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Par-delà l’universalisme et le relativisme : La Cour européenne des droits de l’homme et les dilemmes de la diversité culturelle* paru dans Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 2004, n°52, pp. 109-142. Florian Hoffmann (hoffmann@rdc.puc-rio.br) ** & Julie Ringelheim (julie.ringelheim@iue.it)*** «….we have come to such a point in the moral history of the world […] that we are obliged to think about [cultural] diversity rather differently than we had been used to thinking about it. If it is, in fact, getting to be the case that rather than being sorted into framed units, social spaces with definite edges to them, seriously disparate approaches to life are becoming scrambled together in ill-defined expanses, social spaces whose edges are unfixed, irregular, and difficult to locate, the question of how to deal with the puzzles of judgement to which such disparities give rise takes on a rather different aspect. Confronting landscapes and still lifes is one thing; panoramas and collages quite another. » Clifford Geertz, « The Uses of Diversity »1 Introduction La question de l’universalisme ou du relativisme des droits de l’homme demeure sans doute l’une des plus controversées de la théorie des droits. Elle a longtemps pesé sur l’ensemble des réflexions sur le concept de droits humains. Pourtant, malgré ou peut-être à cause de la prégnance de ce débat, il a souvent été traité de façon stéréotypée, universalisme et relativisme étant présentés comme les deux pôles d’une dichotomie rigide, assimilés à un positionnement pour ou contre la suprématie des droits de l’homme sur les différences culturelles. Il existe certes un antagonisme fondamental entre les principes de base de l’universalisme d’une part, et ceux du relativisme de l’autre, et la question de savoir laquelle de ces deux perspectives saisit avec le plus de justesse le phénomène des « droits de l’homme dans le monde » constitue un enjeu réel. Il nous semble cependant que cette dichotomie stricte, postulée par une large partie de la doctrine, repose sur une conception réductrice tant de la notion de « droits » que de celle de « culture ». Comme nous le soutiendrons dans cet article, ces deux concepts sont en réalité beaucoup plus complexes et dynamiques que cette vision simplifiée ne le laisse penser. Nous n’entrerons pas dans le détail du débat sur le relativisme culturel, qui a généré une littérature extrêmement abondante et complexe2. Plutôt que de revenir sur des thèmes traités à profusion par de nombreux auteurs, nous concentrerons notre attention sur les éléments théoriques et factuels qui démontrent qu’un dépassement de la dichotomie entre droits de l’homme et culture est non seulement possible mais nécessaire. On commencera par évoquer brièvement l’évolution de la théorie anthropologique et les transformations du système mondial qui ont marqué l’époque contemporaine. L’étude de ce double phénomène conduit à porter un nouveau regard sur les rapports entre « droits » et « cultures » (I). Pour illustrer ces considérations théoriques, on se penchera ensuite sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, afin de mettre en lumière la diversité des formes d’interactions entre droits humains et facteurs culturels qui s’y observent (II). I. Universalisme contre relativisme : un débat en mutationLa réflexion actuelle sur les droits de l’homme reste en grande partie tributaire du cadre conceptuel esquissé plus haut, les auteurs se situant en faveur de l’un ou de l’autre pôle de l’alternative : universalisme ou relativisme. Pourtant, des voix de plus en plus nombreuses, issues principalement de l’anthropologie juridique et du droit comparé, contestent les postulats sous-jacents à cette représentation classique des rapports entre droits et différences culturelles. Ces critiques dénoncent avant tout le caractère essentialiste et a-historique de la conception des droits et de la culture qui domine cette doctrine3. Celle-ci appréhende généralement les cultures comme des touts homogènes, harmonieux, consensuels et essentiellement stables. Sans doute, cette conception correspond à la notion de culture telle qu’elle a été théorisée par l’anthropologie à ses débuts4. Mais depuis lors, la théorie anthropologique s’est sensiblement éloignée de cette définition et tend désormais à concevoir les cultures comme « historically produced, globally interconnected, internally contested, and marked with ambiguous boundaries of identity and practice. »5 Récemment, la réflexion anthropologique en est même venue à s’interroger sur la pertinence de la notion de « culture » en tant que concept scientifique essentiel de la discipline6. D’un autre côté, les éléments constitutifs de la « culture », tels que l’identité, le rapport à l’autre, les structures normatives, etc., ont été profondément transformés de l’extérieur par l’ensemble des phénomènes sociaux, économiques et politiques englobés sous le terme de mondialisation7. Paradoxalement, alors qu’elle a été progressivement désavouée par la théorie anthropologique, l’idée de « culture » conçue comme une vision du monde globale, close et uniforme, a resurgi dans d’autres contextes. Elle est devenue un élément-clé de la rhétorique développée en faveur des revendications des peuples « exotiques », ceux-là mêmes dont l’étude avait conduit les anthropologues à abandonner progressivement cette conception de la culture – une ironie de plus de la (post-)modernité8. Ce recyclage de la vieille notion de Kultur ne s’est toutefois pas limité aux projets émancipateurs, fondés sur les droits humains, des groupes autochtones ou minoritaires. Nombre de gouvernements s’en sont également saisis ; se posant en garants de la « culture nationale », ils en ont usé et abusé pour légitimer la répression des dissidences internes et justifier la violation des droits fondamentaux. Le débat sur les « valeurs asiatiques » fournit sans doute l’exemple le plus significatif de cette attitude9. On a pu observer par ailleurs, au sein des mouvements en faveur des droits humains, une légère tendance à mettre en avant la « culture » plutôt que les conditions économiques, sociales ou politiques, pour expliquer les violations des droits de l’homme. Or, s’il est crucial d’accorder une plus grande attention aux phénomènes culturels afin de surmonter le réductionnisme économique ou politique qui a caractérisé la période antérieure, le recours à la vieille conception réifiée de la « culture » risque de conduire à un piège analogue, celui du réductionnisme culturel10. Les processus à l’origine de la transformation de la notion de culture ont également eu un impact décisif sur le concept de « droits ». Le débat sur l’universalité des droits humains a été largement dominé par la question de savoir si les valeurs et la vision du monde sous-jacentes aux droits humains pouvaient ou non transcender les barrières culturelles. Or, cette interrogation est aujourd’hui dépassée : le discours des droits humains est, de fait, mondialisé. Indépendamment du caractère vrai ou postulé des fondements moraux de ce concept, de sa contingence historique, des significations concrètes qu’il reçoit dans différents contextes socioculturels, le langage des droits de l’homme est devenu, selon l’expression de Richard Rorty, « un fait du monde » (a fact of the world)11. Mais ce fait global n’a pas de sens par lui-même, il n’acquiert de signification qu’à travers les utilisations qui en sont faites dans des contextes culturels locaux. Le concept de « droit humain » peut être décrit comme un « signifiant vide »12, constamment, mais toujours provisoirement, empli de signifiés locaux. Cette approche se distingue d’un certain relativisme culturel, selon lequel ce n’est qu’en fonction de la culture considérée, conçue de façon rigide et essentialiste, que l’on pourrait dire s’il existe des droits humains et lesquels. Les significations dont sont pourvus les droits humains doivent, au contraire, être pensés comme le résultat d’une interaction complexe entre discours globaux et locaux, qui n’est contrôlée par aucune volonté, ne poursuit aucun objectif, mais constitue un processus autonome, alimenté par une multitude d’apports différents. Les interactions entre les niveaux institutionnels, les forums discursifs informels et les pratiques provisoirement cristallisées mais toujours susceptibles de remise en cause, redéfinissent en permanence les configurations culturelles locales, tout en rejaillissant sur le système global des droits humains, le contraignant à s’adapter et à assimiler une diversité croissante de revendications13. Le global et le local s’enchevêtrent ainsi dans une spirale de rétroactions mutuelles14. Dans cette optique, les droits de l’homme se présentent non plus comme le reflet figé des traits supposés essentiels de l’être humain, mais comme un processus auto-reproductif, au cours duquel ils sont constamment interprétés et réinterprétés, contestés et transformés par une myriade d’acteurs évoluant dans des contextes multiples15. Dès lors qu’on redéfinit la culture comme un réseau fluide et multiforme de significations, et les droits humains comme un kaléidoscope de données hybrides, à la fois locales et globales, en perpétuelle rotation16, on aperçoit la possibilité d’un dépassement de la dichotomie supposée entre ces deux termes. En effet, la tension entre ceux-ci n’apparaît plus comme un conflit irréductible exigeant une solution tranchée en faveur de l’un ou de l’autre, mais comme un élément inhérent au discours des droits humains17. Dans les pages qui suivent, nous proposons d’illustrer ces considérations par l’analyse d’un ensemble d’affaires puisées dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Mise en place en 1959 dans le cadre du Conseil de l’Europe, en application de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (1950), la Cour est, parmi les juridictions internationales, celle qui a la plus longue expérience en matière d’application des droits humains. Elle connaît des recours introduits non seulement par les Etats parties, mais également par des individus (particuliers, groupes de particuliers ou organisations non gouvernementales) qui se déclarent victimes d’une violation d’un droit protégé par la Convention imputable à un Etat membre18. En pratique, la grande majorité des recours sont de ce second type. La Cour peut dès lors être appréhendée comme l’un des espaces institutionnels où s’observent les interactions entre un niveau « global » - les droits garantis sur le plan international par le système de la Convention – et les niveaux « locaux » représentés par les contextes nationaux et infra-nationaux. L’examen de cette jurisprudence montre par ailleurs que la question de l’incidence des différences culturelles sur l’application des droits humains ne se pose pas seulement lorsqu’on oppose les pays du « Sud » aux pays du « Nord » ou l’Occident au reste du monde, mais se présente également dans le contexte européen, considéré comme le berceau historique du concept de droits. II. La Cour européenne des droits de l’homme face à la diversité culturelle La Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne contient aucune référence à la notion de « diversité culturelle »19. Les Etats signataires insistent plutôt sur les similarités qui les unissent, proclamant dans le Préambule, qu’ils sont « animés d’un même esprit » et possèdent « un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit »20. Cette communauté de valeurs et d’idéaux est mise en avant pour justifier la décision d’instituer un système commun de garantie des droits de l’homme. D’un autre côté, ce même préambule proclame que « la sauvegarde et le développement des droits de l’homme » est l’un des moyens d’atteindre le but du Conseil de l’Europe, à savoir la réalisation d’une « union plus étroite entre ses membres »21. La Convention oscille ainsi entre l’idée d’une unité préexistante, précondition du système, et celle d’une union à construire. Entre ces deux horizons, une incertitude demeure : quel peut être l’impact des différences culturelles actuelles, entre les Etats ou au sein des Etats, sur la mise en œuvre des droits ? On peut supposer que dans l’esprit des « pères fondateurs » de la Convention, cette question n’avait pas lieu de se poser : il est permis de penser qu’à leurs yeux, les considérations culturelles n’avaient pas leur place dans le champ des droits humains. La Convention ne contient d’ailleurs pas davantage de disposition garantissant aux membres des minorités ethniques ou nationales, religieuses ou linguistiques le droit de préserver leurs particularités culturelles22. En pratique pourtant, la Cour a été, dès ses débuts, confrontée au problème des variations de traditions, de sensibilités ou de mentalités d’un Etat à l’autre mais aussi entre diverses composantes de la population au sein d’un même Etat23. Dans plusieurs affaires, on voit en effet l’une des parties à l’instance demander à la Cour de tenir compte, dans l’application de la Convention aux faits de l’espèce, de certaines spécificités culturelles : tantôt l’Etat mis en cause se prévaut des particularités de la société qu’il représentait pour justifier une mesure contestée, tantôt un requérant soutient que des entraves subies dans la pratique de sa langue, de sa religion ou de ses traditions constituent une violation d’un droit garanti. Or, contrairement à ce que le texte de la Convention pouvait laisser à penser, la Cour n’a pas systématiquement écarté ce type d’arguments. Dans de nombreux cas, elle a admis que, compte tenu des circonstances, les caractéristiques culturelles propres à l’Etat, à la région ou à une communauté constituaient un élément pertinent à prendre en considération pour apprécier l’existence d’une violation de la Convention24. Un examen attentif de la jurisprudence permet de constater que l’influence des éléments culturels sur les arrêts de la Cour s’exerce principalement sous trois formes différentes. Tout d’abord, le constat du caractère « culturellement sensible » d’une affaire amène souvent la Cour à reconnaître aux Etats une large marge nationale d’appréciation. De cette manière, les circonstances d’ordre culturel affectent l’intensité du contrôle de la Cour. (1). Ensuite, lorsqu’elle contrôle la proportionnalité d’une mesure limitative d’un droit ou d’une liberté, les circonstances culturelles peuvent influencer le poids relatif attribué aux divers impératifs pris en compte dans le processus de pondération des intérêts (2). Enfin, les facteurs culturels peuvent avoir une incidence sur l’interprétation de certains termes utilisés dans la Convention et dotés d’une dimension socioculturelle manifeste, tels que « famille »25 ou « mariage »26. Lorsqu’elle interprète ces termes, la Cour prend parfois explicitement en considération les caractéristiques culturelles de la société dans laquelle les faits ont eu lieu ou, plus rarement, de la communauté à laquelle appartient le requérant (3). C’est à l’étude du fonctionnement de ces différents mécanismes que nous allons consacrer les pages qui suivent. Il importe de préciser que cet examen a une visée purement analytique et non normative : notre objectif n’est pas d’évaluer le bien-fondé des solutions adoptées par la Cour, mais d’analyser la manière dont les facteurs culturels interagissent avec le concept de droits dans cette jurisprudence. |
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