publicitaire n’a aujourd’hui rien à envier à celle du renard. Il faut voir comme on nous parle... Ne nous renvoie-t-elle pas toujours une image flatteuse de nous-mêmes, en nous disant, par exemple, que nous le valons bien ? Ne s’ingénie-t-elle pas à anticiper sur nos désirs supposés ? Ne mise-t-elle pas aussi sur le caractère prévisible de nos comportements ? Sont présentés ici, sous forme de questions, quelques problèmes d’interprétation souvent rencontrés en classe. Ce n’est pas pour autant qu’il faille les poser toutes et sous cette forme. Disons qu’elles résument bien ce qui fait débat de manière récurrente depuis le célèbre jugement négatif de J.J. Rousseau sur cette fable.
I. 4.2 : LE LOUP ET L’AGNEAU ET L’ARGUMENTATION ![]() Le loup et l’agneau offre une occasion intéressante d’observer la parole argumentative en acte, avec l’agneau dont la raison et la capacité d’argumentation ne peuvent manifestement rien contre la mauvaise foi d’un loup essentiellement guidé par son instinct. Ce dernier accuse et menace, en tutoyant : "Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage ? / Dit cet animal plein de rage: / Tu seras châtié de ta témérité. tandis que l’agneau, poliment et très humblement, tente d’abord d'apaiser - Sire, répond l’agneau, que Votre Majesté ![]() et d'amener le loup à revoir son point de vue (Mais plutôt qu’elle considère). Ce faisant, il entreprend d’argumenter (les termes en gras en témoignent) en montrant la fausseté des affirmations de son interlocuteur : Que je me vas désaltérant Dans le courant, Plus de vingt pas au-dessous d’Elle ; Et que par conséquent, en aucune façon, Je ne puis troubler sa boisson. Dans la suite du dialogue, le loup, sensible à la série de réfutations imparables de l’agneau, fait mine d’argumenter à son tour (il utilise deux fois «donc», une fois «car»), mais formule son verdict (il faut que je me venge) à partir d’accusations non fondées (Si ce n’est toi, c’est donc ton frère.) et basées sur des «on-dit» dont il ne cite pas les sources (Et je sais que de moi tu médis l’an passé./.../ On me l’a dit.), et pour finir, sur une généralisation et un amalgame (C’est donc quelqu’un des tiens : / Car vous ne m’épargnez guère, / Vous, vos bergers et vos chiens.) par lesquels l’agneau, bien qu’innocent, est assimilé au groupe social oppresseur. C’est ce faux argument «sociologique» qui, au bout du compte, constitue la circonstance aggravante et la justification ultime du sort de l’agneau. La fin est dans l’ordre des choses et indique que les loups ne sauraient être de bonne foi envers les agneaux quand ils s’essaient à l’argumentation, et qu’ils n’ont pas besoin d’autre justification de leurs actes que celle d’être les plus forts. D’où la morale, dont on aura compris qu’elle n’est pas une apologie mais au contraire une dénonciation du comportement barbare des prédateurs. La Fontaine illustre ici un double échec du langage. Avec, pour l’agneau, les limites et l’inutilité de l’usage de la parole et de la raison quand le rapport de force n’est pas favorable, et pour le loup, une utilisation «mimétique» et paradoxale de l’argumentation par laquelle il tente maladroitement (malhonnêtement ?) de se conformer aux usages sociaux du langage pour justifier une action largement surdéterminée par l’ordre naturel des choses. Aucun de nos deux «sujets parlants» n’échappe en fin de compte à son destin de proie et de prédateur. Or, cet ordre «naturel», comme dans la plupart des fables, valant aussi pour un ordre social, et les rapports de force pour des rapports sociaux, la confrontation de la fable donne à réfléchir sur les contradictions d’un monde social humain où cohabitent les bonnes mœurs et la loi du plus fort. Mais aussi sur l’ambigüité du personnage du loup, le fort qui abuse de son pouvoir et, en dépit de ses tentatives de justification, souhaite de toute façon arriver à ses fins contre le faible, mais également celui qui a faim et est en butte à la société des hommes et à ses mœurs et pour qui les forts, sous cet angle, sont ceux pour lesquels travaillent les bergers et les chiens qui ne «l’épargnent guère. On voit là le grand intérêt qu’il y a, à partir d’une telle fable (mais il y en a d’autres), de débattre en classe sur la valeur des arguments, sur les «formes de procès» justes et sur les parodies de justice, sur la protection des faibles, sur la recherche de la vérité, sur la parole et la violence, sur le rôle et le pouvoir du langage, et sur l’éthique qui devrait accompagner son utilisation. De comprendre ainsi qu’au quotidien la démocratie, la citoyenneté et l’argumentation ont partie liée quand bien même on ne débattrait pas de sujets philosophiques, et que de ce point de vue, on peut construire une vision de la parole moins pessimiste que celle de La Fontaine dans certaines de ses fables12. ![]() La parole étant une composante de l’action dans de nombreuses fables, il est déterminant pour la compréhension du récit de savoir qui parle à qui, comment et pourquoi. Il est utile bien sûr de travailler à la distinction narrateur/personnages et à la distinction des personnages eux-mêmes, mais également sur le statut (direct ou indirect) du discours rapporté, et sur le champ lexical de la parole. Dans Le corbeau et le renard, par exemple, le discours rapporté est toujours direct pour le renard, et indirect pour le corbeau (le dernier vers est précisément au discours indirect alors que le corbeau a le bec libre...), et le lexique de la parole est systématiquement favorable au renard. Un écrit de travail possible, sous forme de tableau par exemple, est de distinguer sur ce plan les deux protagonistes : le renard « tint... ce langage », c’est « à ces mots» à lui que le corbeau réagit, il se saisit du fromage et «dit» sa «leçon»..., tandis que le corbeau «tenait... un fromage», «en son bec» qu’il «ouvre» uniquement pour «laisse(r) tomber sa proie» et montrer son «ramage»... L’observation des rimes peut être aussi l’occasion de «chercher l’intrus» dans la série «fromage-langage-plumage-ramage» et de remarquer leur fonction synthétique: par exemple, «ramage» et «fromage» se font écho en soulignant par ailleurs leur propriété commune d’être des attributs du bec du corbeau, et c’est précisément le passage de l’un à l’autre, recherché par le renard, qui sera fatal au corbeau. La comparaison avec Le coq et le renard, montrera en revanche que les caractéristiques du vieux coq «adroit et matois», qui plus est «en sentinelle», donc actif et sur ses gardes, annoncent une tout autre fin pour le renard qui n’aura effectivement plus par la suite le monopole de la ruse et de la parole. Sur la branche d’un arbre était en sentinelle ![]() « Frère, dit un renard, adoucissant sa voix, ![]() ![]() On pourra également travailler sur les verbes introducteurs de discours (dire, répondre, demander, alléguer, crier, répartir..., voir «Tu la troubles, reprit cette bête cruelle») qui indiquent quels types d’actes de langage sont accomplis, et informent sur leurs modes d’accomplissements. Lister de tels verbes peut ensuite rendre de grands services pour la production d’écrits. Et leur prise en compte effective ne peut manquer d’avoir des incidences sur les lectures à haute voix et les interprétations. Enfin, les fables se prêtent à l’échange d’idées et au débat interprétatif argumenté: qu’il s’agisse de comprendre l’histoire, d’interpréter une morale parfois problématique, de discuter des arguments utilisés par les personnages, de rechercher dans la vie courante ou dans la littérature d’autres exemples illustrant le thème d’une fable...les fables font réfléchir et parler, et donnent l’occasion aux élèves d’argumenter et de persuader à leur tour de la justesse de leur point de vue. Les fables sont ainsi l’occasion de comprendre et d’apprécier combien l’argumentation est une des fonctions essentielles du langage et un des modes qui en manifeste le plus sûrement la transversalité reconnue dans les programmes et dans le socle commun. II : ÉCRIRE Un autre moyen de rendre plus assurée la compréhension d’un texte est d’articuler celle-ci avec un travail d’écriture. Il s’agit le plus souvent de prolonger un texte dont seul le début a été proposé, de transformer un épisode, de changer de personnage, de transporter le personnage principal dans un autre univers... La littérature de jeunesse offre de très nombreux exemples de pastiches et de détournements de ce type13. Les élèves ne sauraient s’improviser fabulistes. Il est difficile en particulier de distinguer la fable du conte et d’écrire une « histoire » dans le but d’illustrer une morale qu’il faut de surcroît expliciter à la fin. Les activités d’écriture supposent donc la lecture préalable de plusieurs fables et une connaissance de ce qui les caractérise et les différencie des autres textes narratifs. Les mises en réseaux rendent de grands services à cet égard en montrant des versions non versifiées et plus concises de fables dont le canevas a servi de point de départ à La Fontaine (Ésope par exemple), ou des réécritures ou transpositions modernes plus ou moins parodiques. (voir la seconde partie). Dans un premier temps les activités de réécriture ou de transposition de fables connues sont beaucoup plus faciles que celles de création, et dans ce dernier cas, l’écriture peut être grandement facilitée par des inducteurs tels qu’un titre ou une illustration. Il sera nécessaire au début de rappeler dans les consignes que la morale devra être écrite au présent (dit «de vérité générale»), de suggérer un temps pour le récit (passé simple ou présent de narration); d’encourager l’utilisation, en général non spontanée, de reprises nominales à la manière de la Fontaine, et de demander l’utilisation de dialogues. |